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HARVARD COLLEGE LIBRARY

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OEUVRES

COMPLETES

DE M" DE GRAFIGNY.

; ^I ikI.H£JliE DE DIDOT LE JEUNE,

«.^UA.«.A Dft LA FACCLTÉ Ml MiDBCIHC 9

M^ bft> «AC09S-S0SB(UiBS.

DE L'IMPRIMERIE DE DIDOT LE JEUNE,

IMPRIMEUR DB LA FACULTE DB MioECIHC 9

mUI DK8 MAÇOHS-SOMOHSB.

OEUVRES

COMPLÈTES

DE isr DE grUigny. ~

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NOCVÊLLE ÉDITION,

OMÙ DK amr ciavcbu bi dc pokuut de l'iduub.

CHEZ BRIAND, LIBRAIRE,

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NOTICE

SUR MADAME DE GRAFIGNY,

Mabahb db Grafight était née en Lorraine , et est morte à Paris le la décembre 1768 ; dans la soixante- quatrième année de son âge. Elle se nommait Françoise d'HappoDcourt. Elle était fille unique de François Henri d'iftsembourg , seigneur d'Happoncourt^ de Greux , et antres lieux/ lieutenant des chevau- légers, major des gardes de son altesse royale Léopold i** » duc de Lor- raine , et gouyemeur de Boulay et de la Sarre. Sa mère se nommait Marguerite de Seaureau » fille d'Antoine de Seaureau , baron de Houdemont et de Yaudœuvre , pre- mier maltre-d'hôtel du méine duc Léopold. Le père de madame de Grafigny, sorti de Tancienne et illustre maison d'Issembourg en Allemagne , servit en France dans sa jeunesse. 11 fut aide-de-camp du maréchal de Bouflers au siège de Namur. Loub xit , content de ses senrices , le reconnut gentilhomme en France , comme il Tétait en Allemagne , et confirma tous ses titres. Il s'attacha depuis à la cour de Lorraine.

Sa fiUe fut mariée à M. François Huguet de Grafigny » exempt des gardes-du-corps et chambellan du duc de Lorraine. Elle eut, beaucoup il souffrir de son mari.

1

9 NOTICE

Après bien des années d'une patience héroïque , elle en fut sépai*ée juridiquement. Elle en avait eu quelques en- fans , morts en bas âge aVadt leuir père.

Madame de Grafigny était née sérieuse, et sa conver- sation n'annonçait pas tout l'esprit qu'elle avait reçu de la nature. Un jugement solide, un cœur sensible et bienfaisant , un commerce doux , égal et sûr , lui avaient fait des amis long- temps avant qu'elle pensât à se faire d6s lecteur^.

Mademoiselle de Guise , venant à Paris épouser M. le duc deRichelfêu , amena aVec elle khadame de Grafigny ; peut-être, sans cette circonstance, n'y serait-elle jamais venue ; dti ifaoibs l'état de sa fortune ne lui permettait guère d'y songer; et d'ailleurs elle ne prévoyait pas plus que lés autres la réputation qui l'attendait dans cettl9 tàpitàle. Plusieurs gens d'esprit , réunis dans une société elle avait été admise , la forcèrent de fournir quelque chose pour Becueil de ces Messieurs, vo- lume in-19, qui parut en 4^74S- Le morceau qu'elle donna est le plus considérable du recueil ; il est intitulé : Nouvelle espagnole; le tnauvats exemple produit au- tant de vertus que de vices. Le titre même , comme on voit, est une maxime , et tout le roman en est rem- pli. Cette bagatelle ne fut pas goûtée par quelques-uns des associés. Madame de Grafigny fut piquée des plai- santeries de ces messieurs sur sa Nouvelle espagnole; et , sans rien dire à la société , elle composa les Lettres d'une Péruvienne , qui eurent le plus grand succès. Pm de temps après elle donna au Théâtre-Français ,

SVB MAD. DX GRAPIGNT. 0

aTec des applaudissemeos qui ne se sont point démentis , Cénie, en cinq actes, en prose : c'est une des meil-

4

leares pièces que nous ajrons dans le genre attendrissant.

La Fille d'Aristide, autre comédie en prose, n'eut point à la représentation le mêmç succès que Ccnie; elle a paru imprimée après la mort de madame de Gra- figny. On dit que l'auteur , le jour même de sa mort , en arait corrigé la dernière épreuve. On assure aussi que le peu d& succès de cette pièce au théâtre n'a pas peu contribué à la maladie dont elle est morte. Madame de Grafigny avait cet amour-propre louable , père de tous les lalens; une critique, une épigramme lui cau- sait un véritable cbagrin , et elle l'avouait de bonne foi.

Outre ces deux drames imprimés > madame de Gra* figny a laissé un petit acte de féerie intitulé Azor , qui a été )oué chez elle , et qu'on la détourna de donner aox comédiens. Elle a de plus composé trois ou quatre pièces en un acte , qui dht été représentées h Vienne par les enfans de l'empereur ; ce sont des sujets simples et moraux , à la portée de l'auguste jeunesse qu'elle vou- lait instruire.

Leurs majestés l'empereur et l'impératrice reine de Hongrie et de Bohème l'honoraient d'une estime par- ticulière, et lui faisaient souvent des présens * , ainsi que leurs altesses royales le prince Charles et la prin- cesse Charlotte de Lorraine , avec lesquels elle avait la même distinction d'être en commerce de lettres. Elle

* LVmpert* ur ( François i" ) a donné nne pension considérable à M»* de Gra6gny. Jnnie Liiiérair» , 1 756 , tome premier , page i ta .

4 NOTICE SUR MAD. DE GRAFIGNY.

a légaé ses livres à feu M. Guymond de La Touche ; auteur de ia moderne tragédie à^IphigénU en Tauridc

f m

et de VEpitre à r Amitié, li n'a joui qu'un an de ce don , étant mort lui-même au mois de février de cette année 1 760. Elle a laissé tous ses papiers à un homme de lettres , son ami depuis trente années , avec la liberté d'en disposer comme il le jugerait à propos.

On peut juger de l'esprit de madame de Grafigny par ses ouvrages; ils sont entre les mains de tout le monde : on peut juger de son âme par ses amis ; elle n'en a eu que d'estimables : leurs regrets font son éloge. Le fond de son caractère était une sensibilité et une bonté de cœur sans exemple. Elle faisait tout le bien qu'elle pouvait faire. On ne sait presque aucune parti- cularité de sa vie , parce qu'elle était simple et modeste , et ne parlait jamais d'elle : seulement on sait que sa vie n'a été qu'un tissu de malheurs ; et c'est dans ces malheurs qu'elle aura puisé en partie cette douce et su- blime philosophie du cœur qui caractérise ses ouvrages et les fera passer à la postérité.

3lfll«tOHeHOMe<t03KXt03KXIO«(»fOiieHm(

AVERTISSEMENT.

Oi la vérité qui s'écarte du yraisemblable perd ordinairement son crédit aux yeux de la raison, ce n est pas sans retour ; mais , pour peu qu'elle contrarie le préjugé , rarement elle trouve grâce devant son tribunal.

Que ne doit donc pas craindre l'éditeur de cet ouvrage en présentant au public les lettres d'une jeune Péruvienne, dont le style et les pensées ont si peu de rapport à l'idée médiocrement avantageuse qu'un injuste préjugé nous a fait prendre de sa nation 1

Enrichis par les précieuses dépouilles du Pé- rou, nous devrions au moins regarder les habi- tans de cette partie du saonde comme un peuple magnifique ; et le sentiment du respect ne s'éloi- gne guère de l'idée de la magnificence. *

Mais , toujours prévenus en notre faveur, nous n'accordons du mérite aux autres nations qu'au- tant que leurs mœurs imitent les nôtres , que leur langue se rapproche de notre idiome. Cont-^ ment peut-on être Persan ^ ?

Nous méprisons les Indietis ; à peiue accor-

b AVERTISSEMENT.

doDS-nous une Ame pensante à ces peuples mal- heureux : cependant leur histoire est entre les n^ains de tout le monde; nous y trouvons partout des monumens de la sagacité de leur esprit et de la solidité de leur philosophie.

Un de nos plus grands poètes ^ a crayonné les mœurs indiennes dans un poème dramatique qui a contribuer à les faire connaître.

Avec tant de lumières répandues sur le carac- tère de ces peuples , il semble qu'on ne devrait pas craindre de voir passer pour une fiction des lettreà originales qui ne font que développer ce que nous connaissons déjà de l'esprit vif et na- turel aux Indiens : mais le préjugé a-t-il des yeux? Rien ne rassure contre son jugement, et Ton se serait bien gardé d'y soumettre cet ou- vrage, si son empire était sans bornes.

Il semble inutile . d'airertir que les premières lettres de Zilia ont été traduites par elle-même : on devinera aisément qu'étant composées dans une langue et tracées d'une manière qui nous sont également inconnues , le recueil n'en serait pas parvenu jusqu'à nous , si la même main ne les eût écrites dans notre langue.

Nous devons cette traduction au loisir de Zilia dans sa retraite , à la complaisance qu'elle eut

« M. de Voltaire , dans /Hrite,

AVEfiTISSEMENT. \ 7

de la communiquer au cheyalier Déterville , et à la permission qu'il obtint de la garder.

On connaîtra facilement aux fautes de gram-> maire et aux négligences du style combien on à été scrupuleux de ne rien dérober à l'esprit d'in- génuité qui règne dans cet ouvrage. On s'est con- tenté de supprimer un grand nombre de figures hors d'usage dans notre style ; on n'en a laissé que ce qu'il en fallait pour faire sentir combien il était nécessaire d'en retirancher.

On a cru aussi pouvoir , sans rien cjianger au fond de la pensée , donner une tournure plus intelligible â de certains traits métaphysiques qui auraient pu paraître obscurs. C'est la seule part que l'on ait â ce singulier ouvrage.

« «

INTRODUCTION HISTORIQUE

AUX LETTRES PÉRUVIENNES.

II. n'est point de peuple dont les connaissances sur son origine et son antiquité soient aussi bornées que celles des Péruviens. Leurs annales renferment à peine This- loire de quatre siècles.

Manco-Capac , selon la tradition de ces peuples j fut leur législateur et leur premier inca. Le Soleil y disait-il , * quMls appelaient leur père , et qu'ils regardaient comme leur dieu , touché de la barbarie dans laquelle ils vivaient depuis long-temps 9 leur envoya du ciel deux de ses en- fans 9 un (ils et une fille, pour leur donner des lois, et les engager, en formant des vUles et en cultivant la terre , à devenir des hommes raisonnables.

C'est donc à Manco-Capac et à sa femme Coya-Mama- Oello-Huaco que les Péruviens doivent les principes, les mœurs et les arts qui en avaient fait un peuple heu- reux , lorsque l'avarice > du sein d'un monde dont ils ne soupçonnaient pas même l'existence, jeta sur leurs terres des tyrans dont la barbarie fit la honte de l'humanité et * crime de leur siècle.

Les circonstances se trouvaient les Féruviens lors de la descente des Espagnols ne pouvaient être plus fa- vorables à ces derniers. On parlait depuis quelque temps d'un ancien oracle qui annonçait qu'après un certain

10 INTRODUCTION

noniùre de rois , il arriverait dans leur pays des hotn- mes eœtravrditiaireSs tels qu'an n'en avait jamais vu, qui envahiraient leur royaunu et détruiraient (eur religion.

Quoique rastroDomie fût une des principales connais- sances des Pénivîeos , ûs s'effrayaieat des prodiges ainsi que bien d'autres peuples» Trois cercles qu'on avait aperçus autour de la lune , et surtout quelques comètes, avaient répandu la terreur parmi .eux ; une aigle pour- suivie par d'autres oiseaux , la mer sortie de ses bornes , tout enfin rendait Toracle aussi infaillible que funeste.

Le fils aîné du septième des incas, dont le nom an- nonçait (fens la langue péruvienne la fatalité de son époque * , avait vu autrefois une figure fort différente de celle des Péruviens* Une barbe longue, une robe qui couvrait le spectre jusqu'aux pieds ^ un animal inconnu qu'U menait en lesse; tout cela avait effrayé le jeune prince , à qui le fantôme avait dit qu'il était fils du So- leil f frère de Manco-Capac , et qu'il s'appelait Yiraco- cha. Cette fable ridicule s'était malbeureusement con- servée parmi les Péruviens , et dès qu'ils virent les Espagnols avec de grandes barbes, les jambes couvertes, et montés sur des â^^Looaux dont ils n'avaient jamais connu l'espèce , ils crurent voir en eux les fils de ce Viracocba qui s'était dit fils du SoleU ; et c'est de que l'usurpateur se fit donner par les ambassadeurs .qu'U leur envoya le titre de descendant du dieu qu'ils ado- raient.

Tout fléchit devant eux : le peuple est partout le

* U s'appelait Vmêmarhuoeme, ce qui signifiait Iktérale ment /^Mir«-

HISTORIQUE. Il

même. Les Espagnols forent reconnus presque généra- leoM'nt pour des dieux , dont on ne parvint point à cal- mer les fureurs par les dons les plus consid arables et par les hommages les plus hnmOians.

Les Pémviens, s'étant aperçus que les chevaax des Es- pagnols mâchaient leurs freins, s'nnaginërent que ces monstres domptés , qui partageaient leur respect , et peut-être leur culte, se nourrissaient de métaux; ils allaient leur chercher tout Tor et Targcnt qu'ils ^possé- datent, et les entouraient chaque jour de ces ofl^andes. On se borne à ce trait po«r peindre la crédulité des ha- bitans du Pérou, et la facilité que trouvèrent les Espa- gnols à les séduire.

Quelque hommage que les Péruviens eussent rendu à leurs tyrans , ils avaient trop laissé voir jours immenses richesses pour obtenir des ménagemens de leur part.

Un peuple entier , soumis et demabdant grâce , fut passé au fil de Tépée. Tous les droits de Thumanité violés laissèrent les Espagnols les mattt'es absolus des trésors d^une des plus belles parties du monde. Méchaniqtus vieiairei ! s'écrie Montagne * en se rappelant le vil objet de œs oooquétes : jamnaiê t'améition , ajoute-t^il , jo- Wèoii ie$ inimiHéê jmMiqueB ne paussètent ies hommes 4es uns contre ies autres à si k&rriMes hostUités ou eaiamUée si miséraMes.

C'est ainsi que les Péruviens furent les tristes victimes d'un peuple avare qui ne leur témoigna d'abord que de la bonne foi , et même de l'amitié. L'ignorance de nos vices et la naïveté de leurs mœurs les jetèrent dans les bras de4eurs lâches ennemis. En vain des espaces in'finis

' Tome V, chap. ti, des ÇooKet,

12 INTRODUCTiaN

avaient séparé les villes du Soleil de notre monde , elles en devinrent la proie et le domaine le plus précieux.

Quel spectacle pour les Espagnols que les jardins du temple du Soleil , oh les arbres » les fruits et les fleurs

«

étaient d'or, travaillés avec un art inconnu en Europe I Les murs du temple revêtus du même métal , un nom- bre infini de statues couvertes de pierres précieuses 9 et quantité d'autres richesses inconnues jusqu'alors ébloui- rent les conquérans de ce peuple infortuné. En donnant un libre cours à leurs cruautés , ils oublièrent que les Péruviens étaient des hommes.

Une analyse aussi courte des mœurs de ces peuples malheureux que celle qu'on vient de faire de leurs infor- tunes terminera l'introduction qu'on a crue nécessaire aux lettres qui vont suivre.

Ces peuplea étaient en général francs et humains; l'attachement qu'ils avaient pour leur religion les ren- dait observateurs rigides des lois, qu'ils regardaient comme l'ouvrage de Manco-Capac , fils du Soleil, qu'ils adoraient.

Quoique cet astre fût le seul dieu auquel ils eussent érigé des temples, ils reconnaissaient au-dessus de }ui un dieu créateur qu'ils appelaient PacKacamac; c'était pour eux le grand furni. Le mot de Pachacamac ne se prononçait que rarement , et avec des signes de l'ad- miration la plus grande. Ils avaient aussi beaucoup de vénération pour la lune, qu'ils traitaient de femme et de sœur du SoleiL ils la regardaient comme la mère de

toutes choses; mais ils croyaient, comme tous les In- diens , qu'elle causerait la destruction du monde en se

^ laissant tomber sur la terre , qu'elle anéantirait par sa

HISTORIQCB. l5

chnte. Le tonnerre, qu'ils appelaient Yaipor, les éclairs et la foudre passaient parmi eux pour les ministres de la joàtice du Soleil; et cette idée ne contribua pas peu au saint respect que leur inspirèrent les premiers Espa- gnols , dont ils prirent les armes à feu pour des instru* meus du tonnerre.

L'opinion de Tiounortalité de Pâme était établie chez les Péruviens; ils croyaient, comme la plus grande partie des Indiens, que Tâme allait dans des lieux inconnus pour y être récompensée ou punie selon son mérite.

L*or, et tout ce qu'ils avaient de plus précieux, com- posaient les oITrandes qu'ils faisaient au Soleil. Le Raytni était la principale fête de ce dieu , auquel on présentait dans une coupe du mays, espèce de liqueur forte que les Péruviens savaient extraire d'une de leurs plantes, et dont ils buvaient jusqu'à l'ivresse après les sacrifices.

Il y avait cent porte&dansle temple superbe du Soleil. L'inca régnant, qu'on appelait le Capa^Inca , avait seul le droit de les faire ouvrir ; c'était à lui seul aussi qu'appartenait le droit de pénétrer dans l'intérieur de ce temple.

Les vierges consacrées au Soleil y étaient élevées près- qu*en naissant, et y gardaient une perpétuelle virginité, sous la conduite de leurs marnas , ou gouvernantes , à moins que les lois ne les destinassent à épouser des in- cas , qui devaient toujours s'unir à leurs sœurs , ou , à leur défaut , à la première princesse du éang qui était vierge du Soleil. Une des principales occupations de ces vierges était de travailler aux diadèmes des incas, dont une espèce de frange faisait toute la richesse.

Le temple était orné des différentes idoles des peu-

l4 INTRODUCTION

pies qu*avaicnt soumis les incas , après leur avoir fait accepter le culte du Soleil. La richesse des métaux et des pierres précieuses dont il était embelli le rendait d^une magnificence et d'un éclat dignes du dieu qu'on y servait.

L'obéissance et le respect des Péruviens pour leurs rois étaient fondés sur l'opinion qu'ils avaient que le Soleil était le père de ces rois; mais l'attachement et l'amour qu*ils avaient pour eux étaient le fruit de leurs propres vertus et de l'équité des incas.

On élevait la jeunesse avec tous les soins qu'exigeait l'heureuse simplicité de leur morale. La subordination n'effrayait point les esprits y parce qu'on en montrait la nécessité de très-bonne heure, et que la tyrannie et Tor- gueil n'y avaient aucune part. La modestie et les égards mutuels étaient les premiers fondemens de l'éducation des enfans. Attentifs à corriger leurs premiers défauts > ceux qui étaient chargés de les instruire arrêtaient les progrès d'une passion naissante * , ou les faisaient tour- ner au bien de la société. Il est des vertus qui en sup- posent beaucoup d'autres. Pour donner une idée de celles des Péruviens y il suffît de dire qu'avant la des- cente des Espagnols » il passait pour constant qu'un Pé- ruvien n'avait jamais menti.

Les a/mautas, philosophes de cette nation, ensei- gnaient à la jeunesse les découvertes qu'on avait faites dans les sciences. La nation était encore dans l'enfance à cet égard ; mais eUe était dans la force de son bonheur.

Les Péruviens avaient moins de lumières, moins de

« Vinfût les cérémonies et coutumes religieuses , DisserUilicnt svr i€9 ftupiei de l'Amérique y chap. i5.

HISTORIQUE. \J

eonnaûsaiices , nkoîns d'arts qne nous ; et cependant ils

en a?aieiit assez pour ne manquer d'aucune chose né- cessaire. Les é/uapas ou les guipas* leur tenaient lieu de notre art décrire. Des cordons de coton ou de boyau , auxquels d'autres cordons de différentes couleurs étaient attachés 9 leur rappelaient , par des nœuds placés de dis- tance en distance, les choses dont ils voulaiehl se res- scnlvenir. Ils ieiir servaient d'annales 9 de codes 9 de rituels 9 etc. Ils avaient des officiers publics , appelés fuêpocamntos ^ à la garde desquels les quipos étaient confiés. Les finances, les comptes, les tributs, toutes les affaires, toutes les combinaisons étaient aussi aisé- ment traités avec les quipos qu'ils auraient pu l'être par Pusage de l'écriture.

Le nage législateur du Pérou, Maneo-Capac , avait rendu sacrée la culture des terres ; elle s'y faisait en com- mun , et les fours de ce travail étaient des jours de ré- jouissance. Des canaux d'une étendue prodigieuse dis- tribuaient partout la fraîcheur et la fertilité : mais ce, qui peut à peine se concevoir , c'est que , sans aucun instrument de fer ni d'acier, et à force de bras seulement , les Péruviens avaient pu i*enverser des rochers , percer les montagnes les plus hautes pour conduire leurs su- perbes aqueducs, ou les routes qu'ils pratiquaient dans tout leur pays.

On savait au Pérou autant de géométrie qu'il en fal- lait pour la mesure et le partage des terres. La médecine j était une science ignorée , quoiqu'on y eût l'usage de quelques secrets pour certains accidens particuliers.

' Les ff*iffin du Pérou éuieot auisi en usage parmi pliiiieurs peu- ples d« l'Amérique méridionale.

l6 INTRODUCTION HISTORIQUE.

Garcilasso dit qu'ils avaient une sorte de musique ,, et même quelque genre de poésie. Leurs poètes, qu'ils appelaient hasavec , composaient des espèces de tragé- dies et deà comédies , que les fils des cacûfues * ou des curacas ^ représentaient pendant les fêtes devant les incas et toute la cour.

La morale ef la science des lois utiles au bien de la société étaient donc les seules choses que les Péruviens eussent apprises avec quelque succès. H faut avouer, dit un historien ^ , qu'ils ont fait de si grandu choses et établi une si bonne police, qu'il se trouvera peu de nations qui puissent se vanter de Vckvoir emporté sur eux en c^ point,

* Caciques, espèce de gouverneurs de provioce.

^ Souverains d'une petite contrée. Ils ne se présentaient jamais devant les incas et les reines sans leur oflrir un tribut des curiosités que produisait la province ils commandaient.

^ Puffendorff, Introduction, à VHisUnte.-

LETTRES

D'UNE PÉRUVIENNE.

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LETTRE PREMIÈRE.

Les Espagnols entrent avec violence dans le temph^ du Soleil , en arrachfnl Zilia, qui conserve heureusement ses quifOi^ avec les- quels elle exprime ses infortunes et sa tendiesse pour Am.

AzA ! mon cher Aza ! les cris âe ta tendre Zîlia , tels qu'une Tapeur du matin , s'exhalent , et sont dissipés avant d'arriver jusqu'à toi; eQ vain je t'appelle à mon secours , en vain j'attends que tu viennes briser les chaînes de mon esclavage : hélas ! peut-être les malheurs que j'ignore sont- ils les plus affreux ! peut-être tes maux surpas- sent-ils les miens !

La ville du Soleil , livrée à la fureur d'une na- tion barbare , devrait faire couler mes larmes ; et ma douleur, mes craintes , mon désespoir jie sont que pour toi.

Qu'as-tu fait dans ce tumulte affreux , chère âme de ma vie ? Ton courage t'a-t-il été funeste ou inutile? Cruelle alternative! mortelle inquié-

l8 LETTRES

tude ! 0 mon cher Aza ï que tes jours soient sau- vés , et que je succombe , s'il le faut , sous les maux qui m'aceablent !

Depuis le moment terrible ( qui aurait être arraché de la chaîne du temps et replongé dans les idées éternelles ) , depuis le moment d'horreur ces sauvages impies m'ont enlevée au culte du Soleil , à moi-même , à ton amour , retenue dans une étroite captivité , privée de toute communi- cation avec nos citoyens , ignorant la langue de ces hommes fépoces dont je porte les fers, je n'é- prouve que les effets du malheur sans pouvoir en découvrir la cause. Plongée dans un abime d'ob- scurité , mes jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes.

Loin J 'être touchés de mes plaintes , mes ravis- seurs ne le sont pas même de mes larmes ; sourds à mon langage » ils n'entendent pas mieux les cris de mon désespoir.

Quel est le peuple assez féroce pour n'être point ému aux signes de la douleur ? Quel'désert aride a vu naître des humains insensibles à la voix de la nature gémissante ? Les barbares ! maîtres du yalpor , fiers de la puissance d'exterminer , la cruauté est le seul guide de leurs actions. Aza , comment échapperas-tu à leur fureur ? es-tu )

* Nom dn UMUicrre.

D'UNE PÉRUVIENNE. ^ 19

que fais-tu ? Si ma vie t'est chère , instruis-moi de ta destinée.

Hélas ! que la mienne est changée ! Gomment se peut-il que des jours si semblables entre eux aient par rapport à nous de si funestes différen- ces ? Le temps s'écoule , les ténèbres succèdent à la lumière, aucun dérangement ne s'aperçoit dans la nature ; et moi , du suprême bonheur je suis tombée dans l'horreur du désespoir, sans qu'au- cun intervalle m'ait préparée à cet affreux passage.

Tu le sais, 6 délices de mon cœor! ce jour horrible , ee jour à jamais épouvantable devait éclairer le triomphe cle notre union. A peine com- mençait-il à paraître, qu'impatiente d'exécuter un projet que ma tendresse m'avait inspiré pen-^ dant la nuit , je courus à mes quipos ' , et , profi- tant du silence qui régnait encore dans le temple, je me hâtai de les nouer , dans l'espérance qu'avec leur secours je rendrais immortelle l'histoire de notre amour et de notre bonheur.

A mesure que je travaillais , l'entreprise me pa^ raissait moins difficile ; de moment en moment cet amas innombrable de cordons devenait sous

'Un grand nombre de petits cordons de différentes couleurs dont les Indiens se serraient , au défaut de l'écriture , pour faire le paie- ment des troupes et le dénombrement du peuple. Quelques auteurs ' prétendent qu'ils s'en servaient aussi pour transmettre à la postérité les actions mémorables de leurs incas.

:I0 LETTRES

mes doigts une peinture fidèle de nos actions et de nos sentimens , comme il était autrefois l'in- terprète de nos pensées pendant les longs inter- valles que nous passions sans nous voir.

Tout entière à nion occupation , j'oubliais le temps , lorsqu'un bruit confus réveilla mes esprits «t fit tressaillir mon cœur.

Je crus que le moment heureux était arrivé , et que les cent portes ^ s'ouvraient pour laisser un libre passage au soleil de mes jours ; je cachai précipitamment mes quipos sous un pan de ma robe , et je courus au-devant de tes pas.

Mais quel horrible spectacle s'offrit à mes yeux! jamais son souvenir affreux ne s'effacera de ma mémoire.

Les pavés du temple ensanglantés , l'image du^ Soleil foulée aux pieds , des soldats furieux pour- suivant nos vielles éperdues et massacrant tout ce qui s'opposait à leur passage ; nos marnas ^ expirantes sous leurs coups , et dont les habits brûlaient encore du feu de leur tonnerre ; les gé- missemens de l'épouvante , les cris de lia fureur répandant de toutes parts lliorreur et l'effroi, m'ôtèrent jusqu'au sentiment.

' Dans le temple du Soleil il y avait cent portei ; Tinca aeul avait le pouvoir de les faire ouvrir.

^ Espèca de gouveniantct des viei*gts du Soleil.

D'UNE PÉRUTIENNE. 21

Revenue à moi-même , je me trouvai , par un mouvement naturel et presque involontaire , ran- gée derrière Tautel , que je tenais embrassé. , immobile de saisissement, je voyais passer ces barbares ; la crainte d'être aperçue arrêtait jus- qu'à ma respiration.

Cependant je remarquais qu'ils ralentissaient les effets de leur cruauté à la vue des ornemens précieux répandus dans le temple ; qu'ils se sai- sissaient de ceux dont l'éclat les frappait davan- tage , et qu'ils arrachaient jusqu'aux lames d'or dont les murs étaient revêtus.. Je jugeai que le larcin était le motif de leur barbarie , et que , ne m'y opposant point , je pourrais échapper à leurs coups. Je formai le dessein de sortir du temple , de me faire conduire à ton palais , de demander au capa-inca ' du secours, et un asile pour mes compagnes et pour moi ; mais , aux premiers mou- vemens que je fis pour m'éloigner , je me sentis arrêter. 0 mon cher Âza , j'en frémis encore! ces impies osèrent porter leurs mains sacrilèges sur la fille du Soleil.

Arrachée de la demeure sacrée , traînée igno- minieusement hors du temple , j'ai vu pour la première fois le seuil de la porte céleste que je ne devais passer qu'avec les ornemens de la

« Itoan générique des incas régnant.

22 LETTRES

royauté '. Au lieu des fleurs que l'on aurait semées sur mes pas , j'ai vu les chemins couverts de sang et de mourans ; au lieu des honneurs du trône que je devais partager avec toi , esclave de la tyrannie , enfermée dans une obscure prison , la place que j'occupe dans l'univers est bornée à l'étendue de mon être. Une natte baignée de mes pleurs re- çoit mon corps fatigué par les tourmens de mon âme ; mais , cher soutien de ma vie , que tant de maux me seront légers , si j'apprends que tu res- pires !

Au milieu de cet horrible bouleversement, je ne sais par quel heureux hasard j'ai conservé mes quipos. Je les possède , mon cher Aza ! C'est au- jourd'hui le seul trésor de mon cœur, puisqu'il servira d'interprète à ton amour comme au mien ; les mêmes nœuds qui t'apprendront mon existence, en changeant de forme entre tes mains , m'instrui- ront de ton sort. Hélas ! par quelle voie pourrai-je les faire passer jusqu'à toi? par quelle adresse pourront-ils m'être rendus ? Je l'ignore encore ; mais le même sentiment qui nous fit inventer leur usage nous suggérera les moyens de tromper nos tyrans. Quel que soit le chaqui * fidèle qui te por-

Les TÎerges consacrées an Soleil entraient dans le temple presqu'en naissant, et n'en sortaient que le jour de leur mariage.

^ Messager.

tera ce précieux dépôt , je ne cesserai d'entier son bonheur. Il te verra , mon chetr" Aza ! Je donnerais tous les jours que le Soleil me destine pour jouir an seul moment de ta présence. ' Il te verra , mon cher Aza ! Le son de ta voix frappera son âme de respect et de crainte : il porterait dans la mienne la joie et le bonheur. Il te verra certain de ta vie , il la bénira en ta présence , tandis qu'abandonnée à l'incertitude , l'impatience de son retour dessé- chera mon sang dans mes veines. O mon cher Aza ! tous les tourmens des âmes tendres sont ras- semblés dans mon cœur : un moment de ta vue les dissiperait ; je donnerais ma vie pour en jouir.

«

LETTRE IL

Zilia rappelle à An le jour ob il s'est offert 1* pfemlère foU à sa vue » et il lui apprit qu'elle deTÎendrait son épouse.

Que l'arbre de la vertu , mon cher Aza , répande i jamais son ombre sur la famille du pieux ci- toyen qui a reçu sous ma fenêtre le mystérieux tissu de mes pensées , et qui l'a remis dans tes mains ! Que Pachacamac ^ prolonge ses années

•Xe Dieu créateur» plus poissant ijae le Soleil.

21^ LETTRES

en récompense de son adresse à faire passer jus- qu'à moi les plaisir^ divins avec ta réponse !

Les trésors de Tamour me sont ouverts; j'y puise une joie délicieuse dont mon âme s'enivre. En dénouant les secrets de ton cœur, le mien se baigne dans une .mer parfumée. Tu vis , et les chaînes qui devaient nous unir de sont pas rom- pues. Tant de bonheur était l'objet de mes désirs , et non celui de mes espérances.

Dans l'abandon de moi-même , je ne craignais que pour tes jours ; ils sont en sûreté , je ne vois plus le malheur. Tu m'aimes , le plaisir anéanti renaît dans mon cœur. Je goûte avec transport la délicieuse confiance de plaire à ce que j'aime ; mais elle ne me fait point oublier que je te dois' tout ce que tu daignes approuver en moi. Ainsi que la rose tire sa brillante couleur des rayons du Soleil , de même les charmes que tu trouves dans mon esprit et dans mes sentimens ne sont que les bienfaits de ton génie lumineux ; rien n'est à moi que ma tendresse.

Si tu étais un homme ordinaire , je serais restée dans l'ignorance à laquelle mon sexe est condamné; mais ton âme , supérieure aux coutumes , ne les a regardées que comme des abus ; tu en as franchi les barrières pour m'élever jusqu'à toi. Tu n'as pu souffrir qu'un être semblable au tien fût borné à

D'LNE PER13VIENNK. !2D

l'humiliant avantage de donner la vie à ta posté- rité ; tu as voulu que nos divins amautas ^ ornas- sent mon entendement de leurs sublimes con- naissances. Mais, ô lumière de Qia vie! sans le désir de te plaire , aurais -je pu me résoudre à abandonner ma tranquille ignorance pour la pé- nible occupation de l'étude ? Sans le désir de mé- riter ton estime , ta confiance , ton respect , par des vertus qui fortifient l'amour, et que l'amour rend voluptueuses , je ne serais que l'objet de tes veux ; l'absence m'aurait déjà effacée de ton sou- venir.

Hélas ! si tu m'aimes encore , pourquoi suis-je dans l'esclavage? En jetant mes regards sur les murs de ma prison , ma joie disparait , l'horreur me saisit , et mes craintes se renouvellent. On ne t'a point ravi la liberté , tu ne viens pas à mon secours ! tu es instruit de mon sort , il n'est pas changé ! Non , mon cher Aza , ces peuples féroces que tu nommes EspagnoU ne te laissent pas aussi libre que tu crois l'être. Je vois autant de signes d esclavage dans les honneurs qu'ils te rendent que dans la captivité ils me retiennent.

Ta bonté te séduit ; tu crois sincères les pro- ^ messes que ces barbares te font faire par leur in- terprète , parce que tes paroles sont inviolables ;

' Pbilofoplies indiens.

â6 LETTRES

mais moi qui n'entends pas leur langage , moi qu'ils ne trouvent pas digne d'être trompée, je vois leurs actions.

Tes sujets les prennent pour des dieux , ils se rangent de leur parti : A nfioiî cher Aza ! malheur au peuple que la crainte détermine ! Sauve-toi de celte erreur , défie-toi de la fausse bonté de ces étrangers. Abandonne ton empire , puisque Vira- pocha en a prédit la destruction. Achète ta vie et ta liberté au prix de ta puissance , de ta grandeur ^ de tes trésors : il ne te restera que les dons de la nature ; nos jours seront en sûreté.

Riches de la possession de nos cœurs , grands par nos vertus , puissans par notre modération , nous irons dans une cabane jouir du ciel , de \i terre et de notre tendresse. Tu seras plus roi en régnant sur mon âme qu'en doutant de l'affection d'un peuple innombrable : ma soumission à tes volontés te fera jouir sans tyrannie du beau droit de commander. En t'obéissant je ferai retentir ton empire de mes chants d'allégresse ; ton diadème ' sera toujours l'ouvrage de mes mains ; tu ne per- dras de ta royauté que les soins et les fatigues.

Combien de fois , chère âme de ma vie , t'es-tu plaint des devoirs de ton rang ! Combien les cé-

« Le MUdème des incaa était ane espèce de frange : c'était l'oti- vrage des vierges du Soleil.

li'UNE PBRCVIENNB. 27

rémonies dont tes visites étaient accompagnées t'ont- elles fait envier le sort de tes sujets ! Tu n'aurais voulu vivre que pour moi , craindrais-tu à présent de perdre tant de contraintes? Ne suis-je plus cette Zilia que tu aurais préférée à ton em- pire? Non , je ne puis le croire , mon cœur n'est point changé; pourquoi le tien le serait-il?

J'aime , je vois toujours le même Âza qui régna dans mon âme au premier moment de sa vue ; je me rappelle ce jour fortuné ton père , mon souverain seigneur , te fit partager pour la pre- *mière fois le pouvoir , réservé à lui seul, d'entrer dans l'intérieur du temple '^ ; je me représente le s^)ectacle agréable de nos vierges rassemblées , . dont la beauté recevait un nouveau lustre par l'ordre charmant dans lequel*elles étaient rangées , telles que dans un jardin les pfus brillantes fleurs tirent un nouvel éclat de la symétrie de leurs compartimens.

Tu parus au milieu de nous comme un soleil levant dont la tendre lumière prépare la sérénité d'un beau jour*; le feu de tes yeux répandait sur nos joues le coloris de la modestie ; un embarras ingénu tenait nos regards captifs ; une joie bril- lante éclatait dans les tiens; tu n'avais jamais ren-

« Lloci régnant avait mu] le droit d'entrer dans le temple dn Soleil.

^8 LETTRES

contré tant de beautés ensemble. Nous n'avions jamais vu que le capa-inca : l'étonnement et le silence régnaient de toutes parts. Je ne sais quelles étaient les pensées de mes compagnes ; mais de quels sentimens mon cœur ne fut*il point assailli ! Pour la première fois j'éprouvai du trouble, de l'inquiétude , et cependant du plaisir. Confuse des agitations de mon âme, j'allais me dérober à ta vue ; mais tu tournas tes pas vers moi : le respect me retint.

0 mon cher Aza ! le souvenir de ce premier mo- ment de mon bonheur me sera toujours cher. Le son de ta voix , ainsi que le chant mélodieux de nos hymnes , porta dans mes veines le doux fré- missement et le saint respect que nous inspire la présence de la divinité.

Trepfiblante , interdite , la timidité m'avait ravi jusqu'à l'usage de la voix : enhardie enfin par la douceur de tes paroles, j'osai élever mes regards jusqu'à toi ; je rencontrai les tiens. Non, la mort même n'effacera pas de ma mémoire les tendres mouvemens de nos âmes qui se rencontrèrent et se confondirent dans un instant.

Si nous pouvions douter de notre origine , mon cher Aza , ce trait de lumière confondrait notre incertitude. Quel autre que le principe du feu au- rait pu nous transmettre cette vive intelligence des

D*UNE PERUVIENNE. Ug

cœurs, communiquée, répandue, et sentie avec une rapidité inexplicable !

J étais trop ignorante sur les effets de l'amour pour ne pas m'y tromper. L'imagination remplie de la sublime théologie de nos cucipatas^ , je pris le feu qui m'animait pour une agitation divine ; je crus que le Soleil m^ manifestait sa volonté par ton organe , qu'il me choisissait pour son épouse d'é- lite^ : j'en soupirai ^ mais , après ton départ, j'exa- minai mon cœur , et je n'y trouvai que ton image.

Quel changement , mon cher Âza , ta présence avait fait sur moi! tous les objets me parurent nouveaux ; je crus voir mes compagnes pour la première fois. Qu'elles me parurent belles ! je ne pus soutenir leur présence. Retirée à l'écart , je me livrais au trouble de mon âme, lorsqu'une d'entre elles vint me tirer de ma rêverie en me donnant de nouveaux sujets de m'y livrer. Elle m'apprit qu'étant ta plus proche parente, j'étais destinée à être ton épouse dès que mon âge per*- mettrait cette union.

J'ignorais les lois de ton empire ^ ; mais , de-

« Prêtres du Soleil.

^ U y «Tiit une rierge choisie pour le Soleil, qui ne dereit jamais être mariée.

^ Les loiii de« Indiens obligeaient Icsincas d'épouser leurs Hd-unt, et, quand ils n'en avaient point, de prendre pour femme la pre- aaière princesse do sang des incas qui était vierge du Soleil.

30 LETTRES

puis que je t'avais vu , mon cœur était trop éclairé pour ne pas saisir l'idée du bonheur d'être à toi. Cependant , loin d'en connaître toute l'étendue , accoutumée au nom sacré d'épouse du Soleil , je bornais mon espérance à te voir tous les jours , à t'adorer , à t'offrir des yœux comme à lui.

C'est toi , mon cher Âza , c'est toi qui dans la suite comblas mon âme de délices en m'appre- nant que l'auguste rang de ton épouse m'asso^ cierait à ton cœur , à ton trône , à ta gloire , à tes Tertus ; que je jouirais sans cesse de ces entretiens si rares et si courts au gré de nos désirs , de ces entretiens qui ornaient mon esprit des perfections de ton âme , et qui ajoutaient à mon bonheur la délicieuse espérance de faire un jour le tien.

0 mon cher Aza ! combien ton impatience contre mon extrême jeunesse , qui retardait notre union , était flatteuse pour mon cœur ! combien les deux années qui se sont écoulées t'ont paru longues , et cependant que leur durée a été courte ! Hélas ! le moment fortuné était arrivé. Quelle fa- talité l'a rendu si funeste? quel dieu poursuit ainsi l'innocence et la vertu ? ou quelle puissance in- fernale nous a séparés de nous-mêmes ? L'hor- reur me saisit , mon cœur se déchire , mes larmes inondent mon ouvrage. Aza! mon cher Aza !...

D'UNE PÉRUVIENNE. 3l

LETTRE III.

L«fl Espagnols transporteiit pendant la ouït ZUia dans un vaisseau. Prise du vaisseau espagnol par les Français. Suiprise de Zilia k la wc de» Donveaiu ebjet» qoi reaviioaneDt.

C'est toi , chère lumière de mes jours , c'est toi qui me rappelles à la rie. Youdrais-je la conserver, si je n'étais assurée que la mort aurait moissonné d'un seul coup tes jours et les miens ? Je touchais au moment l'étincelle du feu divin dont le Soleil anime notre être allait s'éteindre : la nature laborieuse, se préparait déjà à donner une autre

forme à Ja portion de matière qui lui appartient en moi ; je mourais : tu perdais pour jamais la moitié de toi - même , lorsque poion amour m'a rendu la vie , et je t'en fais un sacrifice. Mais comment pourrais-je t'instruire des choses sur- prenantes qui me sont arrivées? Comment me rappeler des idées déjà confuses au moment je les ai reçues , et que le temps qui s'est écoulé depuis rend encore moins intelligibles ?

A peine , mon cher Âza , avais-je confié à notre fidèle chaqui le dernier tissu de mes pensées , que j'entendis un grand mouvement dans notre ha- bitation : vers le milieu de la nuit, deux de mes

32 LETTRES

ravisseurs vinrent m'enlever de ma sombre re- traite avec autant de violence qu'ils en avaient employé à m'arracher du temple du Soleil.

Je ne sais par quel chemin on me conduisit ; on ne marchait que la nuit , et le jour on s'arrê- tait dans des déserts arides , sans chercher aucune retraite. Bientôt , succombant à la fatigue , on me fit porter par je ne sais c^el hamac ' , dont le mouvement me fatiguait presque autant que si j'eusse marché moi-même. Enfin « arrivés appa- remment où l'on voulait aller , une nuit ces bar- bares me portèrent sur leurs bras dans une maison dont les approches , malgré l'obscurité , me pa- rurent extrêmement difficiles. Je fus placée dans un lieu plus étroit et plus incommM>de que n'avait jamais été ma première prison. Mais , mon cher Aza , pourrais-je te persuader ce que je ne com- prends pas moi-même , si tu n'étais assuré que le mensonge n'a jamais souillé le^ lèvres d'un en- fant du Soleil * ? Cette maison , que j'ai jugée être fort grande , par la quantité de monde qu elle con- tenait ; cette maison , comme suspendue , et ne tenant point à la terre , était dans un balancement continuel.

« Espèce de Ut suspendu , dont les Indiens ont coutuuie de se servir pour se faire porter d'un endroit à l'autre.

* n passait pour constant qu'un Péruvien n'avait jamais menti.

D'VNB PÉRCVlBNNE. 33

n faudrait , ô lumière de mon esprit , que Ti- caitiracocha eût comblé mon âme, comme la tienne , de sa diyine science pour pouvoir com- prendre ce prodige. Toute la connaissance que j'en ai , est que cette demeure n'a pas été construite par un être ami des hommes ; car , quelques mo- mens après que j'y fus entrée , son mouvement continuel , joint à une odeur malfaisante , me causa un mal si violent , que je suis étonnée de n'y avoirpas succombé : ce n'était que le com- mencement de nies peines.

Ub temps assez long s'était écoulé ; je ne souf- frais presque plus , lorsqu'un matin je fus arrachée au sommeil par un bruit plus affreux que celui du yalpor : notre habitation en recevait des ébran- lemens tels que la terre en éprouvera lorsque la lune , en tombant , réduira l'univers en poussière'. Des cris qui se joignirent à ce fracas le rendaient encore plus épouvantable ; mes sens , saisis d'une horreur secrète , ne portaient à mon âme que l'idée de la destruction de la nature entière. Je croyais le péril universel ; je tremblais pour tes jours : ma frayeur s'accrut enfin jusqu'au dernier excès à la vue d'une troupe d'hommes en fureur, le visage et les habits ensanglantés , qui se jetèrent en tu-

' Les Indien! croyaient que la fin du monde arriTerait par la lane , «n m latMcmt tomber tiir la terre.

34 LI^TBES

multe dans ma chambre. Je ae soutins pas cet horrible spectacle ; la force et la connaissance m'abandonnèrent : j'ignore encore la suite de ce terrible événement. Rever^ue à moi-même , je me trouvai dans un lit assez prcf>re 9 entourée de plu- sieurs sauvages qui n'étaient plus les cruels Espa- gnols , rçiais qui ne m'étaient pas moins inconnus.

Peux-tu te représenter ma surprise en me trou- vant dans une demeure ^ouveUe , parmi des hom- mes nouveaux y sans pouvoû; comprendre commjeat ce changement avait pu se faire ? Je refermai promptement les yeux , afm que , plus recueillie en moi-même , je pusse m'assurer si je virais , ou si mon âme n'avait point abandonné pcion' corps ' pour passer dans les régions inconaues ^.

Te l'avouerai-je , chè^e idole de mon cœur ! fa- tiguée d'une vie odieuse , rebutée de souffrir des tourmens de toute espèce , accablée sous le poids de mon horrible destinée , je regardai avec indif- férence la fin de ma vie que je sentais approcher : )e refusai constamment tous les secours que l'on m'offrait ; en peu de jours je touchai au terme fa- tal , et j'y touchai sans regret.

L'épuisement dea forces anéantit le sentiment;

* heê Indieni croyaient qu'après la mort l'âme allait dans des lieux inconnus pour y être récompensée ou punie selon son mé- rite.

D'UNE PÉRUVIENNE. 35"

déjà mon imagination affaiblie ne recevait plus d'images que comme uii léger dessin tracé par une main tremblante ; dé}4 les objets qui m'avaient le plus aHectée n'excitaient en mot que cette sensa- tion vague que nous éprouvons en nous laissant aller à une rêverie indéterminée ; je n'étais presque plus. Cet état , mon cher Aza , n'est pas si fâcheux que Ton croit : de loin il nous eifraie , parce que nous y pensons de toutes nos forces ; quand il est arrivé , affaftiis par les gradations des douleurs qui nous y conduisent , le moment décisif ne pa- rait que celui du repos. Cependant j'éjprouvai que le penchant naturel qui. nous porte duratit la vie à pénétrer dans l'avenir , et même dans celui qui ne sera plus pour nous , semble reprendre de nou- velles forces au moment de la perdre. On cesse vivre pour soi ; on veut savoir comment on vivra dans ce qu'on aime.

Ce fut dans un de ces délires de mon âme que je me crus ^transportée dans l'intérieur de ton pa- lais ; j'y arrivais dans le moment l'on venait de t'apprendre ma mort. Mon imagination me peignit si vivement ce qui devait se passer , que la vérité même n'aurait pas eu plus de pouroir : je te vis , mon cher Aza , pâle , défiguré , privé sentiment y tel qu'un lis desséché par la brû«- lante ardeur du midi. L'amour est-il donc quel-*

36 LETTRES

quefois barbare ? Je jouissais de ta douleur , je l'excitais par de tristes adieux ; je trouvais de la douceur , peut-être du plaisir à répandre sur tes jours le poison des regrets ; et ce même amour qui me rendait féroce déchirait mon cœur par l'horreur de tes peines. Enfin , réveillée comme d'un profond sommeil , pénétrée de ta propre dou- leur , tremblante poor ta vie, je demandai des se* cours , je revis la lumière.

Te reverrai-je , tm , cher arbitre de mon exis- tence? Hélas! qui pourra m'en aesUrer? Je ne sais plus je suis ; peut-être est-ce loin de toi. Mais , dussions-nous être séparés par les espaces intmienees qu'habitent les enfans dii Soleil , le nuage léger de mes pensées volera sans cesse au- tour de toi.

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LETTRE lY,

Abattement et maladie de Zitia ; amour et goiai de DéterYJUe.

QiEL que soit l'amour delà vie , moa cher Ata*, les peines Je diminuent, le désespoir l'éteint. Le mépris que la nature semble faire de notre être en l'abandonnant à la douleur nous révolte d'a- bord ; ensuite l'impossibilité de nous en délivrer

D*l}NE PÉRUYIBNNE. 3'J

DousprouTe une insuffisance si humiliante, qu'elle nous conduit jusqu'au dégoût de nous-mêmes.

Je ne vis plus en moi ni pour moi ; chaque in* stant je respire est un sacrifice ^ue je fais à ton amour , et de jour en jour il devient phis pé- nale. Si le temps apporte quelque soulagement à la violence du mal qui me dévore , il redouble les souffrances de mon esprit. Loin d'ëchiircir mon sort, il semble le rendre encore plus obscur. Tout ce qui m'environne m'est inconnu , tout m'est nouveau , tout intéresse ma curiosité , et rien ne peut la satisfaire. En vain j'emploie mon atten- tion et mes efforts pour entendre ou pour être entendue , l'un et Tautre me sont également im» possibles. Fatiguée de tant de peines inutiles , je crus en tarir la source en dérobant à mé!» yeux l'impression qu'ils recevaient des objets : je m'ob- stinai quelque temps à les tenir fermés ; efforts infructueux! les ténèbres volontaires auxquelles je m'étais condamnée ne soulageaient que ma mc^estie , toujours blessée de la vue de ces hom- mes dont les services et les secours sont autant de supplices ; mais mon âme n'en était pas moins agitée. Renfermée en moi-même, mes inquié- tudes n'en étaient que plus vives, et le désir de les exprimer plus violent. L'impossibilité de me faire entendre répand encore jusque sur mes or-

38 LETTKIS

ganes un tourment non moins insupportable que des douleurs qui auraient une réalité plus appa- rente. Que cette situation est cruelle!

Hélas ! )e eroyais déjà entendre quelques mots des sauTages Espagnols ) j'y trouvais des rapports avec notre auguste langage ; je me flattais qu*èn peu de temps je pourrais m'expliquer avec eux. Loin^le trouver le même avantage avec mes nou- veaux tyra]>6 , ils s'expriment avec tant de rapi- dité^ que je ne distingue pas même les inflexions de leur voix. Tout me fait juger qu'ils^ne sont pas de la même nation ; et à la différence de leurs manières et de leur caraetère apparent on devine sans peine que Pachacamac leur a distribué dans une grande disproportion les élémens dont il a formé les humains. L'air grave et farouche des premiers fait voir qu'ils sont composés de la ma- tière des plus durs métaux : ceux-ci semblent s'être échappés des mains du Créateur au moment il n'avait cfncore assemblé pour leur formation que l'air et le feu. Les yeux fiers ^ la mine sombre et tranquille de ceux-là , montraient assez qu'ils étaient cruels de sang-froid ; l'inhumanité de leurs actions ne l'a que trop prouvé : le visage riant de ceux-ci , la douceur de leur regard , un certain empressement répandu sur leurs actions , et qui parait être de la bienveillance 9 prévient en leur

D'UNB PERUVIENNE- 5q

fareur ;mais je remarque des contradictions dans leur conduite qui suspendent mon jugement.

Deux de ces saurages ne quittèrent presque pas le chevet de mon lit : Tun , que j'ai jugé être le cacique ' à son. air de grandeur, me rend , je crois , à sa façon , beaucoup de respects ; lautre me donne une partie des secours qu exige ma ma- ladie ; mais sa bonté est dure , ses secours sont cruels , et sa familiarité impérieuse.

Dès le premier moment , revenue de ma faî- hiesae , je me trouvai en leur puissance , celui-ci . car je l'ai bien remarqué , plus hardi que les au- tres , voulut prendre ma main , que je retirai avec une confusion inexpirimable ; il parut surpris de ma résistance , et , sans aucun égard pour la mo- destie , il la reprit à Tinstant : faible , mourante ,n et ne prononçant que des^aroles^ qui n ^étaient point entendues, pouvais-je Ten empêcher? Il la garda , mon cher Aza , tout autant quil voulut ; et depuis ce temps il faut que je la lui donne moi- itiéme plusieurs fois par jour, si je veux éviter des débats qui tournent toujours à mon désavantage.

Cette espèce de cérémonie * ïne parait une su- perstition de ces peuples : j'ai cru remarquer que 4'on y trouvait des rapports avec mon mal ; mais

* rn cacique est une espèce de gouverneur de province.

* Lt;t Indien! n'avaient aucune connaissanctî de la médecine.

40 tBTTKES

il faut apparemment être de leur nation pour en sentir les effets , car je n'en éprouye que très-peu : je souffre toujours d un feu intérieur qui me con- sume ; à peine me reste-t-il assez de force pour nouer mes quipos. J'emploie 4 cette occasion au- tant de temps que ma faiblesse peut me le per- mettre : ces nœuds , qui frappent mes sens, sem- blent donner plus de réalité à mes pensées ; la sorte de ressemblance que je m'imagine qu'ils ont avec les paroles me fait une illusion qui trompe ma douleur : je crois te parler , te dire que je t'aime , t'assurer de mes vœux , de ma tendresse ; cette douce erreur est nM>u bien et ma vie. l'excès d'accablement m'oblige d'interrompre mon ouvrage , je gémis de ton absence ; ainsi , tout entière à ma tendresse , il n'y a pas un de mes momens qui ne t'appartienne.

Hélas! quel autre usage pourrais -je en faire? 0 *mon cber Aza ! quand tu ne éerais pas le maître de mon âme , quand les chaînes de l'amour ne m'attacheraient pas inséparablement à toi, plon- gée dans un abîme d'obscurité , pourrais-je dé- tourner mes pensées de la lumière de ma vie ? Tu es le soleil <ie mes jours , tu les éclaires , tu les prolonges ; ils sont à toi* Tu me chéris , je con- sens à vivre. Que feras-tu pour moi? tu m'aimeras : je suis récompensée.

D*tNB PÉRUVIENNE. J^l

»»»»%%)^ii%%<»%»»»%%^%^^%<^%^^»^>»%»»»*i»»»*»»^ifc^*<%^<

LETTRE V.

Idées confVises de 2i1ia tnr les secours qu'on lai ÏÏonne et sur les

marques de tendresse de Déterville.

QvE )'ai sou£Fert> mon cher Aza, depuis les derniers nœuds que je t'ai consacrés ! La priva- tion de mes quipos manquait au comble de mes peines. Dès que mes officieux persécuteurs se sont aperçus que ce travail augmentait mon accable- ment , ils m'en ont 6té l'usage.

On m'a enfin rendu le trésor de ma tendresse ; maïs je l'ai acheté par bien des larmes. Il ne me reste que cette expression de mes sentimens ; il ne me reste que la triste consolation de te peindre mes douleurs : pouvais-je la perdre sans déses- poir?

Mon étrange destinée m'a ravi jusqu'à- la dou- ceur que trouvent les malheureux de parler de leurs peines : on croit être plaint quand on est écouté : une partie de notre chagrin passe sur le visage de ceux qui nous écoutent ; quel qu'en soit le motif , il semble nous soulager. Je ne puis me faire entendre , et la gailé m'environne.

Je ne puis même jouir paisiblement de la nou-

LETTRES

velle espèce de désert me réduit l'impuissn i>ce de communiquer mes pensées. Entourée d'objets importuns , leurs regards attentifs troublent la so- litude de mon âme , contraignent les attitudes de mon coips«, et portent la gêne jusque dans mes pensées : il m'arrive souvent d'oublier cette heu- reuse liberté que la nature nous a donnée de rendre nos sentimens impénétrables , et je crains quel- quefois que ces sauvages curieux ne devinent les séflexions désavantageuses que m'in^ire la bi- zarrerie de leur conduite : je me fais une étude gênante d'arranger mes pensées , comme s'ils pou- vaient les pénétrer malgré moi.

Un moment détrait l'opinion qu'un autre mo- ment m'avait donnée de leur caractère et de leur façon de penser à mon égard.

Sans compter un nombre infini de petites con*- tradictions , ils me refusent , mon cher Aza , jusqu'aux alimens nécessaires au soutien de la vie , jusqu'à la liberté de choisir la place je veux être ; ils me retiennent par une espèce xle violente dans ce lit qui m'est devenu insupportable : je dois donc croire qu'ils me regardent comme leur esclave , et que leur pouvoir est tyrannique.

D'un autre côté , si je réfléchis sur l'envie ex- trême qu'ils témoignent de conserver mes jours , sur le respect dont ils accompagnent les services

D*l}NB PÉBUYIENKË. 4^

qu'ils me rendent, je suis tentée de penser qu'ils me prennent pour un être d'une espèce supérieure à HiumanHé.

Aucun d'eux ne paraît devant moi sans courber son corps plus ou moins , comme nous avons coutume de faire en adorant le SoleiK Le cacique semble vouloir imiter le cérémonial des incas au }ouT du Raymi ^. U se met sur ses genoux fort près de mon lit ; il reste un temps considérable dans cette posture gênante : tantôt il garde le si- lence ^ et , les yeux baissés 9 il semble rêver pro- fondément : je vois sur son visage cet embarras respectueux que nous inspire le grand nom ^ pro- noncé à haute voix. S'il trouve l'occasion de sai- sir ma main , il y porte sa bçuche avec la même vénération que nous avons pour le sacré diadème ^. Quelquefois il prononce un grand nombre de mots qui ne ressemblent point au langage ordinaire de sa nation. Le son en est plus doux , plus distinct , phis mesuré ; il y joint cet air touché qui précède les larmes /ces soupirs qui annoncent les besoins de l'àme , ces accens qui sont presque des plaintes ;

* Le Raymi , principale fête du Soleil : l'inca et les prêtres l'ado- rajent à geixmx.

^ Le grand nOm était Pachacamac : qp ne le prononçait ^ne ra- rement , et avec beaucoup de signet d'adoration.

*^ Od baisait le diadème de Maiico-Gapac comme nous baisons les reliques de nos saints.

44 LETTRES

enfin tout ce qui accompagne le désir d'obtenir des grâces. Hélas! mon cher Aza, s'il me con- naissait bien , s'il n'était pas dans quelque erreur sur mon être, quelle prière aurait*il à me faire ?

Cette nation ne serait-elle point idolâtre? Je ne lui ai vti encore faire aucune adoration au Soleil; peut-être prennent-ils les femmes pour l'objet de leur culte. Avant que le grand Manco- Capac ^ eût apporté sur la terre les volontés du Soleil, nos ancêtres diTinisaient tout ce qui les frappait de crainte ou de plaisir : peut-être ces sauvages n'éprouvent-ils ces deux sentimens que piour les femmes.

Mais, s'ils m'adoraient , a jouteraient-ils à* mes malheurs Tajlfreuse contrainte ils me retien- nent? Non , ils chercheraient à me plaire; ils obéiraient aux signes de mes volontés ; je serais libre , je sortirais de cette odieuse demeure ; j'irais chercher le maître de mon âme ; un seul de ses regards effacerait le souvenir de tant d'infortunes.

' Premier législateur des Indiens. Vo^%t l'Histoire des incat.

B'VIfS PiKUVlENNE. 4^

LETTRE VI.

Bétablisscment de Zilia. Son étoanemcDt et son désespoir on ne Yoyant sur on Taisteao. Elle Tent te précipiter dans la mer.

QoEUB horrible surprise , mon cher Aza ! Que nos malheurs sont augmentés ! Que nous sommes i plaindre ! Nos maux sont sans remède ; il ne me reste qu'à te l'apprendre et à mourir.

On m'a enfin permis de me lever : j'ai profité a?ec empressement de cette liberté ; je me suis traînée à une petite fenêtre qui depuis long-temps était l'objet de mes désirs curieux ; je l'ai ouverte avec précipitation. Qu'ai-je vu , cher amour de ma vie ! Je ne trouverai point d'expressions pour te peindre l'excès de mon étonnement , et le mor- tel désespcHr qui m'a saisie en- ne découvrant au- tour de moi que ce terrible élément dont la vue seule fait frémir. -

Mon premier coup-d^œil ne m'a que trop éclairée sur le mouvement incommode de notre demeure. Je suis dans une de ces maisons flottantes ilont les Espagnols se sont servis pour atteindre jusqu'à nos malheureuses contrées , et dont on ne m'avait ùdt qu'une description très-imparfaite.

46 LETTRES

Conçois-tu , cher Aza , quelles idées funestes sont entrées dans mon âme avec cette affreuse connaissance ? Je suis certaine que Ton m'éloigne de toi ; je ne respire plus le même air, je n'ha-. bite plus le même élément : tu ignoreras toujours je suis , si je t'aime , si j 'existe ; la destruction de mon être ne paraîtra pas même un éyénement assez CQnsidérable pour être porté jusqu'à toi. Cher arbitre de mes jours , de quel prix te peut être désormais ma Tie infortunée? Souffre que je rende à la diYinité un bienfait insuppotrtable dont je ne yeux plus jouir ; je ne te verrai plus , je ne ▼eux plus vivre.

Je perds ce que j'aime, l'univers est anéanti pour moi ; il n'est plus qu'un vaste désert que je remplis des cris de mon amour ; entends-lés , cher objet de ma tendresse ; sois-en touché ; permets que je meure

Quelle erreur me séduit ! Non , mon cher Aza , ce n'est pas toi qui m'ordonnes de vivre, c'est la timide nature qui , en frémissant d'horreur, em- prunte ta voix plus puissante que la sienne pour retarder une fin toujours redoutable pour die ; mais , c'en est fait , le moyen le plus prompt me délivrera de ses regrets.^..•

Que la mer abtme à jamais dans ses flots ma tendresse malheureuse , ma vie et mon désespoir !

D'UN£ PÉRUVIENNE. 4?

Beçpis 9 trop malheureux Aza , reçois les der- niers sentimens de mon cœur : il n'a reçu que ton image , il ne voulait i^ivre que pour toi , il meurt rempli 4^ toti amour. Je t'aime , je le pense » je le sens encore , je le dis pour la dernière fois

LETTRE VIL

Silia, qu'on empêche de le précipiter, i^ repent de ton projet.

AzA 9 tu n*as pas tout perdu ; tu règnes encore sur un cœur ; je respire. La vigilance de mes sur* veiflans a rompu mon funeste dessein , il ne me reste que la honte d'en avoir tenté l'exécution. Je ne t'apprendrai point les circonstances d^n projet aussitôt détruit que formé. Oserais-je jamais lever les yeux jusqu'à toi » si tu avais été témoin de mon emportement?

Ma raison , anéantie par le désespoir , ne m'é- tait plus d'aucun secours ; ma Tie ne me paraissait d'aucun prix ; j'avais oul^lié ton amour.

Que le sang-froid est cruel ap;rès la fureur ! que les points de rue sont différens sur les mêmes objets ! Dans l'horreur du désespoir on prend la * férocité pour du courage , et la crainte des souf- frances pour de la fermeté. Qu'un mot , un re-

48 LETTRES

gard , une surprise nous rappelle à nous-tntoies ^ nous ne trouvons que de la faiblesse pour prin- cipe de notre héroïsme , pour fruit que le repentir» et que le mépris pour récompense.

La connaissance de ma faute en est la plus sé- vère punition. Abandonnée à ramertume d^s re- mords, ensevelie sous le voile de la honte, je me tiens à l'écart ; je crains que tnon corps n'oc- cupe trop de place : je voudrais le dérober à la lumière ; mes pleurs coulent en abondance , ftia douleur est calme , nul son ne Texhale ; mais je suis tout à elle. Puis-je trop expier mon crime? Il était contre toi.

En vain depuis deux jours ces sauvages bien- faisans voudraient me faire partager la joie qui les transporte. Je ne fais qu'en soupçonner la cause ; mais , quand elle me serait plus connue , je ne me trouverais pas digne de me mêler à leurs fêtes. Leurs danses , leurs cris de joie , une liqueur rouge semblable au mays ^ , dont ils boivent abondam- ment , leur empressement à contempler le Soleil par tous les endroits d'où ils peuvent l'apercevoir, ne me laisseraient pas douter que cette réjouis- sance ne se fit en l'honneur de l'astre divin , si la

' Le mays est une plante dbnt les Indîeni font une boisson forte et salutaire ; ils en présentent au Soleil les jours de ses fêtes , et ils en boivent jusqu'à l'ivresse après le sacrifice. Voytz l'Histoire des incas, tome i, page i5i.

D'UNE FÉl^UVIÏNNE. 49

conduite du cacique était H^onforme à celle des autres ; mais , loin de prendre part à la joie pu- blique 9 depuis la faute que j'ai cotnmise ^il n»'en prend qu'à ma dodlei^r. Son zète est plus respec- tueux , ses s^ins plus' assidus , son attention 'plus pénétrante.

Il a deviné que la présence cpntinuelle des sau- vages de' sa s«ite ajoutait ia contrainte à mon af- fliction , ji m'a délivré de leurs regards importuns : je n'ai presque plias que les siens à supporter.

Le croirai»-ta , mon cher Aza ? il y a des mo- mens ie trouve de la douceur dans ces entretiens muets ; le feu de s^ yeux me rappelle l'image de celui que j'ai vu dans les tîeos ; j'y trouve des rap- ports qui séduisent nxpn coeur. Hélas ! que cette illusion est passagère , et que les regrets qui la suivent sont durables! 41s ne finiront qu'avec ma vie , puisque je ne' vis que pour toi.

5o LSTTRSS

: LETTRE YIII.

Zilia ranime sei espérances k la vue de la terre.

Quand un seul objet réunît toutes a#9 pensées , mon cher Aza , les événemens ne m>us ivtëfesseûiit que par les rapports que nousy tr^ui^ns avec lui. Si tu n'étais le seul mobile de mon âme , auraîs-je ^ passé , comme je viens de faire , de l'horreAr du désespoir a l'espérance plus douce*? Le caciquîs avait déjà essayé plusieurs fois inutilement de va^ faire approcher de cette fenêtre j que je ne xe^rde plus sans frémir. Enfin , pressée par de nouvelles instances , je me suis laissé conduire. Ah ! mqp cher Aza , que )'ai été bien récompensée de ma complaisance ! *

Par un prodige incoçriprchensible^en me «fai- sant regarder à travers uneespèce de canne percée, il m'a fait voir k terre dans un éloignement oi\ , sans le secours de cette merveilleuse machine , mes yeux n'auraient pu atteindre.

En même temps il m'a fait entendre par des signes qui commencent à' me devenir familiers que nous allons à cette terre , et que sa vue était

D'UNE PiRliVIENNB. '

5l

Tunique objet des réjouissaDces que j'ai prises pour un sacrifice au Soleil.

J'ai senti d'abord tout l'avantage de cette dé- GOUTerte ; l'espérance , conoone un trait de lumière , a porté sa clarté jusqu'au fond de mon cœur.

Il est certain que l'on me^ conduit à cette terre que Ton m'a fait voîr; il est évident qu'elle est une portion de ton empire y puisque le Soleil y répand ses rayons bienfai3aps <*. Je ne suis. plus dans les fers des cruels Espagnols. Qui pourrait donc m'empêcher de rentrer sous tes lois ?

Oui , cber Aza , je vais me réunir à ce que f'aime. Mon amour , ma raison , mes désirs , tout m'en assure. Je vole dans tes bras ; un torrent de joie se xépand ^m& moi^ âme, le passé s'éva- n<|uit ; mes moeurs sont finis ; ils sont oublias'; l'avenir seul m'occupe; c'est mon unique bien.

Aza , mon cher esppir , je ne t'ai pas perdu ; je vertai ton viaage , tes habits , ton ombre ; je t'aimerai 9 je tQ le dirai à toi-même : est -il des tourmw's qu'un tel bonheur n'efface?

* Les Indiens ne connaissaient pas notre hémisphère, et croyaient <{u* Soleil «'éclairait que la terre da «es enfant.

4

52 LETTRES

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LETTRE IX.

Reconnaissance de Zilk pour les complaisapces de Oétenrille.

Que les jours sont longs quand on les compte , mon cher Aza ! le temps , ainsi que l'espace , n'est connu que par ses limites. Nos idées et notre rue se perdent également par la constante uniformité de Fuji et de Tautre. Si les objets marquent les bornes de l'espace , il me semble que nos espé- rances marquent celles du temps , et que , si elles nous abandonnent , ou-qu'elles ne soient pas sen- siblement marquées, nous n'apercerons pas plus- la durée du temps que l'air qui remplit l'espace.

Depuis l'instant fatal de notre séparation , mon âme et mon cœur , égalenient flétris par llnfor- tune , restaient enseyeKs dans cet abandon total , horreur de la nature , imag^ du néant : les jours s'écoulaient sans que j'y prisse garde ; aucun es- poir ne fixait mon attention sur leur longueur : à présent que l'espérance en marque tous 1^ in- fitans , leur durée me parait infinie , et je goûte' le plaisir , en recouvrant la tranquillité de mon esprit f de recouvrer la facilité de penser.

D'UNE PÉRUTIENHIE. 53'

Depuis que mon imagination est ouverte à fa joîe , une foule de pensées qui s'y présentent l'oc- cupent jusqu'à la fatiguer. Des projets, de plaisir et de bonheur s'y succèdent alterdativemenf; les idées nouvelles y sont reçues atec facilité ; celles mêmes dont je ne m'étais point aperçue s'y retra- cent sans les chercher.

Depuis ééux jours, j'entends plusieurs mots^de la langue du cacique 9 que je ne croyais pas sa- voir. Ce ne sont encore que les nom3 des objet» : ils n'expriment point mes pensées , et ne me font point entendre celles de^ autres; cependant ils me fournissent déjà quelques éclaircissemens qui m'étaient nécessaires.

Je sais que le nom hIu cacique est Détemille , eeiui de notre maison flottante vaisseau ^ et celui de la terre nous allons France. ,

Ce dernier m'a d'abord effrayée : je ne me sou- Tiens pas d'avoir entendu nommer ainsi aucune contrée de ton royaume ; mais , faisant réflexion au nombre infini de celles qui le composent, dont les noms me sont . échappés , ce moutemenf de crainte s'est bientôt évanoui. Pouvah-il subsister long-temps avec la solide confiance que me donne sans cesse la vue du Soleil ? Non , mon cher Aza , . cet astre divin n'éclaire que ses- enfans ; le seul doute me rendrait criminelle. Je vais rentrer sous

/ 54 - LETTRES

ton empire , je touche au moment de Toîr , je cours à mon bonheur.

Au milieu des transports de ma joie , la recon- naissance me prépare un plaish* délicieux : tu combleras d'honneurs et de richesses le cacique bienfaisant qui nous rendra lun à Tautre ; il por- tera da^is sa province le souvenir de Zîlîa ; la récompense de sa vertu le rendra plus vertueux encore , et son bonheur fera ta gloire.

'^lîen ne peut se comparer , mon cher Axa , aux bontés qu'il a pour moî ; loin de me traiter en esclave , il sembfe être le mien ; j'éprouve à pré- sent autant de complaisances de sa part que j'en éprouvais de contradictions durant ma maladie : occupé de moi , de,mes inquiétudes , de mes amu- semens , il paraît n'avoir plus d'autres soins. Je les reçois avec un peu moins d'embarras depuis qu'éclairée par l'habitude et par la réflexion , je vois que j'étais dans l'erreur sur l'idolâtrie dont je le soupçonnais. ^

Ce n'est pas qu'il ne répète souvent h peu prés les mêmes démonstrations que je prenais pour un culte ; mais le ton , l'air et la forme qu'il y em- ploie me persuadent que ce n'est qu'un jeu à Tu-

'sage de sa nation.

* Les caciquei étaient de» goarenieurt de proTÎnces tribateiret des inces.

» ^UNE FéÇ{jyiENN£. 55

'B'commeB€Q,{rar loe faire prononcer distinc- tv^ent des nforts de ssi langue. «Dès que j'ai répété agrès lui t oui , ]e vous aime » , ou bien < je tous promets d'être à vous » , la joie se r^nd sur son visage ; il nne t>aîse les mains avec transport , et avec un air de gaité tout contraire au sérieux^ qui accompagne le culte divin.

Tranquille sur sa religion , je ne le suis pas en*

tièrement sur le pays d'où il tire son origine; Son langage et ses habillemens sont si différens des nôtres , que souvent ma confiance en est ébranlée. De fâcheuses réflexions couvrent quelquefois de nuages ma plus chère espérance : je passe succès-

sivement de la crainte à la joie , et de la joie à Jlnquiétude.

Fat;guée de la confusion de mes idées , rebutée des incertitudes qui me déchirent, j'avais résolu de ne plus penser ; mais comnient ralentir le mouvement d'une âme privée de toute commu- nication , qui n'agit <}ue sur elle-même , et que de si grands intérêts excitent à réfléchir ? Je ne le pois , mon cher A'za , je cherche des lumières avec une agitation qui me dévore , et je me troute sans cesse dans la plus profonde obscurité. Je sa- vais que la privation d'un sens peut tromper à quelques égards , et je vois avec surprise que l'usage des miens m'entraîne d'erreurs en enreurs. L'in-

56 1ETTR8S *.

telligence de6 langues secait-elle, celle de Tâtané? O cher Aza ! qute mes malheurs me font entreyair de fâcheuses yérités ! Mais que ces tristes pensées s'éloignent de moi ; nous touchons à la terre. La lumière de mes jours dissipei'a en im noment lea / ténèbres qui m'environnent.

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LETTRE X.

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Débai'quemei^t de Zilia en France. Son erreur en 5e voyant dans un miroir. Son admiration à l'occasion de ce pliénomène , dont elle ue peut comprendre la cause.

Je suis enfin arrivée à cette terre , l'objet de^ mes désirs , mon cher Aza ; mais je n'y vois en- core rien qui m'annonce le bonheur que je m'en étais promis : tout ce qui s'offre à mes yeux me frappe , me surprend , m'étonne , et ne me laisse qu'une impression vague, une perplexité stupide, dont je ne^cherche pas même à me délivrer. Mes erreurs répriment mes jugeraens ; je demeure in- certaine , je doute presque de ce que je vois.

A peine étions- nous sortis de la maison flot- tante^ que nous sommes entrés dans une ville bâtie sur le^ivage de la mer. Le peuple , qui nous siiivnit en foule , me parait être de la même nation

D'UNE PÉRUVIENNE. * b*]

qne le cacique ; mais le» maisons n'ont aucune ressemUance avec celles de la ville du Soleil : si celles-là les surpassent en beauté par la richesse de leurs ornemens , cellesHri sont fort au-dessus par les prodiges dont elles sj^t remplies.

En entrant dans la chambre ter ville m'a logée , mon cœur a tressailli ; j'ai vu dans l'en- foncement une jeune personne habillée comme une vierge du Soleil ; j'ai couru à elle les bras ouverts. Quelle surprise ^ mon cher Aza, quelle surprise extrême , de ne trouver qu'une résistance impénétrable je voyais une figure humaine se mouvoir dans un espace fort étendu !

L'étonnement me tenait immobile , les yeux attachés sur cette ombre , quand Détecville m'a fait remarquer sa propre figure à côté de celle qui occupait toute mon attention : je le touchais , je lui parlais , et je le voyais eu même temps fort près et fort loin de moi.

Ces prodiges troublent la raison , ils offusquent le jugement ; que faut-il penser des habitans de ce pays ? Faut-il les craindre ? faut-il les aimer ? Je me garderai bien de rien déterminer là-dessus.

Le cacique m'a fait comprendre que la fiçure que je voyais* était la mienne ; mais de quoi cela m'instruit-11 ? Le prodige en est-il moins grand ?, Suis-je moins mortifiée de ne trouver dans mon

58 ' LETTRES

esprit que des eireurtf* ou des ignorances ? Je le Yois avec douleur , mon cher Aza , les moins hft- bUes de cette contrée sont plus savans que tous nos amautas. '

. Déter ville m'a donpé une china « jeune et foit vive ; c'est une grande douceur pour moi que celle de revoir des femmes et d'en être servie : plusieurs autres s'empreesent à me rendre des soins ^ et ) 'aimerais autant qu'elles ne le fissent pas ; leur présence réveille mes craintes. A la façon dpM elles me regardent, je. vois bien qu'elles n'ont point été à Cuzco ^. Cependant je ne puis encore juger de rien ; mon esprit* flotte toujours dans une merd'incertitudes ; mon cœur seul , inébran- lable , ne désice, n'espère , et n'attend qu'un bon-

Ueur sans lequel tout ne peut être que peines.

«

« Servante ou femme de chambre. * Capitale du Pérou.

D'UNE PÉRCVI^NNE. 69

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LETTRE XL

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Jngenent que porte Zîlia des Fnnçaii et de leort manièBes»

Quoique j'aie pris tous les soins qui sont en mon pouToir pour acquérir quelques lumières sur mon sort , mon cher Aza , je n'en suis pas mieux in-^ - ^truite que je Tétais il y a trois jours. Tout ce que j'ai pu remarquer, c'est que les sauvages de cette contrée paraissent aussi bons , aussi humains que le cacique ; ils chantent et dansent comme s'ils avaient tous les jours des terres à cultiver «. Si je m'en rapportais à l'opposition de leurs usag^ à ceux de notre nation , je n'aurais plus d^espoir; mais je me souviens que ton auguste père a sou-- mis à son obéissance des provinces fort éloignées, et dont les peuples n'avaient pas plus de rapport avec les nôtres. Pourquoi celle-ci n'en serait-elle pas une? Le Soleil parait se plaire à l'éclairer; il est plus beau , plus pur .que je ne l'ai jamais vu, et j'aime à me livrer à la confiance qu'il m'inspire : il ne me reste d'inquiétude que sur la longueur

* Les terres te cultivaient en commun au Pérou , et ks jours de ce traf ail étaient des jours de réjouissance.

60 tSTTRES

du temps qu'il faudra passer a^ant de pouvoir m eclaîrcîr tout-à-ûdt sur nos intérêts ; car , mon cUer Aza , je n'en puis plus douter ,.le seul usage de la langue du pays pourra m'apprendre la vérîté et finir mes inquiétudes.

Je ne laisse échapper aucune occasion de m'en instruire ; je profite de tous les momens'où Dé- terville me laisse en liberté pour prendre des le- çons de ma china $ c'est une faible ressource; ne

- pouvant lui faire entendre mes pensées, je ne puis former aucun raisonnement avec elle. Les^ signes du cacique me sont quelquefois plus utiles. L'habitude nous en a fait une espèce de langage , qui nous sert au moins à exprimer nos volontés. Il me mena hier dans une maison , sans cette Vptelligence , je me serais fort mal conduite.

Nous entrâmes dans une chambre plus grande et plus ornée que celle que j'habite ; beaucoup de monde y était assemblé. L'étonnément général que l'on témoigna à ma vue me déplut ; les ris excessifs que plusieurs jeunes filles s'efforçaient d'étouffer , et qui recommençaient lorsqu'elles le-

^ vaient les yeux sur moi , excitèrent dans mon cœur un sentiment si fâcheux , que je l'aurais pris pour de la honte , si je me fusse sentie coupable de quelque faute. Mais , ne me trouvant qu'une

, grande répugnance à demeurer avec elles , j'allais

D'UNE PÉRUTIENNE. 6l

Tetoumer sur mes pas , quand un signe de Déter- Tille me ret|pt.

m

Je compris que je commettrais jine faute si je sortais , et fe me gardai bien de rien faire qui mé- ritât le blâme qve Ton me donnait sans sujet; je restai donc ; et , portant toute mon attention sur ces feimnes , je crus démêler que la singularité de mes habits causait seule la surprise des unes et les ris offensans des autres : j'eus pitié de leur faiblesse; je ne pensai. plus qu'à leur persuader par ma contenance que mon âme ne dilFcrait pas tant de la leur que mes habillemens de leurs pa- rures. • -

Un homme qu^ î aurais pris pour un curacas <■ s'il n*eût été Tétq de noir , vint me prendre par la main d'un ailr affable , et me conduisit auprès d'une femme qu'à son air fier je pris pour la pal- las ^ de la contcée. Il lui dit plusieurs paroles que je sais pour les avoir entendu prononœr mille fois à Déterville : « Quelle est belle f les beaux yeux!.... » Un autre honamelui répondit : c D«6 grâces , une taille de nymphe !.... » Hors les fem- mes , qui ne <jirent rien , tous répétèrent à peu près les mêmes mots : je ne sais pas encore iQur

' Les Caracas étaiettt de petits soiiTcraÎDs d'une contrée ; ils avaient Je privilège de porter le môme habit que les incas.

é Rom génériqoe.des princesses.

62 LETTRES

signification; mais ils expriment Mûrement des idées agréables , car en les prononçant le Tiaage est toujours riant.

Le cacique paraissait extrêmement catisfeit de ce que l'on di5ait;il setinttoujouirsàcèté de moi ; ou , s*il s'en éloignait pour paiier à quelqu'un » ses yeur ne me perdaient pas de vue 9 et ses signes m'avertissaient de ce que je devais faire : de mOA côté, j'étais fort attentive à l'obstf^er, pour ne point blesser les usages d'une natioa si peu in- struite des nâitres.

Je ne sais , mon cher Aza , si je pourrai te faire comprendre combien les manières de ces sauvages m'ont paru extraordinaires.

Ils ont une vivacité si impatiente , que , Jes pa- roles ne leur suffisant pas pour s^exprimer , ih parlent autant par le mouvement de leur corp^ que par le son de leur voix. €e que j'ai vu de leur agitation continuelle m'a pleinement persuadée du peu d'in^portance des * démonstrations du ca- cique , qui m'ont tant causé d'embarras , et sur lesquelles j'ai fait tant de fausses conjectures.

11 baiîsa hier tes mains de la pallas et celles de toutes les autres femmes ; il les baisa même au visage , ce que je n'avais pas encore vu : Tes hom- mes venaient l'embrasser; les uns le prenaient par une main , les autres le tiraient par son habi^,

D'UNE PÉRUYIENNf. 63

et tout cela a^ec une promptitude dont nous n'a- fons point d'idée.

A juger de leur esprit par la yiyacité de leurs gestes , je suis sûre que nos expressions mesurées^, que les sublimes*cotaiparaisons qui expriment s! DatuKeHement nostainfees sentimenset nospen-^ sées aflectueuses leur paraîtraient insipides ; ils prendraient notre air sérieux et modeste pour de la stupidité , et la grayité de notre démarche pour un engourdissement. Le cit»irais-tu, mon cher Aza ? malgré leurs imperfections , si tu étais ici , je me plairait avec eux. Un certain air d'affabilité rë|»aDdu sur tout ce qu'ils font les rend aimables ; et si mon âme était plus heateuse , je trouverais àvi plaiw dans la diversité des objets qui se pré- sentent successivement à mes yeux : mais le peu d^ rapport qu'ils ont avec toi efface le» agrémens de leur nouveauté ; toi seul fais tout mon bien et mes plaisirs.

64 LETTRES

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LETTRE XII.

TraDsportf da Déterrille, modérés tout à coup par le respect. Ré- flexioDs de Zilia sur l'état de DétenriUe, dont elle ignore k cause. Sa nouvelle surprise en se voyant dans un carrosie. Son admiration à la vue des beaatés de la nature.

'< J'ai passé bien du temps , mon cher Aza , sans pouvoir donner un moment à ma plus chère oc* cupation ; j*ai cependant un grand nombre de ehoses extraordinaires à t'apprendre $ je profite d'un peu de loisir pour essayer de t'en instruire.

Le lendemain de ma visite chez la pallas , Dé- terville me fit apporter un fort bel habillemeat à l'usage du pays. Après que ma petite china l'eut arrangé sur moi à sa fantaisie ^ elle me fit appro- cher de cette ingénieuse machine qui double les objets : quoique je dusse être accoutumée à ses effets , je ne pus encore me garantir de la surprise en me voyant comme si j'étais vis-à-vis de moi- même»

Mon nouvel ajubtement ne me dq)lut pas; peut-être je regretterais davantage celui que je quitte , s'il ne m'avait fait regarder partout avec une attention incommode.

Le cacique entra dans ma chambre au moment

D'UNE PÉRUTIENNE. &5

que la jeune fille ajoutait encore plusieurs baga- telles à ma parure ; il s'arrêta à l'entrée de la porte, et nous regarda long-temps sans parler : sa réye- rie était si profonde , qu'il se détourna pour laisser sortir la china , et se remit à sa place sans a'en apercevoir. Les yeux attachés sur moi , il parcou- rait toute ma personne arec une attention sé- rieuse, dont j'étais embarrassée sans en savoir la raisoû.

Cependant , afin de lui marquer ma reconnais- sance pour ses nouveaux bienfaits, je lui tendis la main ; et , ne pouvant exprimer mes sentimens , je crus ne pouvoir lui rien dire de plus agréable que quelques-uns des mots qu'il se plaît à me Caire répeter ; je tâchai même d'y mettre le ton qu'il y donne.

Je ne sais quel effet ils firent dans ce moment- sur lui ; mais ses yeux s'animèrent, son visage s'enflamma ; il vint à moi d'un air agité , il parut vouloir me prendre dans ses bras ; puis , s'arré- tant tout à coup ^ il me serra fortement la main

en prononçant d'une voix émue : « Non le

respect sa vertu », et plusieurs autres

mots que je n'entends pas mieux ; et puis il courut se jeter sur son siège à l'autre côté de* la chambre, il demeura la tête appuyée dans ses.mainsavec

tous les signes d'une profonde douleur.

*

5

66 LETTRES

ie fus alarmée de son état : ne doutant pas que je ne lui eusse causé quelque peine , je m'appro- chai de lui pour lui en témoigner mon repentir; mais il me repoussa doucement sans me regarder, et |e n osai plus lui rien dire. J'étais dans le plus grand embarras, quand les domestiques entrèrent pour nous apporter à manger ; il se leva , nous mangeâmes ensemble à la manière accoutumée 9 sans qu'il parût d'autre suite à sa douleur qu'un peu de tristesse ; mais il n'en avait ni moins de bonté , ni moins de douceur : tout cela me parait inconcevable.

Je n'osais lever les yeux sur lui , ni me servir des signes qui ordinairement nous tenaient lieu d'entrelien : cependant nous mangions dans un temps si différent de l'heure ordinaire des repas , que je ne pus m'empécher de lui en témoigner ma surprise. Tout ce que )e compris à sa réponse , fut que nous allions changer de demeure. Eu effet, le cacique, après être sorti et rentré plu- sieurs fois , vint me prendre par la main ; je me laissai conduire , en rêvant toujours à ce qui s'était passé , et en cherchant à démêler si le changement de Ueu n'en était pas une suite.

 peine eiluQDes-nous passé la dernière porte de la maisooy qu'il m'aida à monter un pas assez haut , et je me trouvai dans une petite chambre

D'U1«£ PERUVIENNE. 67

Ton ne peut se tenir debout sans incommo- dité , il n'j a pas assez d'espace pour marcher, mais nous fûmes assis fort à l'aise , le cacique , la china et moi. Ce petit endroit est agréablement meublé : une fenêtre de dbaque côté Téclaire suf- fisamment.

Tandis que je le considérais avec surprise , et que je tâchais de deviner pourquoi Déterville nous enfermait si étroitement , 6 mon cher Aza ! que les prodiges sont familiers dans ce pays ! je sentis cette machine ou cabane , je ne sais comment la nommer , je la sentis se mouvoir et changer de place. Ce mouvement me fit penser à la maison flottante : ta frayeur me saisit ; le cacique , atten- tif à mes moindres inquiétudes , me rassura en me faisant voir par une des fenêtres que cette ma- chine , suspei^fte assez près de la terre , se mou* vait par un IRret que je ne comprenais pas. Déterville me fit aussi roir que phisieurs hamas^. d'une espèce qui nous est inconnue , marchaient devant nous et nous traînaient après eux. Il faut, d himière de mes jours! un génie plus qu'humain pour inventer des choses si utiles et si singulières; mais il faut aussi qu'il y ait dans cette nation quelques grands défauts qui modèrent sa puis-^ sance , puisqu'elle n'est pas la maîtresse du monde

* Koin générique des b<^tet.

l

68 LETTRES

^entier. Il y a quatre jours qu'enfermés dans cette merveilleuse machine , nous n'en sortons que la nuit pour prendre du repos dans la première ha- bitation qui se rencontre , et je n'en sors jamais sans regret. Je te l'avoue , mon cher Aza , malgré mes tendres inquiétudes, j'ai goûté pendant ce voyage des plaisirs qui m'étaient inconnus. Ren* fermée dans le temple dès ma plus grande enfance» je ne connaissais pas les beautés de l'univers ; quel bien j 'aurais perdu !

Il faut , ô l'ami de mon cœur ! que la nature ait placé dans ses ouvrages un attrait inconnu que l'art le plus adroit ne peut imiter. Ce que j'ai vu des prodiges inventés par les hommes ne m'a point causé le ravissement que j 'éprouve dans Tad-. miration de l'univers. Les campagnes immenses qui se changent et se renouvellej^sans cesse à mes regards emportent mod àme^nrec autant de rapidité que nous les traversons.

Les yeux parcourent , embrassent , et se repo^ sent tout à la fois sur une infinité d'objets aussi variés qu'agréables. On croit ne trouver de bornes à sa vue que celles du monde entier. Cette erreur nous flatte ; elle nous donne une idée satisfaisante de notre propre grandeur , et semble nous rap- procher du créateur de tant de merveilles. A la fin d'un beau jour, le ciel présente des

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D'UNE PÉRUVIENNE. 69

images dont la pompe et la magnificence sùrpas-* sent de beaucoup celles de la terre.

D'un côté , des nuées-transparentes , assemblées autour du soleil couchant , offrent à nos yeux dés montagnes d'ombres et de lumière , dont le ma- jestueux désordre attire notre admiration jusqu'à l'oubli de nous-mêmes : de l'autre , un astre moins brillant s'élève, reçoit et répand une lumière moins vive sur les objets , qui , perdant leur activité par l'absence du soleil, ne frappent plus nos sens que d'une manière douce , paisible , et parfaitement harmonique avec le silence qui règne sur la terre. Alors , revenant à nous-mêmes , un calme déli- cieux pénètre dans notre âme : nous jouissons de l'univers comme le possédant seuls; nous n'y voyons rien qui ne nous appartienne : une séré- nité douce nous conduit à des réflexions agréables ; et si quelques regrets viennent les troubler , ils ne naissent que de la nécessité de s'arracher à cette douce rêverie pour nous renfermer dans les folles prisons que les hommes se sont faites , et que toute leur industrie ne pourra jamais rendre que mépri- sables , en les comparant aux ouvrages de la nature.

Le cacique a eu la complaisance de. me faire sortir tous les jours de la cabane roulante pour me laisser contenipler à loisir ce qu'il me voyait admirer avec tant de satisfaction.

70 LETTRBS

Si les beautés du ciel et de la terre ont un attrait si puissant sur notre âme , celles des forêts « plus simples et plus touchantes , ne m'ont causé ni moins de plaisir ni moins d'étonnement.

Que les bois sont délicieux , mon cher Aza ! En y entrant , un charme universel se répand sur tous les sens et confond leur usage. On croit voir la fraîcheur avant de la sentir ; les différentes nuances de la couleur des feuilles adoucissent la lumière qui les pénètre , et semblent frapper le sentiment aussitôt que les yeux. Une odeur agréa- ble 9 mais indéterminée , laisse à peine discerner si elle affecte le goût ou Todorat ; l'air même , sans être aperçu , porte dans tout notre être une volupté pure qui semble nous donner un sens de plus , sans pouvoir en désigner l'organe.

O mon cher Aza , que ta présence embellirait des plaisirs si purs ! Que )*ai désiré de les partager avec toi ! Témoin de mes tendres pensées , je t'au- rais fait trouver dans les sentimens de mon cœur des charmes encore plus touchans que ceux des beautés de l'univers.

D'UNE PÉRLVIENMi. ' " «J 1

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LETTRE Xin.

AiTÎTée de Zilla à Paris. Elle est difleremment accueillie de la mère

et de la scrak* de DéterTiUe*

Me Toici , mon cher Asa , dans une ville nom- mée Paris : c'est le terme de notre voyage ; mais , selon les apparences 9 ce ne sera pas celui de mes chagrins.

Depuis que je suis arrivée , plus attentive qui' jamais sur tout ce qui se passe , mes découvertes ne produisent que du tourment et ne me présa- gent que des malheurs. Je trouve ton idée dans le moindre de mes désirs curieux , et je ne la ren- contre dans aucun des objets qui s'offrent à ma Tue.

Autant que j'en puis juger par le temps que nous . avons employé à traverser cette ville , et par le grand nombre d'habitans dont les rues sont rem- plies ,• elle contient plus de monde que n'en pour* raient rassembler deux ou trois de nos contrées.

Je me rappelle les merveilles que l'on m'a ra- contées de Quito ; je cherche à trouver ici quel- ques traits de la peinture que l'on m'a faite de cette grande ville : mais , hélas ! quelle différence !

'J2 ^ LETTRES

Gelle-<;i contient des ponts , des arbres , des ri- yières , des campagnes ; elle me parait un univers plutôt qu'une habitation particulière. J'essaierais en vain de ,te donner une idée juste de la hauteur des maisons ; elles sont si prodigieusement élevées, qu'il est plus facile de croire que la nature les a produites telles qu'elles sont que de comprendre comment des hommes ont pu les construire.

C'est ici que la famille du cacique fait sa rési- dence. La maison qu'elle habite est presque aussi magnifique que celle du Soleil; les meubles et quelques endroits des murs sont d'or ; le reste est orné d'un tissu varié des plus belles couleurs , qui représentent assez bien les beautés de la nature.

En arrivant, Déterville me fit entendre qu'il me conduisait dans la chambre de sa mère. Nous la trouvâmes à demi-couchée sur un lit à peu près de la même forme que celui des incas , et de même métal ^. Après avoir présenté sa main au cacique , qui la baisa en se prosternant presque jusqu'à terre, elle l'embrassa, maïs avec une bonté si froide , une joie si contrainte , que , si je n'eusse été avertie*, je n'aurais pas reconnu les sentimens de la nature dans les caresses de cette mère.

Après &'être entretenus un moment , le cacique me fit approcher : elle jeta sur moi un regard dé-

' Lefl liU, les chaises, les tables des iocas étaient d'or massif.

D'UNE PÉRCyi£NN£. 7?

daigneux , et , sans répondre à ce que son fils lui disait, elle continua d'çntourer gravement ses doigts d'un cordon qui pendait à un petit mor- ceau d'or.

DéterviUe nous quitta pour aller au-devant d'un grand homme de bonne mine qui avait fait quel- ques pas vers lui ; il l'embrassa , aussi-bien qu'une autre femme qui était occupée de la même ma- nière que la pallas.

Dès que le cacique avait paru dans cette cham- bre , une jeune fille à peu près de mon âge était accourue ; elle le suivait avec un empressement timide qui était remarquable. La joie éclatait sur son visage , sans en bannir un fonds de tristesse intéressant. DéterviUe l'embrassa la dernière , mais avec une tendresse si naturelle, que mon cœur s'en émut. Hélas ! mon cher Aza , quels seraient nos transports , si après tant de malheurs le sort nous réunissait.

Pendant ce temps , j'étais restée auprès de la pallas par respect ^ ; je n'osais -m'en éloigner ni lever les yeux sur elle'. Quelques regards sévères qu'elle jetait de temps en temps sur moi ache- vaient de m'intimider , et me donnaient une con- trainte qui gênait jusqu'à mes pensées.

' Le» filles, quoique du sang royaK portaient un {p^nd respect tax femmes mariées.

/

74 LETTRES

Enfin , comme si la jeune fille eût deviné mon embarras , après avoir quitté Détervîlle , elle vint me prendre par la main , et me conduisit près d'une fenêtre nous nous assîmes. Quoique je n'entendisse rien de ce qu'elle me disait , ses yeux pleins de bonté me parlaient le langage universel des cœurs bienfaisans ; ils m'inspiraient la con- fiance et l'amitié : j'aurais. voulu lui témoigner mes sentimens ; mais , ne pouvant m'exprimer selon mes désirs , je prononçai tout ce que je savais de sa langue.

Elle en sourit plus d'une fois en regardant Dé- te/ville d'un air fin et doux. Je trouvais du plaisir dans cette espèce d'entretien , quand la pallas pro* nonça quelques paroles assez haut ep regardant la jeune fille , qui baissa les yeux , repoussa ma main qu'elle tenait dans les siennes , et ne me regarda plus.

A quelque temps de une vieille femme d'une physionomie farouche entra , s'approcha de la pallas , vint ensuite me prendre pair le bras , me conduisit presque malgré moi dans une chambre au plus haut de la maison , et m y laissa seule.

Quoique ce moment ne dût pas être le plus malheureux de ma vie, mon cher Aza, il n'a pas été un des moins fâcheux. J'attendais de la fm de mon voyage quelque soulagement à mes inquié-

D'LNE t^ÉRCYIEN^K. ^5

tudes ; je comptais du moins trouyer dans la fa- mille du carique les mêmes bontés qu'il m'avait témoignées. Le froid accueil de la pallas « le chan- gement subit des manières de la jeune fille , la rudesse de cette femme qui m'avait arrachée d'un lieu j'avais intérêt de rester, l'inattention de DéterviUe , qui ne s'était point opposé à l'espèce de violence qu'on m'avait faite ; enfin toutes les circonstances dont une âme malheureuse sait augmenter ses peines se présentèrent à la, fois sous les plus tristes aspects. Je me croyais aban- donnée de tout le monde , je déplorais amèrement mon affreuse destinée , jquand je vis entrer ma china.

Dans la situation j'étais , sa vue me parut un bonheur : je courus à elle , je l'embrassai en versant ^ larmes ; elle en fut touchée ; son at- tendrissement me fut cher. Quand on se croit réduit à* la pitié de soi-même , celle des autres \ nous est bien précieuse. Les marques d'affection de cette jeune fille adoucirent ma peine : je lui contais mes chagrins , comme si elle eût pu m'entendre; je lui faisais mille questions , comme si elle eût pu j répondre : ses larmes parlaient à mon cœur , les miennes continuaient à couler ; mais elles avaient moins d'aipertume.

J'espérais encore revoir DéterviUe à l'heure du

76 LETTRES

repas ; mais on me servit à manger , et je ne Ir vis point. Depuis que je t'ai perdu , chère idole de mon cœur , ce èacique est le seul humain qui ait eu pour moi de la bonté sans interruption ; llia- bitude de le voir s'est tournée en besoin. Son ab- sence redoubla ma tristesse : après l'avoir attendu vainement , je me couchai ; mais le sommeU n'a- vait point encore tari mes larmes quand je le Vis entrer dans ma chambre , suivi de la jeune per- sonne dont le brusque dédain m'avait été si sen- sible.

Elle se jeta sur mon lit , et par mille caresses elle semblait vouloir réparer le mauvais traitement qu'elle m'avait fait.

Le cacique s'assit à cAté du lit : il paraissait avoir autant de plaisir à me revoir que j'en sen- tais de n'en être point abandonnée ; ils se parlaient en me regardant , et m'accablaient des plus tendres marques d'affection. *

Insensiblement leur entretien devint plus sé- rieux. Sans entendre leurs discours , il m'était aisé de juger qu'ils étaient fondés sur la confiance et l'amitié : je me gardai bien de les interrompre ; mais 9 sitôt qu'ils revinrent à moi , je tâchai de tirer du cacique des éclaircissemens sur ce qui m'avait paru de plus extraordinaire depuis mon arrivée.

D'UNE PÉRUVIENNE. 77

Tout ce que je pus comprendre à ses réponses , fut que la jeune fille que je voyais se nommait Céline , qu'elle était sa sœur; que le grand homme que j'avais TU (dans la chambre de la pallas était son firère aine, et l'autre jeune femme l'épouse de ce frère.

Céline me devint plus chère en apprenant qu'elle était sœur du cacique ; la compagnie de l'un et de l'autre m'était si agréable , que je ne m'aperçus point qu'il était jour avant qu'ils me quittassent.

Après leur départ , j'ai passé le reste du temps destiné au repos à m'entretenir avec toi ; c'est tout mon^ bien , c'est toute ma joie. C'est à toi seul , chère âme de mes pensées , que je déve- loppe mon cœur : tu seras à jamais le seul dépo- sitaire de mes secrets , de ma tendresse et de mes sentimens.

78 LETTRES

LETTRE XIV.

Mortifications qu'ennie Zilia dant un cercle de dilRrenteii

penonnei.

Si je ne continuais , mon cher Aza , à prendre sur mon sommeil le temps que je te donne , je ne jouirais plus de ces momens délicieux je n'existe que pour toi. On m'a fait reprendre mes habits de vierge , et Ion m'oblige de rester tout le jour dans une chambre, remplie d'une foule de monde qui se change et se renouvelle à tout moment , sans presque diminuer.

Cette dissipation involontaire m'arrache sou- vent malgré moi à mes tendres pensées ; mais , si je perdà pour quelques instans cette attention vive qui unit sans cesse mon âme à la tienne, je te retrouve bientôt dans les comparaisons avanta^- geuses que je fais de toi avec tout ce qui m'en- vironne.

Dans les différentes contrées que j'ai parcourues je n'ai point vu de sauvages si orgueilleusement familiers que ceux-ci. Les femmes surtout me pa- raissent avoir une bonté méprisante qui révolte Thumanité . et qui m'inspirerait peut-être autant

D'UNE PÉRUVIENNE. 79

de mépris pour elles qu elles en témoignent pour les autres , si je les connaissais mieux.

Une d'entre elles m'occasionna hier un affront qui m'afflige encore aujourd'hui. Dans le temps que l'assemblée était le plus nombreuse , elle avait déjà parlé à plusieurs personnes sans m 'aperce- voir ; soit que le hasard ou que quelqu'un m'ait fait remarquer , elle fit vtn éclat de rire en jetant les yeux sur moi , quitta précipitamment sa place , vînt à moi, me fit lever, et , ajH^ès m'a voir tournée et retournée autant de fois que sa vivacité le lui suggéra , après avoir iouehé tous les morceaux de mon habit avec une attention scrupuleuse , elle fit signe à un jeune homme de s'approcher , et recommença avec lui l'examen de ma figure.

Quoique je répugnasse à- la liberté que l'un et l'autre se donnaient, la richesse des habits de ta femme ine la faisant prendre pour une pallas , et la magnificence de ceux du jeune homme , t4>ut couvert de plaques d'or , pour un aoqui^ , je n'o- sais m'<^oser à leur volonté ; mais ce sauvage téméraire , enhardi par la familiarité de la pallas , et peut- être par ma retenue , ayant eu l'audace de porter la main sur ma gorge , je le repoussai

* Prince du lang : il fallait une permission de l'inca pour porter de l*or sur les habits , et il ne le permettait qu'aux princes du sang rojal.

80 LETTRES

avec une surprise et une indignation qui lui firent connaître que j'étais mieux, instruite que lui des lois de l'honnêteté.

Au cri que je fis Déterville accourut : il n'eut pas plus tôt dit quelques paroles au jeune sauvage ; que celui-ci, s'appuyant d'une main sur son épaule, fit des ris si viôlens , que sa figure en était contre- faite.

Le cacique s'en dél>arrassa , et lui dit, en rou- gissant , des mots d'un ton si froid, que la gatté du jeune homme s'évanouit ; et , n'ayant appa- remment plus rien à répondre , il s'éloigna sans répliquer , et ne revint plus.

0 mon cher Aza ! que les mœurs de ces pays me rendent respectables celles des enfans du So- leil! Que la témérité du jeune anqui rappelle chèrement à mon souvenir ton tendre respect , ta sage retenue , et les charmes de l'honnêteté qui régnaient dans nos entretiens ! Je l'ai senti au pre- mier moment de ta vue , chères délices de mon âme , et je le sentirai toute ma vie ; toi seul réunis toutes les perfections que la nature a répandues séparément sur les humains , comme elle a ras- semblé dans mon cœur tous les sentimens de ten- dresse et d'admiration qui m'attachent à toi jusqu'à la mort.

^ 1>«U1IE PÉRUTIENNE^ 8|

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LETTRE XV.

Adniratkm de Zilia pour le$ présenf que Déterrille loi fait.

Plus je yis avec le cacique et sa sœur, mon cher Aza , plus j'ai de peine à me persuader qu'ils soient de cette nation : eux seuls connaissent et respectent la yertu.

Les manières simples , la bonté naïve , la mo-* deste gaité de Céline feraient volontiers penser qu elle a été élevée parmi nos vierges. La douceur honnête , le tendre sérieux de son frère persua- deraient facilemeiit qu'il est du sang des incas. L'un et l'autre me traitent avec autant d'huma-- nité que nous en exercerions à leur égard si des malheurs les eussent conduits parmi nous. Je ne doute même plus que le cacique ne soit ton tri- butaire ''.

Il n'entre jamais dans ma chambre sans m'offrir un présent de quelques-unes des choses merveil-^ leuses dont cette contrée abonde. TantAt ce sont des morceaux de la machine qui double les objets,

Les caciques et les coracas étaient obligés de fournir les habits et l'entretien de Pinça et de la reine. Ils ne se présentaient jamais devant l'un et l'antre sans leur offrir un tribut des coriositès qom produisait la province ils commandaient.

82 J^KTTRBS ^

renfermés dans de petits cofires d'une matière admirable. Une autre fois ce sont des pierres lé- gères et d'un éclat surprenant dont on orne ici presque toutes les parties du corps ; on en passe aux oreilles. » on en met sur Tesitomac , au eau , sur la chaussure , et cela est très-agréable à voir.

Mais €e que je trouve de plus amusant , ee sont de petits outils d'un métal fort dur et d'une com- modité singulière. Les vns servent à composer des ouvrages que Céline m'apprend à faire; d'autres, d'une forme tranchante , servent à diviser toutes sortes d'étoffes , dont on fait tant de morceaux que' l'on veut, sans effort et d'une manière fovt divertissante.

J'ai une infinité d'autres raretés plus extraor- dinaires encore ; mais , n'étant pointa notre usage , )e ne trouve dans notre langue aucun ternie qui puisse t'en donner l'idée.

Je te garde soigneusement tous ces dons , mon cher Aza ; outre le plaisir que j'aurai de ta sui^ prise^lorsque tu les verras , c'est qu'assurément ils sont à toi. Si le cacique n'était soumis à ton obéissance 9 me paierait- il un tribut qu'il sait n'être qu'à ton rang suprême? Les respects qu'il m'a toujours rendus m'ont fait penser que ma naissance lui était connue. Les présens dont il m'honore me persuadent sans aucun doute qu'il

D'U'NE PÉRUYIENNS. 83

n'ignore pas que je dois être ton épouse , puisqu'il me traite d'ayance en mama-oella ''.

Cette couYictioii me rassure et calme une partie de mes inquiétudes ; je comprends qu'il ne me manque que la liberté de m'exprimer pour savoir du cacique lés raisons qui l'engagent à me retenir chez lui , et pour le déterminer à me remettre en ton pouYoir : mais jusque-là j'aurai encore bien des peines à souffrir.

Il s'en faut beaucoup que l'humeur de Madame ( c'est le nom de la mère de Déterville ) ne soit aussi aimable que celle de ses enfans. Loin de me traiter avec autant de bonté , elle me marque en toutes occasions une froideur et un dédain qui me mortifient, sans que je puisse en découvrir la jcause; et , par une opposition de sentimens que je eoui^ prends encore moins , elle exige qite je sois coi»- tinuellement avec elle.

C'e^ pour moi une gène insupportable ; la coor trainte règne partout elle est : ce &'est qu'à la délobée que Céline et son frère me font des signes d'amitié. Eux-mêmes n'osent se parler librement devant elle. Aussi continueat-ils à jMisaer une partie des Duits dans ma chambre ; c'est le seul temps nous jouissons en paix du plaisir de nous voir ; et quoique je ne participe guère à leurs entre*

^ Cet t le non que prenaient lei reines en montant lor Vt trône.

84 tETTRE»

tiens, leur présence m'est toujours agréable. Il ne tient pas aux soins de l'un et de l'autre que je ne sois heureuse. Hélas ! mon cher Aza , ils ignorent que je ne puis l'être loin de toi , et que je ne crois vivre qu'autant que ton souvenir et ma tendresse m'occupent tout entière.

LETTRE XVI.

Zilia apprend la langue françaûe. Ses réBexioni sor le caractère de

notre nation.

Il me reste si peu de quipos , mon cher Asa , qu'à peine j'ose en faire usage. Quand je veux les nouer , la crainte de les voir finir m'arrête , comme si , en les épargnant , je pouvais les multiplier. Je vais perdre le plaisir de mon âme , le soutien de ma vie : rien ne soulagera le poids de ton absence ; j'en serai accablée.

Je goûtais une volupté délicate à conserver le souvenir des plus secrets mouvemens de mon cœur pour t'en olTrir l'hommage. Je voulais conserver la mémoire des principaux usages de cette nation singulière pour amuser ton loisir dans des jours plus heureux. Hélas ! il me reste bien peu d'espé- rance de pouvoir exécuter mes projets.

* D'UNE PÉRUVIENNE. 85

Si Je trouYe à présent tant de difficultés à mettre de Tordre dans mes idées , comment pourrai-je dans la suite me les rappeler sans un secours étranger? On m'en offre un, il est yrai; miais f'exécution en est si difficile , que ]e la crois im- possible.

Le cacique m'a amené un sauvage de cette con- trée qui vient tous les jours me donner des leçons de sa langue , et de la méthode dont on se sert ici pour donner une sorte d'existence aux pensées. Cela se fait en traçant avec une plume de petites figures qu'on appelle lettres, sur une matière blan* che et mince que Ton nomme papier. Ces figures ont des noms ; ces noms , mêlés ensemble , repré*- sentent les sons des paroles ; mais ces noms et ces sons me paraissent si peu distincts les uns des autres , que > si je réussis un jour à les entendre . je suis bien assurée que ce ne sera pas sans beau* coup de peines. Ce pauvre sauvage s'en donne d'id- croyables pour m'instruire; je. m'en donne bien davantage pour apprendre : cependant je fais si peu de progrès , que je renoncerais à l'entreprise , si je savais qu'une autre voie pût m'éclaircir de ton sort et du mien.

Il n'en est point, mon cher Aia ! Aussi ne trouvé-je plus de plaisir que dans cette nouvelle et singulière étpde. Je voudrais vivre seule , afiu

86 ^ LETTRES

de m Y livrer sans relâche ; et la nécessité que Ton m'impose d'être toujours dans la chambre de Ma- dame me devient un supplice.

I>ans les commencemens , en excitant la curio- sité des autres , j'amusais la mienne ; mais quand on ne peut faire usage que des yeux , ils sont bien» tôt satisfaits. Toutes les femmes se peignent le ▼isage de la même couleur : elles ont toujours les mêmes manières , et je croîs qu'elles disent tou- jours les mêmes choses. Les apparences sont plus variées dans les hommes. Quelques-uns ont l'air de penser ; mais , en général , je soupçonne cette nation de n'être point telle qu'elle parait : je pense que l'affectation est son caractère dominant.

Si les démonstrations de tèle et d 'empressement dont on décore ici les moindres devoirs de la so- ciété étaient naturels , il faudrait , mon cher Aza , que ces peuples eussent dans le cœur plus de bonté , plus d'humanité que les nôtres : cela se peut-il penser ?

S'ils avaient autant de sérénité dans l'âme que sur le visage ; si le penchant à la joie que je re- marque dans toutes leurs actions él;ait sincère, choisiraient-ils pour leurs amusemens des spec- tacles tels que celui que l'on m'a fait voir?

On m'a conduite dans un endroit l'on repré- sente , à peu près comme dans ton palais , les ac-

D'UNE PÉftCVÏENNE. 8^

tions des hommes qui ne sont plus ^ ; ayeç cette différence que , si nous ne rappelons que la mé- moire des plus sages et des plus Terlueux , je crois qu'ici on ne célèbre que les insensés et les mé- chans. Ceux qui lesreprése&teiit crient et s'iagitent comme des furieux ; j'en ai vu un pousser sa rage jusqu'à se tuer lui-mêïlae. De belles femmi^s, qu'apparemment ils ^rsécutent , pleurent 6àns cesse , et font des g^ste^ de désespoir qui n'ont pas b^oin des paroles d(»bt ils sont accompagnés pour faire connaître l'excès de leur douleur.^

PbQrrait-<»n ^rèire , moù cher Ata , qu'un peu- ple entier dont les ^hors soùt si humains se piaiBe à la représisnt%ition des malheurs ou des crimes ^psA ont autrefois avili ott ac<^âblé ses sem- bldides ?

Mais peut-être a-tH>n belsoin ici die Thorteur du ▼ice pour conduire à la vertu. Cette pékisée me ?ient s«n6 la chercher t si elle était j'ùste , que je plaindrais cette nation ! La nôtre , plus favorisée de la nature , chérit le bien par ses propres lattraits ; il ne nous faut que des modèles de vertu pour de- venir vertueux , comme il ne faut que t'aimer pour devenir aimable.

* Les incas faisaient représenter des espèces de coihédies dont les s«|ets étaient tirés des meiUcares actions de lenn pit^déceêseairs.

88 LETTRES

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LETTRE XVII.

Pirallèle que fUt ZUia de nos difllèrenf tpeetaclei .

Je ne sais {>lus que penser du génie de cette nation , mon cher Aza. Il parcourt les extrêmes arec tant de rapidité , qu'il faudrait être plus ha- bile que je ne le suis pour asseoir un jugement sur son caractère.

On m'a fait voir un spectacle totalement opposé au premier. Celui-là , cruel , 'effrayant , révolte la raison et humilie l'humanité. Celui-ci, amu- sant , agréable , imite la nature et fait honneur au bon sens. Il est composé d'un bien plus grand nombre d'hommes et de femmes que le premier. On y représente aussi quelques actions de la vie humaine ; mais , soit que l'on exprime la peine ou le plaisir, la joie'ou la tristesse , c'est toujours par des chants et des danses.

Il faut, mon cher Aza, que l'intelligence des sons soit universelle ; car il ne m'a pas été plus difficile de m'affecter des différentes passions que Ton a représentées que si elles eussent été expri- mées dans notre langue , et cela me parait bien naturel.

D'UNE PÉRVYIENNE. 89

Le langage humain est sans doute de Tinren- tion des hommes , puisqu'il diffère suivant les différentes nations. La nature , plus puissante et plus attentive aux besoins et aux plaisirs de ses créatures , leur a donné des moyens généraux de les exprimer , qui sont fort bien imités par les cbaiits que j'ai entendus.

S'il est vrai qua des sons aigus expriment mieux le besoin de secours, dans une crainte violente ou dans une douleur vive , que des paroles entendues dans une partie du monde , et qui n'ont aucune signification dans l'autre , il n'est pas moins cer- tain que de tendres gémissemens frappent nos cœurs d'une compassion bien plus efficace que des mots dont l'arrangement bizarre fait souvent un effet contraire.

Les sons vifs et légers ne portent-ils pas inévi- tablement dans notre S\fBe le plaisir gai , que le récit d'une histoire divertissante ou une plaisan- terie adroite n'y fait jamais naître qu'imparfaite- ment?

Est-il dans aucune langue des expressions qui/ puissent communiquer le plaisir ingénu avec au- tant de succès que le font les jeux naifs des ani- maux? Il semble que les danses veulent les imiter; du moins inspirent-elles à peu près le même sen* timent.

go * LETTRES

Enfin , mon cher Aza , dans ce spectacle tout est conforme à la natnre et à Thumanité. Eh ! quel bien peut^on faire aux hommes qui égale celui de leur inspirer de la joie ?"

J'en ressentis moi-même, el j'en emportais presque malgré moi , quand elle fut troublée pàt un accident qui arriva à Céline.

En sortant , nous nous étions un peu écartées de la foule , et nous nous soutenions Tune l'autre de crainte de tomber. Déterville était quel- ques pas devant nous avec sa belle-^œur qu'il conduisait , lorsqu'un jeune sauvage d'une figure aimable aborda Céline , lui dit quelques mots fort bas , lui laissa un morceau de papier qu'à peine elle eut la force de recevoir , et s'éloigna.

Céline , qui s'était effrayée à son abord jusqu'à me faire partager le tremblement qui la saisit, tourna la tête languissàmment vers lui lorsqu'il nous quitta. Elle me parut si faible , que , la croyant attaquée d'un mal subit, j'allais appeler Déterville pour la secourir ; mais elle m'arrêta , et m'imposa silence en me mettant un de ses doigts sur 4a bou- che. J'aimai mieux garder mon inquiétude que de lui désobéir.

Le même soir , quand le frère et la sœur se fu- rent rendus dans ma chambre, Céline montra au cacique le papier qu'elle avait reçu ; sur le peu

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D'UNE PÉHUTIENNE. 91

que je devinai de leur entretien\ j 'aurais pensé qu'elle aimait le jeune homme qui le lui avait donné , s'il était passible que Ton s'effrayât de la présence de ce qu'on aime.

Je pourrais encore , mon cher Aza , te faire part de bien d'autres remarques que j'ai faites ; mais , hélas ! je vois la fin de mes cordons, j'en touche les derniers fils^ j'en noue les derniers nœuds; ces nœuds, qui me semblaient ét^e une chaîne de eommunicalion de mon cœur au tien , ne sont déjà plus que les tristes objets de mes regrets. L'il- lusion me quitte , l'affreuse vérité prend sa place ; mes pensées , errantes , égarées dans le vide im- mense de l'absence , s'anéantiront désormais avec

la même rapidité que le temps. Cher Aza , il me

semble que l'on nous sépare encore une fois , que Ton m'arrache de nouveau à ton amour. Je te perds , je te quitte , je ne te verrai plus. Aza ! cher espoir de mon cœur, que nous allons être éloignés l'un de l'autre !

ga LETTRES

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LETTRE XVIII.

Zilia détrompée , et éclairée sur iod malheur par les connaisMiices

qu'elle acquiert.

Combien de temps effacé de ma vie , mon cher Aza ! Le Soleil a fait la moitié de son cours depuis la dernière fois que j'ai joui du bonheur artificiel que je me faisais , en croyant m'entretenir avec toi. Que cette double absence m'a paru longue ! Quel courage ne n»'a-t-il pas fallu pour la sup- porter! Je ne vivais que dans l'avenir; le présent ne me paraissait plus digne d'être compté. Toutes mes pensées n'étaient que des désirs , toutes mes réflexions que des projets , tous mes sentimens que des espérances.

A peine puis-je encore former ces figures , que je me hâte d'en faire les interprètes de ma ten- dresse. Je me sens ranimer par cette tendre occur pation. Rendue à moi-même, je crois recommencer à vivre. Aza, que tu m'es cher! Que j'ai de joie à te le dire , à te le peindre , à donner à ce senti- ment toutes les sortes d'existence qu'il peut avoir ! Je voudrais le tracer sur le plus dur métal , sur les murs de ma chambre . sur mes habits , sur tout

D'UNE PERUVIENNE. 93

ce qui m'environne , et l'exprimer dans toutes les langues.

Hélas ! que la connaissance de celle dont je me sers à présent m'a été funeste ! que 1 espérance qui m'a portée à m'en instruire était trompeuse ! A mesure que j'en ai acquis l'intelligence , un.nou- Tel univers s'est offert à mes yeux ; les objets ont pris une autre forme ; chaque éclaircissement m'a découvert un nouveau malheur.

Mon esprit , mon cœur , mes yeux , tout m'a séduit ; le Soleil même m'a trompée. Il éclaire le monde entier y dont ton empire n'occupe qu'une portion , ainsi que bien d'autres royaumes qui le composent. Me crois pas , mon cher Aza , que l'on m'ait abusée sur ces faits incroyables : on ne me les a que trop prouvés.

Loin d'être parmi des peuples soumis à ton obéissance , je suis sous une domination non-seu- lement étrangère , mais si éloignée de ton empire , que notre nation y serait encore ignorée , si la cu- pidité des Espagnols ne leur avait fait surmonter des dangers affreux pour pénétrer jusqu'à nous.

L'amour ne fera«-t-il pas ce «que la soif des ri- chesses a pu faire ? Si tu m'aimes , si tu me désires , si tu penses encore à la malheureuse Zilia , je dois tout attendre de ta tendresse ou de ta générosité. Que l'on m'enseigne les chemins qui peuvent me

94 lETTRBS

conduire jusqu'à toi ; les périU à surmonter , les fatigues à supporter seront des plaisirs pour mon cœur,

LETTRE XIX.

Zilia dani on couvent avec Géllne , Mear et DétervîUe. KHe est !■

confidente de« amours de Céline.

Je suis encore si pev habile dans Tart d ecrîfe , mon cher Aza , qu'il me faut un temps infini pour former très^peu de lignes» Il arrive souvent qu'a- pBCs avoir beaucoup écrit , yt ne puis deviner moi^ méme ce ^ne j'ai cru exprimer. Cet embarrM brouille mes idées, me fait oublier œ que j'avais rappelé avec peine à mon souvenir ; je recom- mence , je ne fais pas mieux , et cependant je continue.

J'y trouverais plus de facilité , si je n'avaie à te peindre que les expressions de ma tendresse ; la vivacité de mes sentimens aplanirait toutes les difficultés. Mais je voudrais aussi te rendre compte de tout ce qui s'est passé pendant l'intervalle de mon silence. Je voudrais que tu n'ignorasses aur- cune de mes actions ; néanmoins elles sont depuis

D'UNE PiRCTI£NN£. 96

long-temps si peu intéressantes et si uniformes , qu'il me serak impossible de les distinguer les unes des autres.

Le principal événement de ma yie a été le dé- part de Déterville-

Depuis un espace de temps que Ton nomme six mois 9 il est ^llé faire la guerre pour les^ intérêts de son souY^rain. Lorsqu'il partit , j'ignorais encore Tusage de sa langue ; cependant , à la vive dou- leur qu'il fit paraître en se séparant de sa sœuf et de moi , je compris que nous le perdions pour long-temps.

J'en versai bien des larmes ; mille craintes rem-> plirent mon cœur ; les bontés de Céline ne purent les effacer. Je perdais ei^ lui la plus solide espé- rance de te revoir. A qui aurais*je pu avoir recours » s'il m'était arrivé de nouveaux malheurs? Je n'é* tais entendue de personne.

Je ne tardai pas à ressentir les effets de cette absence. Madame , dont je n'avais que trop de- viné le dédain » et qui ne m'avait tant retenue dans sa chambre que par je ne sais quelle vanité qu'elle tirait, dit -on, de ma naissance et du pouvoir qu'elle a sur moi , me fit enfermer avec Céline dans une maison de vierges , nous sommes encore. .

Cette retraite ne me déplairait pas , ai , au mo^

96 LSTTRES

ment je suis en état de tout entendre , elle ne me privait des instructions dont j'ai besoin sur le dessein que je forme d'aller te rejoindre. Les vierges qui rhabitent sont d'une ignorance si profonde, qu'elles ne peuvent satisfaire à mes moindres curiosités.

Le culte qu'elles rendent à la divinité du pays exige qu'elles renoncent à tous ses bienfaits, aux connaissances de l'esprit, aux sentimens du cœur, et je crois même à la raison ; du moins leurs dis- cours le font-ils penser.

Enfermées comme les autres , elles ont un avan- tage que l'on n'a pas dans les temples du Soleil. Ici les murs , ouverts en quelques endroits , et seu- lement fermés par des morceaux de fer croisés , assez près l'un de l'autre pour empêcher de sortir, laissent la liberté de voir et d'entretenir les gens du dehors ; c'est ce qu'on appelle des parloirs.

C'est à la faveur de cette commodité que je con- tinue à prendre des leçons d'écriture. Je ne parle qu'au maître qui me les donne ; son ignorance à tous autres égards qu'a celui de son art ne peut me tirer de la mienne. Céline ne me paraît' pas mieux instruite. Je remarque dans les réponses qu'elle fait à mes questions un certain embarras qui ne peut partir que d'une dissimulation mal- adroite ou d'une ignorance honteuse. Quoi qu'il

D'UNE PÉRUVIENNE. 97

»

en soit, son entretien est toujours borné aux inté- rêts de son cœur et à ceux de sa famille.

Le jeune Français qui lui parla un jour en sor- tant du spectacle Ton chante est son amant, comme j'avais cru le deviner. Mais madame Dé- terville , qui ne veut pas les unir , lui défend de le voir, et, pour l'en empêcher plus sûrement, elle ne veut pas même qu'elle parle à qui que ce soit.

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Ce n'est pas que son choix soit indigne d'elle ; c'est que cette mère glorieuse et dénaturée profite d'un usage barbare établi parmi les grands sei- gneurs du pays pour obliger Céline à prendre l'ha- bit de vierge , afin de rendre son fils aine plus riche. Par le même motif , elle a déjà obligé Dé- terville à choisir un certain ordre, dont il ne pourra plus sortir dès qu'il aura prononcé des paroles que l'on appelle vœux.

Céline résiste de tout son pouvoir au sacrifice que l'on exige d'elle ; son courage est soutenu par des lettres de son amant que je reçois de mon maître à écrire , et que je lui rends ; cependant son chagrin apporte tant d'altération dans son carac- tère , que , loin d'avoir pour moi les mêmes bontés qu'elle avait avant que je parlasse sa langue, elle répand sur notre commerce une amertume qui aigrit mes peines.

7

gS LETTRES

Confidente perpétuelle des siennes y je Tecoute sans ennui, je la plains sans effort, je la console avec amitié ; et si ma tendresse , réveillée par la peinture de la sienne , me fait chercher à soulager l'oppression de mon cœur en prononçant seule- ment ton nom , l'impatience et le mépris se pei- gnent sur son visage ; elle me conteste ton esprit , tes vertus, et jusqu'à ton amour.

Ma china même ( je ne lui sais point d'autre nom ; celuir-là a paru plaisant, on le lui a laissé ) , ma china , qui semhlait m'aimer , qui m'obéit en toutes autres occasions , se donne la hardiesse de m'exhofter à ne plus penser à toi , ou , si je lui impose silence , elle sort. Céline arrive ; il faut renfermer mon chagrin. Cette contrainte tyran- nique met le comble à mes maux. Il ne me reste que la seule et pénible satisfaction de couvrir ce papier des expressions de ma tendresse , puisqu'il est le seul témoin docile des sentimens de mon cœur

Hél^A ! je prends peut-être des peines inutiles ; peut-être ne sauras-tu jamais que je n'ai vécu que pour toi. Cette horrible pensée affaiblit mon cou- rage san» rompre le dessein que j'aide continuer à t'écrire. Je conserve mon illusion pour te con- server ma vie ; j'écarte la raison barbare qui vou- drait m'éclairer. Si je n'espérais te revoir, je péii-

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D*UNE PÉRUYIENNK. 99

rais , mon cher Aza , j'en suis certaine. Sans toi la

rie m'est un supplice.

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LETTRE XX.

PiâDtare qae tait 2ilia de nos usages d'«pK» tes lectures.

Jusqu'ici , mon cher Aza , tout occupée des peines de mon cœur, je ne t'ai point. parlé de celles de mon esprit ; cependant elles ne sont guère moins cruelles. J'en éprouve une d'un genre in- connu parmi nous , causée par les usages généraux de cette nation , si di£Férens des nôtres , qu'à moins de t'en donner quelques idées , tu ne pourraisrcom- patir à mon inquiétude.

Le gouvernement de cet empire , entièrement opposé à celui du tien, ne peut manquer d'être défectueux. Au lieu que le capa-inca est obligé de pourvoir à la subsistance de ses peuples , en Europe les souverains ne tirent la leur que des travaux de leurs sujets : aussi les crimes et les malheurs vien- nent-ils presque tous de besoins mal satisfaits.

Le malheur des nobles , en général , nait des difficultés .qu'ils trouvent à concilier leur magnir- ficence apparente avec leur misère réelle.

100 LKTTRKS

Le commun des hommes ne soutient son état que par ce qu on appelle commerce ou industrie; la mauvaise foi est le moindre des crimes qui en résultent.

Une partie du peuple est obligée , pour vivre , de s'en rapporter à l'humanité des autres : les effets en sont si bornés , qu'à peine ces malheureux ont- ils suffisamment de quoi s'empêcher de mourir.

Sans avoir de l'or , il est impossible d'acquérir une portion de cette terre que la nature a donnée à tous les .hommes. Sans posséder ce qu'on appelle du bien , il est impossible d'avoir de l'or ; et . par. une inconséquence qui blesse les lumières natu- relles et qui impatiente la raison , cette nation orgueilleuse , suivant les lois d'un faux honneur qu'elle a inventé , attache de la honte à recevoir de tout autre que du souverain ce qui est nécessaire au soutien de sa vie et de son état. Ce souverain répand ses libéralités sur un si petit nombre de ses sujets , en comparaison de la quantité des mal- heureux , qu'il y aurait autant de folie à prétendre y avoir part que d'ignominie à se délivrer par la mort de l'impossibilité de vivre sans honte.

La connaissance de ces tristes vérités n'excita d'abord dans mon cœur que de la pitié pour les mi- sérables , et de l'indignation contre les lois. Mais » hélas ! que la manière méprisante dont j'entendis

D'UNE PERUVIENNE. 101

parler de ceux qui ne sont pas riches me fit faire de cruelles réflexions sur moi-même! Je n'ai ni or , ni terres , ni industrie ; je fais nécessairement partie des citoyens de cette ville; O ciel ! dans quelle classe dois-je me ranger?

Quoique tout sentiment de Jionte qui ne vient pas d'une faut^ commise me soit étranger ; quoi- que je sente combien il est insensé d'en recevoir par des causes indépendantes de mon pouvoir ou de ma volonté , je ne puis me défendre de souffrir de ridée que les autres ont de moi. Cette peine me serait insupportable , si je n'espérais qu'un jour ta générosité me mettra en état de récompenser ceux qui m'humilient malgré moi par des bienfaits dont . je me croyais honorée.

Ce n'est pas que Céline ne mette tout en œuvre pouf calmer mes inquiétudes à cet égard ; mais ce que je vois , ce que j'apprends des gens de ce pays me donne en général de la défiance de leur parole. Leurs vertus , mon cher Aza , n'ont pas plus de réalité que leurs richesses. Les meubles que je croyais d'or n'en ont que la superficie ; leur véri- table substance est de bois : de même ce qu'ils appellent politesse cache légèrement leurs défauts sous les dehors- de la* vertu; mais avec un peu d'attention on en découvre aussi aisément l'artî- fice que celui de leurs fausses richesses. .

lOa tBTTRBS

Je dois une partie de ces connaissances à une sorte d'écriture que Ton appelle Uvre9. Quoique je trouve encore beaucoup de difficultés à compren- dre ce qu'ils contiennent , ils me sont fort utiles ; j'en tire des notions. Céline m'explique ce qu'elle en sait 9 et j'en compose des idées que je crois justes.

Quelques-uns de ces livres apprennent ce que les hommes ont fait , et d'autres ce qu'ils ont pensé. Je ne puis t'exprimer , mon cher Aza , l'excellence du plaisir que je trouverais à les lire , si je les entendais mieux , ni le désir extrême que j'ai de connaître quelques-uns des hommes divins qui les composent. Je comprends qu'ils sont à l'âme ce que le soleil est à la terre , et que je trou- verais avec eux toutes les lumières ^ tous les se- cours dont j'ai besoin; mais je ne vois nul espoir d'avoir jamais cette satisfaction. Quoique Céline lise assez souvent , elle n'est pas assez instruite pour me satisfaire. A peine avait-elle pensé que les livres fussent faits par des hommes ; elle en ignore les noms , et même s'ils vivent encore.

Je te porterai , mon cher Aza , tout ce que je pourrai amasser de ces merveilleux ouvrages ; je te les expliquerai dans notre langue ; je goûterai la suprême félicité de doqner un plaisir nouveau a ce que j'aime. Hélas! le pourrai-je jamais?

D'UNE PBRCTIENNE. 1 o5

LETTRE XXI.

Oo envoie an religieux à Zilia pour lui faire embratser le chriitia- nisoie. Il lui apprend la cause des événemens qu'elle a subis , et ■"cftiree de la détourmer du deaseiii qu'elle forme de relcnirner Vert Axa.

Je ne manquerai plus de matière po\ir t'entre- tenir, mon cher Aza ; on m'a fait parler à un cusi- pata , que Ton nomme ici religieux : instruit de tout , il m'a promis de ne me rien laisser ignorer. Poli comme un grand seigneur, savant comme un amauta , il sait aussi parfaitement les usages du monde que les dogmes de sa religion. Son entre- tien , plus utile qu'un livre , m'a donné une satis- faction que je n'avais pas goûtée depuis que mes malheurs m'ont séparée de toi.

n venait pour m'instruire de la religion de France et m'exhorter à l'embrasser. De la façon dont il m'a parlé des vertus qu'elle prescrit , elles sont tirées de la loi naturelle , et en vérité aussi pures que les nôtres ; mais je n'ai pas l'esprit assex subtil pour apercevoir le rapport que devraient avoir avec ell^ Jes mœurs et les usages de la na- tion : j'y trouve au contraire une inconséquence si remarquable , que ma raison refuse absolument de s'y prêter.

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104 LETTRES

A l'égard de lorigine et des principes de cette religion , ils ne m ont pas paru plus incroyables que l'histoire de Manco-Capac et du marais Tisi- caca ^. La morale en est si belle , que j'aurais écouté le cusipata avec plus de complaisance , s'il n'eut parlé avec mépris du culte sacré que nous rendons au Soleil. Toute partialité détruit la con- fiance. J'aurais pu appliquer à ses raisonnemens ce qu'il opposait aux miens : mais si les lois de rhumauité défendent de frapper son semblable parce que c'est lui faire un mal , à plus forte raison ne doit-on pas blesser son âme par le mépris de ses opinions. Je me contentai de lui expliquer mes

sentimens sans contrarier les siens.

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D'ailleurs un intérêt plus cher me pressait de changer le sujet de notre entretien ; je l'interrom- pis, dès qu'il me fut possible, pour faire des ques- tions sur l'éloignement de la ville de Paris à celle de Guzco , et sur la possibilité d'en faire le trajet. Le cusipata y satisfit avec bonté; et quoiqu'il me désignât la distance de ces deux villes d'une façon désespérante , .quoiqu'il me fit regarder comme insurmontable la difiiculté d'en faire le voyage, il me suflSt de savoir que la chose était^ possible pour affermir mon courage et me donner la confiance de communiquer mon dessein au bon religieux.

o Koyff l'Histoirr des incas.

D'U?«£ PERUVIENNE. . lO.)

Il en parut étonné ; il s'efforça de me détourner d'une telle entreprise avec des mots si doux , qu'il m'attendrit moi-même sur les périls auxquels je m'exposerais : cependant ma résolution n'en fut point ébranlée. Je priai le cusipata avec les plus vives instances de m'enseigner les moyens de re- tourner dans ma patrie. Il ne voulut entrer dans aucun détail : il me dit seulement que Déterville , par sa haute naissance et par son mérite person- iieK étant dans une grande considération, pourrait tout ce qu'il voudrait; et qu'ayant un oncle tout- puissant à la cour d'Espagne , il pouvait plus ai* sèment que personne me procurer des nouvelles de nos malheureuses contrées.

Pour achever de me déterminer à attendre son retour, qu'il m'assura être prochain, il ajouta qu'après les obligations que j'avais à ce généreux ami , je ne pouvais avec honneur disposer de moi sans son consentement. J'en tombai d'accord , et j'écoutai avec plaisir l'éloge qu'il me fit des rares qualités qui distinguent Déterville des personnes de son rang. Le poids de la reconnaissance est bien léger , mon cher Aza , quand on ne le reçoit que des mains de la vertu.

Le savant homme nwapprit aussi comment le hasard avait conduit les Espagn(»ls jusqu'à ton malheureux empire, et que la soif de l'or était la

106 LETTRES

seule cause de leur cruauté. Il m'expliqua ensuite de quelle façon le droit de la guerre m'avait fait tomber entre les mains de Déterville par un com- bat dont il était sorti victorieux , après avoir pris plusieurs vaisseaux aux Espagnols, entre lesquels était celui qui me portait.

Enfin , mon cher Aza , s'il a confirmé mes mal* heurs , il m'a du moins tirée de la cruelle obscu- rité où je vivais sur tant d'événemens funestes ; et ce n'est pas un petit soulagement à mes peines. J'attends le reste du retour de Déterville ; il est humain , noble , vertueux : je dois compter sur sa générosité. S'il me rend à toi , quel bienfait ! quelle joie ! quel bonheur !

LETTRE XXII.

IndignatiOQ de Zilia occatîooné« par font ce que loi dit le religieux de« tutenri et de son amcmr pour Aza.

J'avais compté , mon cher Aza , me faire un ami du savant cusipata ; mais une seconde visite qu'il m'a faite a détruit la bonne opinion que j'a- vais prise de lui dans la première.

Si d'abord il m'avait paru doux et sincère, cette

D»INE PBRCVIENNE. I 07

fois je n'ai trouvé que de la rudesse et de la faus- seté dans tout ce qu'il m'a dit.

L'esprit tranquille sur les intérêts de ma ten- dresse , je voulus satisfaire ma curiosité sur les hommes merveilleux qui font des livres. Je com- mençai par m'informer du rang qu'ils tiennent dans le monde , de la vénération que l'on a pour eux, enfin des honneurs ou des triomphes qu'on leur décerne pour tant de bienfaits qu'ils répan- dent dans la société.

Je ne sais ce que le cusipata trouva de plaisant dans mes questions ; mais il sourit à chacune , et n'y répondit que par des discours si peu mesurés , qu'il ne me fut pas difficile de voir qu'il me trom- pait.

En effet , si je l'en crois , ces hommes , sans contredit au-dessus des autres par la noblesse et l'utilité de leur travail , restent souvent sans ré- compense , et sont obligés , pour l'entretien de leur vie , de vendre leurs pensées , ainsi que le peuple vend , pour subsister , les plus viles productions de la terre. Cela peut-il être !

La tromperie , mon cher Aza , ne me déplaît guère moins sous le masque transparent de la plai- santerie que sous le voile épais de la séduction : celle du religieux m'indigna , et je ne daignai pas y répondre.

I08 LETTRES

Ne pouvant me satisfaire , je reniis la conversa- tion sur le projet de mon voyage ; mais , au lieu de m'en détourner avec^la même douceur que la première fois 9 il m opposa des raisonnemens si forts et si convàincans , que je ne trouvai que ma tendresse pour toi qui pût les combattre : je ne balançai pas à lui en faire l'aveu.

D'abord il prit une mine gaie , et , paraissant douter de la vérité de mes paroles , il ne me ré- pondit que par des railleries , qui , tout insipides qu'elles étaient , ne laissèrent pas de m'offenser. Je m'efforçai de le convaincre de la vérité; mais, à mesure que les expressions de mon cœur en prouvaient les sentimens , son visage et ses paroles devinrent sévères : il osa me dire que mon amour pour toi était incompatible avec la vertu ; qu'il fallait renoncer à l'un ou à l'autre ; enfin que je ne pouvais t'aimer $<ins crime. "^

A ce^aroles insensées la plus vive colère s'em- para de mon ârxxe; j'oubliai la modération que je m'étais prescrite; je laccablai de reproches; je lui appris ce que je pensais de la fausseté de ses pa- roles ; je lui protestai mille fois de t'aimer tou- jours ; et , sans attendre ses excuses , je le quittai, et je courus m'enfermer dans ma chambre , l'étais sûre qu'il ne pourrait me suivre.

0 mon cher Aza , que la raison de ce pays est

D'UNE PÉRUVIENNE. IO9

bizarre ! Elle convient en général que la première des vertus e«t de faire du bien, d'être fidèle à ses engagemens : elle défend en particulier de tenir ceux que le sentiment le plus pur a formés. Elle ordonné la reconnaissance , et semble prescrire l'ingratitude.

Je serais louable si je te rétablissais sur le* trône de tes pères ; je suis criminelle en te conservant un bien plus précieux que tous les empires du monde. On m'approuverait si je récompensais tes bienfaits par les trésors du Pérou. Dépourvue de tout , dépendante de tout , je ne possède que ma tendresse; on veut que je te la ravisse : ^ faut être ingrate pour avoir de la vertu. Ah ! mon cher Aza , je les trahirais toutes si je cessais un moment de t'aimer.' J^idèle à leurs lois , je le serai à mon amour ; je ne vivrai que pour toi.

110 iBTTRBS

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LETTRE XXIII.

Retonr de Détenrille de l'armée. Son entretien avec Zilk, qni lui témoigne la reconnaissance la plus vive , mais en conservant tou- jonn tout ton amoar pour Aza. Oonleur de Déterville. Généroaité de son amour. Reproche de Céline à Zilia.

Js crois , mon cher Aza , qu'il n'y a que la joie de te voir qui pourrait l'emporter sur celle que m'a causée le retour de Déterville ; eomnv s'il ne m'était plus permis d'en goûter sans mélange , elle a été bientôt suivie d'une tristesse qui dure encore.

Céline était hier matin dans ma chambre, quand on vint mystérieusement l'appeler : il n'y avait pas long-temps qu'elle m'avait quittée , lors- qu'elle me fit dire de me rendre au parloir ; j'y courus : quelle fut ma surprise d'y trouver son frère avec elle !

Je ne dissimulai point le plaisir que j'eus de le voir ; je lui dois de l'estime et de l'amitié : ces sentimens sont presque des vertus ; je les expri- mai avec autant de vérité que je les sentais.

Je voyais mon libérateur , le seul appui de mes espérances : j'allais parler sans contrainte de toi ,

D*UNE PÉRUVIENNE. 111

de ma tendresse , de mes desseins ; ma joie allait jusqu'au transport.

Je ne parlais pas encore français lorsque Déter- fille partit; combien de choses n'avais -je pas à lui apprendre! combien d'éclaircissemens à lui demander ! combien de reconnaissance à lui té- moigner ! Je voulais tout dire à la fois , je disais mal , et cependant je parlais beaucoup.

Je m'aperçus pendant ce temps-là que la tris- tesse qu'en entrant j'avais remarquée sur le visage de Déterville se dissipait et faisait place à la joie : je m'en applaudissais ; elle m'animait à «l'exciter encore. Hélas! devais -je craindre d'en donner trop à un ami à qui je dois tout, et de qui j'at- tends tout ? Cependant ma sincérité le jeta dans une erreur qui me coûte à présent bien des larmes.

Céline était sortie en même temps que j'étais entrée ; peut-être sa présence aurait-elle épargné une explication si^ cruelle. .

Déterville , attentif à mes paroles 9 paraissait se plaire à les entendre , sans songer à m'interrompre. Je ne sais quel trouble me saisit lorsque je voulus lui demander des instructions sur mon voyage et lui en expliquer le motif ; mais les expressions me manquèrent ; je les ëherchais : il profita d'un moment de silence , et , mettant un genou en

lia LETTRES

terre devant la grille à laquelle ses deux mains étaient attachées , il me dit d'une voix émue : A quel sentiment , divine Zilia , doisrje attribuer le plaisir que je vois aussi naïvement exprimé dans vos beaux yeux que dans vqs discours ? Sui&-je le plus heureux^des hommes au moment même ma sœur vient de me faire entendre que j'étais le . plus à plaindre ? Je ne sais , lui répondis-je , quel chagrin Céline a pu vous donner ; mais je suis bien assurée que vous n'en recevrez- jamais de ma part. Cependant , répliqua-t-il , elle m'a dit que je ne devais pas espérer d'être aimé de vous. Moi ! m'écrîai-je en l'interrompant , moi , je ne vous aime point ! Ah ! Déterville , comment votre sœur peut-elle me noircir d'un tel crime ! L'ingratitude me fait horreur : je me haïrais moi-même , si je croyais pouvoir cesser de vous aimer.

Pendant que je prononçais ce peu de mots , il semblait , à l'avidité de ses regards ^ qu'il voulait lire dans mon âme.

Vous m'aimez , Zilia , me dit-il , vous m'aimez . et vous me le dites! Je donnerais ma vie pour entendre ce charmant aveu ; je ne puis le croire . lors même que je l'entends. Zilia « ma chère Zilia . est-il bien vrai que vous m'aimez ? Ne vous trom- pez-vous pas vous-même ? Votre ton , vos yeux , mon cœur, tout me séduit; peut-être n'est-ce

D'UNE PÉRUVIENNE. Il3

que pour me replonger plus cruellement dans le désespoir d'où je sors.

Vous m'étonnei , repris -je; d'où naît votre défiance ? Depuis que je vous connais y si je n'ai pu me faire entendre par des paroles , toutes mes actions n'ont-elles pas vous prouver que je vous aime? Mon , répliqua-t-il , je ne puis encore me flatter : vous ne parlez pas assez bien le français pour détruire mes justes craintes ; vous ne cher- chez point à me tromper , je le sais : mais expli- quez-moi quel sens vous attachez à ces mots ado- rables , Je vous aime. Que mon sort soit décidé ; que je meure à vos pieds de douleur ou de plaisir.

Ces mots , lui dis-je , un peu intimidée par la vivacité avec laquelle il prononça ces dernières paroles , ces mots doivent , je crois , vous faire entendre que vous m'êtes cher, que votre sort m'intéresse , que l'amitié et la reconnaissance m'attachent à vous ; ces sentimens plaisent à mon cœur et doivent satisfaire le vôtre.

Ah ! Zilia 9 me répondit - il , que vos termes s'affaiblissent ! que votre ton se refroidit ! Céline m'aurait - elle dit la vérité? K 'est -ce point pour Aza que vous sentez tout ce que vous dites ? Non , lui dis-je, le sentiment que j'ai pour Aza est tout différent de ceux que j'ai pour vous ; c'est ce que vous appelez l'amour. ... Quelle peine cela peut-il

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Il4 LETTRES

VOUS faire? ajoutai-je, en le voyant pâlir, aban- donner la grille , et jeter au eîel des regards rem- plis de douleur. J'ai de Tamour pour Aza parce qu'il en a pour moi , que nous devions être unis. Il n'y a -dedans nul rapport ai^ec vous. Les mêmes , s'écria-t-il , que vous trouvez entre vous et lui , puisque j'ai mille fois plus d'amour qu'il n'en ressentit jamais.

Comment se pourrait-il ? repris-je. Vous n'éte« point de ma nation ; loin que vous m'ayez choisie pour votre épouse , le basard seul nous a réunis . et ce n'est même que d'aujourd'bui que nous pou- voDS librement nous communiquer nos idées. Par quelle raison auriez-vous pour moi les sentimens dont vous parlez ?

En faut - il d'autres que vos charmes et mon caractère, me réplîqua-t-il , pour m'attacher à vous jusqu'à la mort? INé tendre, paresseux, en* nemi de l'artifice , les peines qu'il aurait fallu me donner pour pénétrer le cœur des femmes , et la crainte de n'y pas trouver la franchise que j'y dé- sirais, ne m'ont laissé pour elles qu'un goût vague ou passager ; j'ai vécu sans passion jusqu'au m<>* ment je vous ai vue ; votre beauté me frappa ; mais son impression aurait peut-être été aussi légère que celle de beaucoup d'autres , si la dou- ceur et la naïveté de votre caractère ne m'avaient

D'UNE PÉRUVIENNE. Il5

présenté l'objet que mon imagination m'avait si souvent composé. Vous savez , Zilia , si je l'ai res- pecté cet objet de mon adoration : que ne m'en a-t-il pas coûté pour résister aux occasions sédui- santes que m'offrait la familiarité d'une longue Davigatiofi ! Combien de fois votre innocence vous aurait-eUe livrée à mes transports , si je les eusse écoutés ! Mais, loin de vous offenser, j'ai poussé la discrétion jusqu'au silence ; j'ai même exigé de ma sceur qu'elle ne vous parlerait pas de mon amour; je n'ai rien voulu devoir qu'à vous-même. Ah ! Zilia , si vous n'êtes point touchée d'un res- pect si tendre , je vous fuirai ; mais , je le sens , ma mort sera le prix du sacrifice.

Votre mort ! m'écriai-je, pénétrée de la douleur sincère dont je le voyais accablé : hélas ! quel sa- crifice ! je ne sais si celui de* ma vie ne me serait pas moins affreux.

Eh bien , Zilia , me dit-il , si ma vie vous est chère, ordonnez donc que je vive. Que faut -il faire? lui dis-je. M'aîmer , répondit-il , comme vous aimiez Aza. Je l'aime toujours de même , lui répliquai -je ^ et je l'aimerai jusqu'à la mort : je ne sais , ajoutai-je , si vos lois vous permettent d'aimer deux objets de la même manière ; mais nos usages et mon cœur me 'le défendent. Con-» tentez-vous des sentimens que je vous promets ;

Il6 LETTRES

je De puis en avoir d'autres : la vérité m'est chère , je vous la dis sans détour.

De quel sang-froid vous m'assassinez ! s'écria- t-iJ. Âh ! Ziiia , que je vous aime , puisque j'adore jusqu'à votre cruelle franchise! Eh bien, conti- nua-t-il après avoir gardé quelques momens le silence , mon amour surpassera votre cruauté. Votre bonheur m'est plus cher que le mien. Par- lez-moi avec cette sincérité qui me déchire sans ménagement. Quelle est votre espérance sur l'a- mour que vous conservez pour Aza ?

Hélas ! lui dis- je , je n'en ai qu'en vous seul. Je lui expliquai ensuite comment j'avais appris que la communication aux Indes n'était pas im- possible ; je lui dis que je m'étais flattée qu'il me procurerait les moyens d'y retourner, ou tout au moins qu'il aurait assez de bonté pour faire passer jusqu'à toi des nœuds qui t'instruiraient de mon sort 9 et pour m'en faire avoir les réponses , afin qu'instruite de ta destinée , elle serve de règle à la mienne.

Je vais prendre , me dit-il avec un sang-froid affecté , les mesures nécessaires pour découvrir le sort de votre amant : vous serez satisfaite à cet égard. Cependant vous vous flatteriez en vain de revoir l'heureux Aza : des obstacles invincibles vous séparent.

D'UNE PÉRUTIENNE. II7

Ces mots , mon cher Aza , furent un coup mor- tel pour mon cœur : mes larmes coulèrent en abondance , elles m'empêchèrent long-temps de répondre à Déterville , qui de son côté gardait ua morne silence. Eh bien ! lui dis-je enfin , je ne le verrai plus , mais je n'en vivrai pas moins pour lui : si votre amitié est assez généreuse pour nous procurer quelque correspondance, cette satisfac* tion suflFira pour me rendre la vie moins insuppor- table , et je mourrai contente , pourvu que vous me promettiez de lui faire savoir que je suis morte en l'aimant.

Ah ! c'en est trop , s'écria-t-il en se levant brus- quement : oui , s'il est possible , je serai le seul malheureux. Vous connaîtrez ce cœur que vous dédaignez ; vous verrez de quels efforts est capa- ble un amour tel que le mien, et je vous forcerai au moins à me plaindre. En disant ces mots il sortit et me laissa dans un état que je ne com- prends pas encore. J'étais demeurée debout , les yeux attachés sur la porte par Déterville venait de sortir , abîmée dans une confusion de pensées que je ne cherchais pas même à démêler : j'y se- rais restée long - temps , si Céline ne fût entrée dans le parloir.

Elle me demanda vivement pourquoi Déter- ville était sorti sitôt. Je ne lui cachai pas ce qui

Il8 LETTRES

s'était passé entre nous. D'abord elle s'affligea de ce qu'elle appelait le malheur de son frère. En- suite , tournant sa douleur en colère , elle m'acca- bla des plus durs reproches , sans que j'osasse y opposer un seul mot. Qu'aurais -je pu lui dire? mon trouble me laissait à peine la liberté de pen- ser ; je sortis » elle ne me suivit point. Retirée dans ma chambre , j'y suis restée un jour sans oser paraître , sans avoir eu 'de nouvelles de personne , et dans un désordre d'esprit qui ne me permettait pas même de t'écrire.

La colère de Céline, le désespoir de son frère, ses dernières paroles , auxquelles je voudrais et je n'ose donner un sens favorable , livrèrent mon âme tour à tour aux plus cruelles inquiétudes.

J'ai cru enfin que le seul moyen de les adoucir était de te les peindre ,, de t'en faire part , de chercher dans ta tendresse les conseils dont j'ai besoin ; cette erreur m'a soutenue pendant que j'écrivais ; mais qu'elle a peu duré ! Ma lettre est finie , et les caractères n'en sont tracés que pour moi.

Tu ignores ce que je souffre ; tu ne sais pas même si j'existe , si je t'aime. Aza, mon cher Aza, ne le sauras-tu jamais ?

D»UNE PERUYIENNK. 1 19

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LETTRE XXÏV.

Mtladic de 2itia. Berroidissement de Célltae à son égard. Mort d^ la nère de DéterWlle. Remords de Zilia , et à quelle occasion.

Je pourrais encore appeler une absence le temps qui s'est écoulé , mon cher Aza , depuis la dernière fois que je t*ai écrit.

Quelques jours après l'entretien que j'eus avec DéterWlle , je tombai dans une maladie que l'on nomme la fièvre. Si 9 comme je le crois » elle a été causée par les passions douloureuses qui m 'agio- tèrent alors , je ne doute pas qu'elle n'ait été pro- longée par les tristes réflexions dont je suis oc- cupée, et par le regret d'avoir perdu l'amitié de Céline.

Quoiqu'elle ait paru s'intéresser à ma maladie « qu'elle m'ait rendu tous les soins qui dépendaient d'elle , c'était d'un air si froid , elle a eu si peu de ménagement pour mon âme, que je ne puis dou* ter de l'altération de ses sentimens. L'extrême amitié qu'elle a pour son frère l'indispose contre moi; elle me reproche sans cesse de le rendre malheureux : la honte de paraître ingrate m'inti- mide . les bontés affectées de Céline me gênent ,

130 LETTRES

mon embarras la contraint , la douceur et l'agré- ment sont bannis de notre commerce.

Malgré tant de contrariété et de peine de la part du frère et de la sœur , je ne suis pas insensible aux événemens qui changent leurs destinées.

La mère de Déterville est morte. Cette mère dénaturée n'a point démenti son caractère ; «lie a donné tout son bien à son fils aine. On espère que les gens de loi empêcheront l'effet de cette injus- tice. Déterville, désintéressé par lui-même, se donne des peines infinies pour tirer Céline de l'oppression. Il semble que son malheur redouble son amitié pour elle ; outre qu'il vient la voir tous les jours , il lui écrit soir et matin. Ses lettres sont remplies de plaintes si tendres contre moi , d'in- quiétudes si vives sur ma santé , que , quoique' Céline affecte en me les lisant de ne vouloir que m'instruire du progrès de leurs affaires , je démêle aisément son véritable motif.

Je ne doute pas que Déterville ne les écrive afin qu'elles me soient lues ; néanmoins je cuis per- suadée qu'il s'en abstiendrait, s'il étuit instruit des reproches dont cette lecture est suivie. Us font leur impression sur mon cœur. La tristesse me consume.

Jusqu'ici , ^u milieu des orages , je jouissais de la Jaible satisfaction de vivre en paix avec moi-

D'UNE PÉRUVIENNE. 121

même : aucune tache ne souillait la pureté de mon âme , aucun remords ne la troublait ; à pré- sent je ne puis penser sans une sorte de mépris pour moi-même que je rends malheureuses deux personnes auxquelles je dois la vie ; que je trouble le repos dont elles jouiraient sans moi ; que je leur fais tout le mal qui est en mon pouvoir : et ce- pendant je ne pois ni ne veux cesser d être crimi- nelle. Ma tendresse pour toi triomphe de mes remords. Aza , que je t'aime i

LETTRE XXV.

Dctcnrille instrait Zilia sar le sort d'Aza , qu'elle vent aller trouver en Espagne. Déterville, au dé8e8p9ir, consent à ses désirs.

Que la prudence est quelquefois nuisible , mon cher Aza ! J'ai résisté long-temps aux pressantes instances que Déterville m'a fait faire de lui ac- corder un moment d'entretien. Hélas ! je fuyais mon bonheur. Enfm , moins par complaisance que par lassitude de disputer avec Céline , j#me suis laissé conduire au parloir. A la vue du change- ment affreux qui rend Déterville presque mécon- naissable , je suis restée interdite ; je me repentais déjà de ma démarche ; j'attendais en tremblant

\22 LETTRES

les reproches qu'il me paraissait en droit de me faire. Pouvais-je deviner qull allait combler mon âme de plaisir?

Pardonnez-moi,, Zilia , m'a-t-il dit, la violence que je vous fais ; je ne vous aurais pas obligée à me voir , si je ne vous apportais autant de joie que vous me causez de douleur. Est-ce trop exiger qu'un moment de votre vue pour récompense du cruel sacrifice que je vous fais ? Et sans me don* ner le temps de répondre : Voici , continua-t-îl , une lettre de ce parent dont on vous a parlé. En vous apprenant le sort d'Aza , elle vous prouvera mieux que tous mes sermens quel est l'excès de mon amour ; et tout de suite il me fit la lecture de cette lettre. Ah ! mon cher Aza , ai-je pu l'en- tendre sans mourir de joie ? ËHe m'apprend que tes jours sont conservés , que tu es libre , que tu vis sans péril à la cour d'Espagne. Quel bonheur inespéré !

Cette admirable lettre est écrite par un homme qui te connaît, qui te voit, qui te parle; peut- être tes regards ont-ils été attachés un moment sur ce piécieux papier. Je ne pouvais en arracher les miens ; je n'ai retenu qu'à peine des cris de joie prêts à m'échapper; les larmes de l'amour inondaient mon visage.

Si j'avais suivi les mouvemens de mon cœur.

D'UNE PÉBUVI£NN£. 125

cent fois j'aurais interrompu Déterville pour lui dire tout ce que la reconnaissance m'inspirait ; mais je n'oubliais point que mon bonheur devait augmenter ses peines ; je lui cachai mes trans- ports 9 il ne vit que mes larmes.

Eh bien , Zilia 9 me dit-il après avoir cessé de lire , j'ai tenu ma parole : vous êtes instruite du sort d'Aza ; si ce n'est point assez , que faut-il faire de plus ? Ordonnez sans contrainte 9 il n'est rien que vous ne soyez en droit d'exiger de mon amour . pourvu qu'il contribue à votre bonheur.

Quoique je dusse m'attendre à cet excès de bonté , elle me surprit et me toucha.

Je fus quelques momens embarrassée de ma réponse ; je craignais d'irriter la douleur d'un homme si généreux. Je cherchais des termes qui exprimassent la vérité de mon cœur sans offenser la sensibilité du sien ; je ne les trouvais pas 9 il fallait parler.

Mon bonheur, lui dis-je, ne sera jamais sans mélange , puisque je ne puis concilier les devoirs de l'amour avec ceux de l'amitié; je voudrais re- gagner la vôtre et celle de Céline ; je voudrais ne vous point quitter 9 admirer sans cesse vos vertus 9 payer tous les jours de ma vie le tribut de recon- naissance que je dois à vos bontés. Je sens qu'en m'éloignant de deux personnes si chères j'empor-

1^4 LETTRES

terai des regrets éternels ; mais Quoi ! Zilia *

s'écria-t-il, vous voulez nous quitter! Ah! je n'étais point préparé à cette funeste résolution ; je manque de courage pour la soutenir. J'en avais assez pour vous voir ici dans les bras de mon ri- val. L'effort de ma raison , la délicatesse de mon amour m'avaient affermi contre ce coup mortel ; je l'aurais préparé moi-même ; mais je ne puis me séparer de vous ; je ne puis renoncer à vous voir. Non , vous ne partirez point , continua-t-il avec emportement ; n'y comptez pas ; vous abusez de ma tendresse , vous déchirez sans pitié un cœur perdu d'amour. Zilia , cruelle Zilia , voyez mon désespoir , c'est votre ouvrage. Hélas ! de quel prix payez-vous l'amour le plus pur!

C'est vous , lui dis-je , effrayée de sa résolution , c'est vous que je devrais accuser. Vous flétrissez mon âthe en la forçant d'être ingrate; vous déso- lez mon cœur par une sensibilité infructueuse. Au nom de l'amitié . ne ternissez pas une générosité sans exemple par un désespoir qui ferait l'amer- tume de ma vie sans vous rendre heureux. Ne condamnez point en moi le même sentiment que vous ne pouvez surmonter; ne me forcez pas à me plaindre de vous ; laissez-moi chérir votre nom , le porter au bout du monde y et le faire révérer à des peuples adorateurs de la vertu.

D'UNE PÉRCTIENNE. 125

Je ne sais comment je prononçai ces paroles ; mais Déterville , fixant ses yeux sur moi , semblait ne me point regarder ; renfermé en lui-même , il demeura long-temps dans une profonde médita- tion ; de mon coté , je n'osais l'interrompre; nous observions un égal silence , quand il reprit la pa- role et me dit avec une espèce de tranquillité : Oui , Zilia 9 je reconnais , je sens toute mon in- justice ; mais renonce-t-on de sang-froid à la vue de tant de charmes ? Vous le voulez , tous serez obéie. Quel sacrifice, A ciel ! Mes tristes jours s'é- couleront , finiront sans vous voir! Au moins si la mort. ... ^i'en parlons plus , ajouta-t-il en s'inter- rompant , ma faiblesse me trahirait : donnez-moi deux jours pour m'assurer de moi-même, je re- viendrai vous voir ; il est nécessaire que nous pre- nions ensemble des mesures pour notre voyage. Adieu , Zilia. Puisse l'heureux Aza sentir tout son bonheur ! En même temps il sortit.

Je te l'avoue , mon cher Aza , quoique Déterville me soit cher , quoique je fusse pénétrée de sa dou- leur , j'avais trop d'impatience de jouir en paix de ma félicité pour n'être pas bien aise qu'il se retirât.

Qu'il est doux après tant de peines de s'aban- donner à la joie ! Je passai le reste de la journée dans les plus tendres ravissemens. Je ne t'écrivis point , une lettre était trop peu pour mon cœur ;

12b LETTRES

çUe m'aurait rappelé ton absence. Je te voyais, je te parlais , cher Aza ! Que manquerait-il à mon bonheur, si tu avais joint à la précieuse lettre que j'ai reçue quelques gages de ta tendresse? Pourquoi ne l'as-tu pas fait? On t'a parlé de moi , tu es instruit de mon sort , et rien ne me parle de ton amour. Mais puis-je douter de ton cœur ? Le mien m'en répond. Tu m'aimes, ta joie est égale à la mienne , tu brûles des mêmes feux , 4a même impatience te dévore ; que la crainte s'éloigne de mon âme , que la joie y domine sans mélange. Cependant tu as embrassé la religion de ce peuple féroce. Quelle est-elle? Exige-t-clle que tu re- nonces à ma tendresse , comme celle de France voudrait que je renonçasse à la tienne? Non ^ tu l'aurais rejetée.

Quoi qu'il en soit , mon cœur est sous tes lois ; soumise à tes lumières , j'adopterai aveuglément tout ce qui pourra nous rendre inséparables. Que puis-je craindre ? Bientôt réunie à mon bien , à mon être, à mon tout, je ne penserai plus que par toi , je ne vivrai plus que pour t'aimer.

D*UNE PÉK1jyiENIV£. 1 2^7

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V

LETTRE XXVI.

ZiUa, déterroioée par les raisons. de DéterviUe, se résout k

attendre Axa.

C'est ici , mon cher Aza , que je te reyerrai ; mon bonheur s'accroît chaque jour par ses propres cir- constances. Je sors de Tentrevue que Détenrille m'ayait assi^qiée ; quelque plaisir que je me sois fait de surmonter les diflBcultés du yoyage , de te prévenir , de courir au-devant de tes pas , je le sa- crifie sans regret au bonheur de te voir plus tôt.

DéterviUe m'a prouvé avec tant d'évidence que tu peux être ici en moins de temps qii'il ne m'en faudrait pour aller en Espagne , que , quoiqu'il m'ait laissé généreusement le choix , je n'ai pas balancé à t'attendre ; le temps est trop cher pour le prodiguer sans nécessité.

Peut-être , avant de déterminer , aurais-jé examiné cet avantage avec plus de soin , si je n'eussse tiré des éclaircissemens sur mon voyage , qui m'ont décidée en secret sur le parti que je prends ; et ce secret je ne puis le confier qu'à toi.

Je me suis souvenue que , pendant la longue route qui m*a conduite à Paris , DéterviUe donnait

128 . ^ LETTRES

des pièces d'argent et quelquefois d'or dans tous les endroits nous nous arrêtions. J'ai voulu sa- Toir si c'était par obligation ou par simple libé- ralité. J'ai appris qu'en France, non -seulement on fait payer la nourriture aux voyageurs , mais encore le repos «. Hélas ! je n'ai pas la moindre partie de ce qui serait nécessaire pour contenter l'avidité de ce peuple intéressé ; il faudrait le re- cevoir des mains de Déterville. Mais pourrais -je me résoudre à contracter volontairement un genre d'obligation dont la honte va presque jusqu'à l'i- gnominie ? Je ne le puis , moli cher Aza ; cette raison seule m'aurait déterminée à demeurer ici ; le plaisir de te voir plus promptement n'a fait que confirmer ma résolution.

Déterville a écrit devant moi au miûistre d'Es- pagne. Il le presse de te faire partir , avec une générosité qui me pénètre de reconnaissance et d'admiration.

Quels doux momens j'ai passés pendant que Déterville écrivait ! Quel plaisir d'être occupée des arrangeipens de ton voyage , de voir les apprêts de mon bonheur , de n'en plus douter !

Si d'abord il m'en a coûté pour renoncer au dessein que j'avais de te prévenir, je l'avoue , mon

* Les tncat avaient établi sur les chemins de grandes maisons 'on recevait les voyageurs sans aucuns frais.

D'UNE PiBVflENNE. 1 39

cher Am , j'y trouve à présent mille sources de plaisir que je n'y avais pas aperçues.

Plusieurs circonstances , qui ne me paraissaient d'aucune valeur pour avancer ou retarder mon départ , me deviennent intéressantes et agréables. Je suivais aveuglément le penchant de mon cœur; j'oubliai^ que j'allais te chercher au milieu de ces barbares Espagnols dont la seule idée me saisit d'horreur ; je trouve une satisfaction infinie dans la certitude de ne les revoir jamais. La voix de l'amour éteignait celle de l'amitié ; je goûte sans remords la douceur de les*réunir. D'un autre coté , Déterville m'a assuré qu'il nous était à jamais im- possible de revoir la ville du Soleil. Après le séjour de notre patrie, en est-il un plus agréable que celui de France ? Il te plaira , mon cher Aza : quoi- que la sincérité en soit bannie , on y trouve tant d'agrémens , qu'ils font oublier les dangers de la société.

Après ce que je t'ai dit de l'or , il n'est pas né- cessaire de t'avertir d'en apporter : tu n'as que faire d'autre mérite \ la moindre partie de tes tré- sors suffit pour te faire admirer et confondre lor- gueil des magnifiques indigens de ce royaume ; tes vertus et tes sentimens ne seront estimés que de Déterville et de moi. Il m'a promis de te faire rendre mes nœuds et mes lettres ; il m'a assuré

I '

l30 LI(TIA£S

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que tu trouvc^mi^ 4es. interprètes povf l'expliquer les dernières. Qp yiMUt n^e demaorder le paqu^, i^ faut quje je U.' quitte ; adj^eu » cber espoîi de^ma \ie : ji^ cûûtinuerai à t écrire ; si je ne puis te fi^iire passer me« lettses. , ]t^ le le$ garderai.

Comment ^upportej:ai&-)e la longueur de ton voyage , ai je i^ie privais du. aeul mojen ^que ) ai d^ n) 'entretenir de ma joîe ^ de m»» tranapoftoy de mon boQh^ur?

, 9

0

LETTRE XXYII.

ïfMft^ Vmwàié «k Gôlitt&reodMe à Zilia, et | quell«r ooouiQo. Noble

fierté de Zilia , qui refuse les préscos que Qéline veut lui fliiite. On apporte à Zilia des coffres pleins des ornemens du temple du So- 1«U. Bi)l^ de I>étMville. Ubéniité de «ilia.

Dsptis que je sais mes lettres en chemin , mon cl;^r Aza , je jouis d'une tcanquillité que je ne cannaissai^ plu6. Je pense sans cesse au pkâsir que tu. auras à les raceyoii:, je vois les transports , je lies piMTtage ; mon imie ne reçoit de toutes parts qMe des idées agréables , et , pour comble <fe joie , la' paix est jrétablie dans notre petite société.

Les.jfuges ont rendu à Céline les biens dont sa xçfare V^y^it privée. Elle voit sen amant tous les

D*UN£ PliftlJTlENME. l3l

)OUr8 ; son mariage n'est retardé qne par les ap-* prêts qui y sont nécessaires. Au comble de ses ?œux , elle ne pensa plus à me quereller , et je lui en ai autant d'obligation que si je devais à son ainitié les bontés qu'elle recommence à me témoi- gner. Quel qu'en soit le motif, nous sommes tou- jours redeyables à ceux qui nous font éprouver un seoliment doux.

Ce matin die m'en a fait sentir tout le prix par une complaisance qui m'a fait passer d'un trouble f&cheux à une tranquillité agréable.

On lui a apporté une quantité prodigieuse d'é- toffes , d'habits , de bijoux de toute espèce ; elle est accourue dans ma chambre , m'a emmenée dans la sienpe ; et, après m'avoir consultée sur los différentes beautés de tant d'ajustemens , elle a fait elle-même un tus de ce qui avait le plus attiré mon attention , et d'un air empressé elle com* mandait déjà à nos chinas de le porter cheï moi 9 quand je m'y suis opposée de toutes mes forces^ Mes instances n'ont d'abord servi qu'à la divertir; mais , voyant que son obstination augmentait avsec mes refus , je n'ai pu dissimuler davantage mou ressentiment.

Pourquoi , loi ai -je dit les yeux baignés de larmes , pourquoi voulez -vous m'humilier plus que je ne le suis ? Je vous dois la vie et tout ce que

i3j LSTTlifSS

j'ai ; c'est plus qu'il n'en faut pour ne point ou- blier mes malheurs. Je sais que , selon vos lois 9 quand les bienfaits ne sontd'aueuue utilité à ceux qui les reçoivent, la honte en est effacée. Attendez donc que je n'en aie plus aucun besoin pour exer- cer votre générosité. Ce n'est pas sans répugnance , ajoutai-je d'un ton plus modéré , que je me con- forme à des sentimens si peu naturels. Nos usages sont plus humains ; celui qui reçoit s'honore au- tant que celui qui donne : tous m'avez appris a penser autrement ; n'était-ce donc que pour me faire des outrages ?

Cette aimable amie, plus touchée de mes lanues qu'irritée de mes reproches 9 m'a répondu d'un ton d'amitié : Mous sommes bien éloigné^ , mon frère et moi 9 nia chère Zilia , de vouloir blesser votre délicatesse ; il nous siérait mal de faire les ma- gnifiques avec vous , tous le connaîtrez dans peu ; je voulais seulement que vous partageassiez avec moi les préseus d'un frère généreux ; c'était le plus sûr moyen de lui en marquer ma reconnais- sance ; l'usage , dans le cas je suis , m'autori- sait à vous les offrir ; mais « puisque vous en êtes offensée , je ne vous en parlerai plus. Vous me le promettez donc? lui ai- je dit. Oui, m'a-t-elle répondu eh souriant ; mais permettez-moi d'en écrire un mot à Déterville.

D'UNE PÉRUVIENNE. 1 35

Je Tai laissée faire , et la gaité s'est réta1>lie entre nous : nous avons recommencé à exami- ner ses parures plus en détail , jusqu'au temps on Ta demandée au parloir : elle voulait m'y mener ; mais , mon cher Aza , est -il pour moi quelques amusemens comparables à celui de t'é- crire ? Loin d'en chercher d'autres , j'appréhende ceux que le mariage de Céline me prépare.

Elle prétend que je quitte la maison religieuse pour demeurer dans la sienne quand elle sera

mariée; mais, si j'en suis crue

Aza y mon cher Aza , par quelle agréable sur- prise ma lettre fut-elle hier interrompue ! Hélas ! je croyais avoir perdu pour jamais ces précieux monumens de notre ancienne splendeur ; je n'y comptais plus , je n'y pensais même pas. J'en suis environnée , je les vt>is , je les touche , et j'en crois à peine mes yeux et mes mains.

Au moment je t'écrivais f je vis entrer Cé- line , suivie de quatre hommes accablés sous le poids de gros coffres qu'ils portaient ; ils les po- sèrent à terre et se retirèrent. Je pensai que ce pouvait être de nouveaux dons de Déterville. Je murmurais déjà en secret , lorsque Céline me dit en me présentant les clefs : Ouvrez , Zilia , ouvrez sans vous effaroucher ; c'est de la part d'Aza. Je le crus : à ton nom est-il rien qui puisse arrêter

l34 LETTRES

mon empressement? J'ouvris avec précipitation, et ma surprise confirma mon erreur en recon- naissant tout ce qui s'offrit à ma vue pour des or- nemens du temple du Soleil.

Un sentiment confus , mêlé de tristesse et de joie 9 de plaisir et de regret , remplit tout mon cœur. Je me prosternai devant ces restes sacrés de notre culte et de nos autels; je les couvris de respectueux baisers , je les arrosai de mes larmes; je ne pouvais m'en arracher; j'avais oubKé jus- qu'à la présence de Céline ; elle me tira de mon ivresse en me donnant une lettre qu'elle me pria de lire.

Toujours remplie de mon erreur , je la crus de toi; mes traii/[;orts redoublèrent; mais, quoique je la déchirfnisse avec peine, je connus bientôt qu'elle ctai* de Déterville.

Il int^ sera plus aisé, mon cher Aza, de te la copier que de t'en expliquer le sens.

BILLET DE DÉTERVILLE.

« Ces trésors sont à vous , belle Zilia , puisque V je les ai trouvés sur le vaisseau qui vous portait. « Quelque» discussiotis arrivées entre les gens de t l'équipage m'ont empêché jusqu'ici d'en dispo- t ser Kbrement. Je voulais vous les présenter « moî-^méme; mais les inquiétudes que vous avet

D'UNE PÉRUTIENNE. l35

< léiiioigfiées ce tnàtin à ma sœur ne me l^ièsent « plus le choix ilu moTtietit. Je ne saûtate ti'op tôt dfesiper voê craitite^ ; je préférerai tonte ma « tie Totre satlêfaction à ki mietiùe. »

Je l'avoue en rougissant, mon cher Aïoà, je sentis moins alors la ^fénérosité de Détervtlle que le plaisir de lui donoer des preuVes de la mienne.

Je mis promptement à part un vase que le ha- sard plus que la cupidité a fait tomber dans les mains des Espagnols. C'est le même, mon cœur l'a reconnu , que tes lèvres touchèrent le jour tu voulus bien goûter du aca ^ préparé de ma mliin. Plus riche de ce trésor que de tous ceux qu'on me rendait , j'appelai les gens qui les avaient ap- portés : je voulais les leur faire reprendre. pour les renvoyer à Déterville; mais Céline s'opposa à mon dessein.

Que vous êtes injuste s Zilia ! me dit-elle. Quoi ! vous voulez faire accepter des richesses immenses à mon frère, vous que l'offre d'une bagatelle of- fense ! Rappelez votre équité si vous voulez en inspirer aux autres.

Ces paroles me frappèrent. Je craignis quïl n'y eût dans mon action plus d'orgueil et de ven- geance que générosité. Que les vices sont près

' Boisioo des Indieat.

l36 LETTRES,

des vertus ! J'avouai ma faute ; j'en demandai par- don à Céline ; mais je souffrais trop de la con- trainte qu'elle voulait m 'imposer pour n'y pas chercher de l'adoucissffaient. Ne me punissez pas autant que je le mérite , lui dis-je d'un air timide ; ne dédaignez pas quelques modèles du travail de nos malheureuses contrées; vous n'en avez aucun besoin ; ma prière ne doit point vous offenser.

Tandis que je parlais , je remarquai que Céline regardait attentivement deux arbustes d'or char- gés d'oiseaux et d'insectes d'un travail excellent: je me hâtai de les lui présenter , avec une petite corbeille d'argent que je remplis de coquillages , de poissons et de fleurs les mieux imitées : elle les accepta avec une bonté qui me ravit.

Je choisis ensuite plusieurs idoles des nations vaincues ' par tes ancêtres , et une petite statue ^ qui représentait une vierge du Soleil ; j'y joignis un tigre , un lion et d'autres animaux courageux , et je la priai de le$ envoyer à Déterville. Écrivez- lui donc , me dit-elle en souriant ; sans une lettre de votre part , les présens seraient mal reçus.

« Lei incM fftÎMÎent déposer dans le temple du Soleil les idoloc des peuples qu'ils soumettaient , ap^ès leur avoir fait accepter le culte du Soleil. Ik en avaient eni^mêmes, puisque l'inca Huyana consulta l'idole de Bimace. Hitioirê eu inemt, tome i , page 55o.

^ Leb incas ornaient leurs maisons de statues d'or de toute gran- deur , et ipéme de gigantesques.

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D'UNE PBRUYIENNE. ^3'J

J'étais trop satisfaite pour rien refuser ; j'écriTis tout ce que me dicta ma réconnaissance ; et lors- que Céline fut sortie , je distribuai de petits pré- sens à sa china et à la mienne : j'en mis à part pour mon maître à écrire. Je goûtai enfin le déli- cieux plaisir de donner.

Ce n'a pas été sans choix , mon cher Aza ; tout ce qui vient de toi , tout ce qui a des rapports in- times avec ton souvenir n'est point sorti de mes mains.

La chaise d'or ' que l'on conservait dans le temple pour le jour des visites du capa-inca , ton auguste père , placée d'un côté de ma chambre en forme de trdne , me représente ta grandeur et la majesté de ton rang. La grande fiffure du So- leil , que je vis moi-même arracher du temple par les perfides Espagnols , suspendue au-dessus , excite ma vénération; je me prosterne devant elle 9 mon esprit l'adore , et mon cœur est tout à toi. Les deux palmiers que tu donnas au Soleil pour offrande et pour gage de la foi que tu m'avais jurée, placés aux deux côtés du trône , me rap- pellent sans cesse tes tendres sermens.

Des fleurs ^ , des oiseaux répandus avec symé-

' Les incM ne t'asseyaient que sur des sièges d'or mas«if.

* On a dê)à dit que les iardins du temple et ceux de» maisons royales étaient remplis de toutes lortes d'imitations en or et en ar-

l38 LfeTTKES

trie dans tous les coins de ma chambre , forment en raccourci l'image de ces magnifiques jardins je me suis si souvent entretenue de ton idée. Mes yeux satisfaits ne s'arrêtent nulle part sans , me rappeler ton amour , ma joie , mon bonheur « enfin tout ce qui fera jamais la vie de ma vie.

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LETTRE XXVIII.

Zilia témoigne à Aza Pé^onnement l'a jelée le spectacle de dom

jardins, jets d'eau, etc.

Je n'ai pu résister , mon cher A^a , aux instances de Céline ; il af fallu la suivre , et nous sommes depuis deux jours à sa maison de campagne, son mariage fut célébré en arrivant.

Avec quelle violence et quels regrets ne me suîs-je pas arrachée à ma solitude ! A peine aî-je eu le temps de jouir de la vue des omemens pré- cieux qui me la rendaient si chère , que j'ai été forcée de les abandonner; et pour combien de temps? Je l'ignore.

La joie et les plaisirs dont tout le monde parait être enivré me rappellent avec plus de regret les

gent. Les Péninens imitaieDt jusqu'à l'herbe appelée mayê, dont ils faisaient des champs tout entiert^

DMINE PÉRUYÎENNE. l59

jours paisibles que )e passais à t'écrire 9 on du moins à penser à toi : cependant je ne vis jamais des objets si nouveaux pour moi y si merveilleux 9 et si propres à me distraire ; et 9 avec l'usage pas- sable que |'ai à présent de la langue du pays , je pourrais tirer des éclaircissemens aussi amusans qu'utiles sur tout ce qui se passe sous mes yeux , si le bruit et le tumuhe laissaient à quelqu'un assez de sang -froid pour répondre à mes questions : mais jusqu'ici je n'ai trouvé personne qui en etfet la complaisance 9 et je ne suis guère moins em- barrassée que je ne l'étais en arrivant en France.

La parure des hommes et des femmes est si brillante , si chargée d'ornemeos inutiles ; les uns et les autres prononcent si rapidement ce qu'ils disent , que mon attention à les écouter m'em^ pèche de les voir y et celle que j'emploie à les re- garder m'empêche de les entendre. Je reste dans une espèce de stupidité qui fournirait sans doute beaucoup à leur plaisanterie 9 s'ils avaient le loisir de s'en apercevcnr ; mais ils sont si occupés d'eux- mêmes , que mon étonnement leur -échappe. Il n'est que trop fondé 9 mon cher Aza ; je vois ici des prodiges dont les ressorts sont impénétrables à mon imaginntioi).

Je ne te parlerai pas de la beauté de cette mai- son 9 presque aussi grande qu'une ville , ornée

l4o LETTRES

c<^mme un temple , et remplie d'un grand nom- bre de bagatelles agréables dont je yois faire si peu d'usage, que je ne puis me défendre de penser que les Français ont choisi le superflu pour l'objet de leur culte : on lui consacre les arts , qui sont ici tant au-dessus de la nature : ils semblent ne vouloir que l'imiter , ils la surpassent ; et la ma- nière dont ils font usage de ses productions parait souvent supérieure à la sienne. Ils rassemblent dans les jardins , et presque dans un point de vue , les beautés qu'elle distribue avec économie sur la surface de la terre , et les- élémens soumis sem- blent n'apporter d'obstacles à leurs entreprises que pour rendre leurs triomphes plus éclatans.

On voit la terre étonnée nourrir et élever dans son sein les plantes des climats les plus éloignés j sans besoin , sans nécessités apparentes que celles d'obéir aux arts et d'orner l'idole du superflu. L'eau , si facile à diviser , qui semble n'avoir de consistance que par les vaisseaux qui la contien- nent, et dont la direction naturelle est de suivre toutes sortes de pentes , se trouve forcée ici à s'é- lancer rapidement dans les airs , sans guide , sans boutien j par sa propre force , et sans autre utilité que le plaisir des yeux.

Le feu , mon cher Aza , le feu , ce terrible élé- ment ^ je l'ai vu , renonçant à son pouvoir des-

D'UNE PiRCTIENNE. l4i

•tructeur , dirigé docilement par une puissance supérieure , prendre toutes les formes qu'on lui prescrit ; tantôt dessinant un Taste tableau de lu-* mière sur un ciel obscurci par l'absence du soleil , et tantôt nous montrant cet astre diYln descendu sur la terre a^ec ses fëu^ , son activité , sa lumière éblouissante , enfin dans un éclat qui trompe les yeux et le jugement. Quel art, mon cber Au! quels hommes ! quel génie ! J'oublie tout ce que j'ai entendu, tout ce que j'ai tu de leur petitesse : je retombe malgré moi dans mon ancienne ad- miration.

LETTRE XXIX.

Zilia moralise sur U vanité , la frivolité et la politesse des

Français.

Ce n'est pas sans un Yéritable regret, mon cber Aza , que je passe de l'admiration du génie des Français au mépris de l'usage qu'ils en font. Je me plaisais de bonne foi à estimer cette nation charmante; mais je ne puis me refuser à l'évi* dence de ses défauts.

Le tumulte s'est enfin apaisé , j'ai pu faire des questions ; on m'a répondu ; il n'en faut pas da-

l4â LBTTBBS

▼diïtage ici pour être instruite au-delà même de ce qu'on veut savoir. C'est avec une bonne foi et une légèreté hors de toute croyance que les Fran- çais dévoilent les secrets de la perversité de leurs mœurs. Pour peu qu'on les interroge , il ne faut ni finesse ni pénétration pour démêler que leur goûteffiréné pour le superflu a corrompu leur rai* son , leur cœur et leur esprit ; qo'tl a établi des richesses chimériques sur les ruines du néceSf- saire ; qu'il a substitué une politesse superficielle aux bonnes mœurs , et qu'il remplace le bon sens et la raison par le faux brillant de l'esprit.

La vanité dominante des Français est celle de paraître opulens. Le génie , les arts , et peut-être les sciences , tout se rapporte au faste , tout con- court à la ruine des fortunes; et comme si la fécondité de leur génie ne sufiisait pas pour en multiplier les objets , je sais d'eux-mêmes qu'au mépris des biens solides et agréables que la France produit en abondance , ils tirent à grands frais de toutes les parties du monde les meubles fragiles et sans usage qui font l'ornement de leurs- mai- sons , les parures éblouissantes dbnt ils sont coik verts , jusqu'aux mets et aux liqueurs qui corn-- posent leurs *repas.

Peut-être , mon cher Aza , ne trouverais-je rien de condamnable dans l'excès de ces superfluités «

D'UNE PÉRUYISNNE. l43i

si le» Frapçaia ay^eiit des trésovs pour y satisfaite, ou quih A'ei»ploy;yisa0t à contenter leur goût que ce qui teiir resterait après avoir établi Jeurs mai^^ns sur uue aisance bt»miét(9« .

I^os tpis., les plus sag^s qui aient été données aux hoounes , pennettent. certaines décorations , dans chaque état , qui caractérisent la naissance ou les richesses , et qu'à la rigueur on pourrait nwaaiex du superflu ; aussi n'est-ce que celuâ qui naît du dérèglement de Tiniagination , celui qu'on 06 peut s4HiteBir sans manquer à Thumanité et à la justiee , . qui me parait un crime ; en un mot , e est celui dont Les Français sont idolâtres , et au* quel ils.sacriJGteut leur repos et leur honneur.

Il n'y a parsni eux qu'une classe de citoy^na en état de porter le eulte db l'idole à son plus haut degré de splendeur sans manquer aux devoirs du nécessaire. Les grands ont voulu les imiter ; mais ils ne sont que les martyrs de cette religion. Quelle peine , quel embarras y quel travail pour soutenir leur dépense au-delà de leurs revenus ! 11 y a peu de seîgneuirs qui ne mettent en usage plus d'in- dustrie 5 de finesse et de supercherie pour se dis« tinguer par de frivoles somptuosités , que leur» ancêtres n'ont employé de prudence , de valeur et de talens utiles à l'état pour illustrer leur prr)pre nom. Et ne crois pas que je t'en impose , mon

l44 LETTRES

cher Aza : j'entends tous les jours arec indigna- tion des jeunes gens se disputer entre eux la gloire d'avoir niis le plus de subtilité et d'adresse dans les manœuvres qu'ils emploient pour tirer les su- perfluités dont ils se parent des mains de ceux qui ne travaillent que pour ne pas manquer du nécessaire.

Quel mépris de tels hommes ne m'inspireraient- ils pas pour toute la nation^ si je ne savais d'ail- léun que les Français pèchent plus communé- ment faute d'avoir une idée juste des choses que faute de droiture : leur légèreté exclut presque toujours le raisonnement. Parmi eux rien n'est grave , rien n'a de poids ; peut-être aucun n'a ja- mais réfléchi sur les conséquences déshonorantes de sa conduite. Il faut paraître riche , c'est une mode 9 une habitude : on la suit; un inconvé- nient se présente , on le surmonte par une injus- tice ; on ne croit que triompher d'une difficulté ; mais l'illusion va plus loin.

Dans la plupart des maisons , l'indigence et te superflu ne sont séparés que par un appartement. L'un et l'autre partagent les occupations de la journée , mais d'une manière bien différente. Le matin , dans l'intérieur du cabinet , la voix de la pauvreté se fait en)tendre par la bouche d'un homme payé pour trouver les aryens de les con-

D'UNE PÉRUYIENN^B. l45

ciller avec la fausse opulence. Le chagrin et Thu- loeur président à ces entretiens, qui finissent ordinairement par le sacrifice du nécessaire , que Ton immole au superflu. Le reste du jour , après avoir pris un autre habit , un autre appartient , et presqu'un autre être , ébloui de sa propre ma- gnificence , on est gai , on se dit heureux : on va même jusqu'à se croire riche.

J'ai cependant remarqué que quelques-uns de ceux qui étalent- leur faste avec le plus d'afféttation n'osent pas toujours croire qu'ils en imposent. Alors ils se plaisantent eux-mêmes sur leur propre indigence ; ils insultent gaiment à la mémoire de leurs ancêtres , dont la sage économie se conten- tait de vêtemens commodes , de parures et d'à- meublemens proportionnés à leurs revenus plus qu'à leur naissance. Leur famille , dit-on , et leurs domestiques jouissaient d'une abondance frugale et honnête. Ils dotaient leurs filles ; ils établis- saient sur des fondemens solides la fortune du successeur Ve leur nom, et tenaient en réserve de quoi réparer l'infortune d'un ami ou d'un mal- heureux.

Te le dirai-je , mon cher kw P malgré l'aspect ridicule sous lequel on me présentait les mœurs de ces temps reculés , elles me plaisaient telle- ment , j'y trouvais tant de rapport avec la naïveté

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146 LSTTUfiS

des nôtres ^ que ^ me laissant entraîner à Tillu- sion , mon cœur tressaillait à chaque circonstance , comme si j'eusse , à la fin du récit , me trouver au milieu de nos chers citoyens. Mais, aux pre- miers ^^plaudissemens que j'ai donnés à ces cou-^* tûmes si sages , les éclats de rire, que je me suis attirés ont dissipé mon erreur , et je n'ai trouvé autour de moi que les Français insensés de ce temps-ci , qui font gloire du dérèglement de leur imagination.

La même dépravation qui a transfarmé les biens solides des Français en bagatelles inutiles n'a pas rendu moins superficiels les liens de leur société. Les plus sensés d'entre eux, qui gémissent de cette dépravation , m'ont assuré qu'autrefois , ainsi que parmi nous , l'honnêteté était dans l'âme , et l'humanité dans le cœur : cela peut être ; mais à présent , ce qu'ils appellent politesse leur tient lieu de sentiment. Elle consiste dans une infinité de parles sans signification , d*égards sans estime , et de soins sans affection.

Dans les grandes maisons , un domestique est chargé de remplir les devoirs de la société. Il fait chaque jour un chemin considérable pour aller dire à l'un que l'on est en peine de sa santé , à l'autre que l'on s'afflige de son chagrin , ou que Ton se réjouit de son plaisir. A son retour , on

D'UNE PÉRUVIENNE. l47

n'écoute point les réponses qu'il rapporte. On est convenu réciproquement de s'en tenir à la forme, de n'y mettre aucun intérêt; et ces attentions tiennent lieu d'amitié.

Les égards se rendent personnellement ; on les pousse jusqu'à la puérilité : j'aurais honte de t'en parler , s'il ne fallait tout connaître d'une nation si singulière. On manquerait d'égards pour ses supérieurs 9 et même pour ses égaux, si, après l'heure du repas que l'on vient de prendre fami- lièrement avec eux , on satisfaisait aux besoins d'une soif pressante sans avoir demandé autant d'excuses que de permissions. On ne doit pas non plus laisser toucher son habit à celui d'une per- sonne considérable , et ce serait lui manquer que de la regarder attentivement ; mais ce serait bien pis si on manquait à la voir. Il me faudrait plus dlntelligence et plus de mémoire que je n'en ai pour te rapporter toutes les frivolités que l'on donne et que l'on reçoit pour des marques de con- sidération , qui veut presque dire de l'estime.

A l'égard de l'abondance des paroles , tu enten- dras un jour , mou cher Aza , que l'exagération , aussitôt désavouée que primoncée , est le fonds inépuisable de la conversation des Français. Ils manquent rarement d'ajouter un compliment su* perflu à celui qui l'était déjà , dans l'intention de

l48 LETTRES

persuader qu'ils n'en font point C'est avec dès flatteries outrées qu'ils protestent de la sincérité des louanges qu'ils prodiguent, et ils appuient leurs protestations d'amour et d'amitié de tant de termes inutiles, que Ton n'y reconnaît point le sentiment.

0 mon cher Aza , que mon peu d'empressement à parler , que la simplicité de mes expressions doivent leur paraître insipides ! Je ne crois pas que mon esprit leur inspire plus d'estime. Pour mériter quelque réputation à cet égard , il faut avoir fait preuve d'une grande sagacité à saisir les différentes significations des mots et à déplacer leur usage. Il faut exercer l'attention de ceux qui écoutent par la subtilité de pensées souvent im-* |>énétrables , ou bien en dérober l'obscurité sous l'abondance des expressions frivoles. J'ai lu dans un de leurs meilleurs livres que « l'esprit du beau « monde consiste à dire agréablement des riens, « à ne se pas permettre le moindre propos sensé , ( si on ne le fait excuser par les grâces du dis* « cours ; à voiler enfin la raison quand on est c obligé de la produire '. »

Que pourrais-je te dire qui pût te prouver mieux que le bon sens et la raison , qui sont regardés comme le nécessaire de l'esprit, sont méprisés

* Conêiéàraiiami êuf im mmwn dm êiêtU » par M. Doclo»,

D'UNE PÉRUTIBNNE l49

ici , comme tout ce qui est utile ? Enfin , mon cher Axa , 8oi8 assul# que le superflu domine si souve- rainement en France , que qui n'a qu'une fortune honnête est pauvre , qui n'a que des vertus est plat, et qui n'a que du bon sens est sot.

LETTRE XXX.

Zilia te plaint à Ata de ce que Déterville éTÎte de se remontrer auprèi d'elle. Motif de sa tristesse à ce sujet.

Le penchant des Français les porte si naturel- lement aux extrêmes , mon cher Aza , que Déter- ville, quoique exempt de la plus grande partie des défauts de sa nation , participe néanmoins à celui-là. Non content de tenir la promesse qu'il m'a faite de ne plus me parler de ses sentimens . il évite avec une attention marquée de se remon- trer auprès de moi. Obligés de nous voir sans cesse 9 je n'ai pas encore trouvé l'occasion de lui parler.

Quoique la compagnie soit toujours fort nom- breuse et fort gaie , la tristesse règne sur son visage. Il est aisé de deviner que ce n'est pas sans vio- lence qu'il subit la loi qu'il s'est imposée. Je de- vrais peut-être lui en tenir compte ; mais j'ai tant

|50 ' LETTRES

de questions à lui faire sur les intérêts de mon cœur, que )e ne puis lui pardonner son affectation à me fuir.

Je Youdrais Tinterroger sur la lettre qu'il a écrite en Espagne , et savoir si elle peut être arriyée à présent. Je voudrais avoir une idée juste du temps de ton départ , de celui que tu emploieras à faire ton voyage , afin de fixer celui de mon bonheur.

Une espérance fondée est un bien réel ; mais , mon cher Âza , elle est bien plus chère quand on en voit le terme.

Aucun des plaisirs qui occupent la compagnie ne m'affecte ; ils sont trop bruyans pour mon âme ; je ne jouis plus de Tentretien de Céline. Tout oc- cupée de son nouvel époux , à peine puis^je trou- ver quelques momens pour lui rendre des devoirs d'amitié. Le resté de la compagnie ne m'est agréa- ble qu'autant que je puis en tirer des lumières sur les différens objets de ma curiosité y et je n'en trouve pas toujours l'occasion. Ainsi , souvent seule au milieu du monde , je n'ai d'amusemens que mes pensées : elles sont toutes à toi , cher ami de mon cœur ; tu seras à jamais le seul confident de mon âme , de mes plaisirs et de mes peines.

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D*UN£ PÉBllVIENNE. l5l

LETTRE XXXI.

Reooentre imprévue de Zilia et de DéterviUe. Leur entretien. Alar- mes et soupçons de Zilia sur la fidélité d'Aza , dont elle a appris le changement de religion.

J'avais grand tort , mon cher Aza , de désirer si vivement un entretien avec Déterville. Hélas! il ne m'a que trop parlé; quoique je désavoue le trouble qu'il a excité dans mon âme, il n'est point encore effacé.

Je ne sais quAe sorte d'impatience se joignit hier à l'ennui que j'éprouve souvent. Le monde et le bruit me ^devinrent plus importuns qu'à l'or-* dinaire ; jusqu'à tendre satisfaction de Céline et de son époux , tout ce que je voyais m'inspirait une indignation approchant du mépris. Honteuse de trouver des sentimens si injustes dans mon cœur 9 j'allai cacher l'embarras qu'ils me causaient dans l'endroit le plus reculé du jardin.

A peine m'étais* je assise au pied d'un arbre , que des larmes involontaires coulèrent de mes yeux. Le visage caché dans mes mains , j'étais ensevelie dans une rêverie si profonde , que Dé* terville était à genoux à côté de moi avant que je l'eusse aperçu.

l5â LETTRES

Ne TOUS offensez pas , Zilia , me dit-il ; c'est le hasard qui m'a conduit à vos pieds ^ je ne vous cherchais pas. Importuné du tumulte , je Tenais jouir en paix de ma douleur. Je vous ai aperçue y j'ai combattu avec moi-même pour m'éloigner de vous : mais je suis trop malheureux pour l'être sans relâche ; par pitié pour moi je me suis ap- proché ; j'ai vu couler vos larmes , je n'ai plus été le maître de mon cœur : cependant, si vous m'or- donnez de vous fuir , je vous obéirai. Le pourrez- vous, Zilia ? Vous suis-je odieux ? Non , lui dis-je; au contraire, asseyez-vous, je suis bien aise de trouver une occasion de m'expiquer. Depuis vos

derniers bienfaits N'en parlons point, inter-

^rompit-il vivement. Attendez , repns-je en l'inter- rompant à mon tour , pour être tout-à-falt géné- reux , il faut se prêter à la reconnaissance ; je ne vous ai point parlé depuis que vous m'avez rendu les précieux omemens du temple j'ai été élevée. Peut-être eii vous écrivant ai-je mal exprimé les sentimens qu'un tel excès de bonté m'inspirait ;

je veux Hélas! interrompit-il encore, que la

reconnaissance est peu flatteuse pour un cœur malheureux ! Compagne de l'indifiérence , elle ne s'allie que trop souvent avec la haine. *

Qu'osez-vous penser? m'écrîai-je : ah! Déter- ville, combien j'aurais de reproches à vous faire.

D'UNE PERUVIENNE. 1 53

si TOUS n'étiez pas tant à plaindre ! bien loin de Yoas haïr , dès le premier moment )e vous ai yu , j'ai senti moins de répugnance à dépendre de TOUS que des Espagnols. Votre douceur et votre bonté me firent désirer dès-lors de gagner votre amitié. A mesure que j'ai démêlé votre caractère, je me suis confirmée dans l'idée que vous méritiez toute mienne ; et , sans parler des extrêmes obligations que je vous ai , puisque ma reconnais- sance vous blesse , comment aurais-je pu me dé- fendre des sentimens qui vous sont dus ?

Je n'ai trouvé que vos vertus dignes de la sim- plicUé des nôtres. Un fils du Soleil s'bonorerait de vos sentimens ; votre raison est presque celle de la nature; combien de motifs pour vous chérir! jusqu'à la noblesse de votre figure , tout me plaît en vous : l'amitié a des yeux aussi-bien que l'a- mour. Autrefois, après un moment d'absence, je ne vous voyais pas revenir sans qu'une sorte de sérénité ne se répandit dans mon cœur ; pourquoi avez-vous changé ces innocens plaisirs en peines et en contraintes ?

Votre raison ne parait plus qu'avec effort ; j'en crains sans cesse les écarts. Les sentimens dont vous m'entretenez gênent l'expression des miens ; - ils me privent du plaisir de vous peindre sans dé- tour les charmes que je goûterais dans votre amitié.

l54 LBTXRES

si VOUS n'en troubliez la douceur. Vous m otez jusqu'à la volupté délicate de regarder mon bien* faiteur ; vos yeux embarrassent les miens ; je n'y remarque plus cette ap:réable tranquillité qui pas* sait quelquefois jusqu'à mon âme ; je n'y trouve plus qu'une morne douleur qui me reproche sans cesse d'en être la cause. Ah ! Déterville y que vous êtes injuste, si vous croyez soufiErir seul!

Ma chère Zilia, s'écria -t- il en me baisant la main avec ardeur , que vos bontés et votre fran- chise redoublent mes regrets ! Quel trésor que la possession d'un cœur tel que le vôtre l Mais avec quel désespoir vous m'en faites sentir la perte! Puissante Zilia , continua-t-il , quel pouvoir est le vôtre I N'était'-ce point assez de me faire passer de la profonde indifférence à l'amour excessif, de l'indolence à la fureur? faut-il encore vaincre des sentimens que vous avez fait naître? Le pourrai-je? Oui , lui dis-je , cet effort est digne de vous , de votre cœur. Cette action juste vous élève au-des* sus des mortels. Mais pourrai-je y survivre? reprit- il douloureusement : n'espérez pas au moins que je serve de victime au triomphe de votre amant ; j'irai loin de vous adorer votre idée; elle fera la nourriture amère de mon cœur : je vous aimerai , et je ne vous verrai plus ! Ah ! du moins ne m'ou- bliez pas f

D'UNE PBRUTIENNE. l55

Les sanglots étouffèrent sa Yoix ; il se hâta de cacher les lafmes qui couvraient son visage ; j'en répandais moi-même. Aussi touchée de sa géné- rosité que de sa douleur , je pris une de ses mains que je serrai dans les miennes : Non , lui dis-je,v TOUS ne partirez point : laissez -moi mon ami ; contentez-TOus des sentimens que j'aurai toute ma vie pour vous ; je vous aime presque autant que j'aime Aza ; mais je ne puis jamais vous aimer comme lui.

Cruelle Zilia , s'écria-t-il avec transport , accom- pagnerez*vous toujours vos bontés des coups les plus sensibles ? Un mortel poison détruira-t-il sans cesse le charme que vous répandez sur vos paroles? Que je suis insensé de me livrer à leur douceur ! dans quel honteux abaissement je me plonge ! C'en est fait , je me rends à moi*méme , ajouta- t-il d'un ton ferme ; adieu , vous verrez bientôt Aza. Puisse-t*il ne pas vous faire éprouver les tourmens qui me dévorent ! puisse-t-il être tel que vous le désirez, et digne de votre cœur!

Quelles alarmes , mon cher Aza , l'air dont il prononça ces dernières paroles ne jeta-t-ii pas dans mon âme ! Je ne pus me défendre des soup- çons qui se présentèrent en foule à mon esprit. Je ne doutai pas que Déterville ne fût mieux in- struit qu'il ne voulait le paraître ; qu'il ne m'eût

l56 LETTRES

caché quelques lettres qu'il pouvait avoir reçues d'Espagne*; enfin , oserai-je le pronimeer? que tu ne fusses infidèle.

Je lui demandai la yérité avec les dernières in- stanceis : tout ce que je pus tirer de lui ne fut que des conjectures vagues , aussi propres à confirmer qu'à détruire mes craintes. Cependantles réflexions qu'il fit sur l'inconstance des hommes , sur les dan- gers de l'absence , et sur la légèreté avec laquelle tu avais changé de religion , jetèrent quelque trou- ble dans mon âme.

Pour la première fois ma tendresse me devint un sentiment pénible ; pour la première fois je craignis de perdre ton cœur. Aza , s'il était vrai ! si tu ne m'aimais plus!.... Ah! que jamais un tel soupçon ne souille la pureté de mon cœur! Non, je serais seule coupable , si je m'arrêtais un mo- ment à cette pensée , indigne de ma candeur , de ta vertu, de ta constance. Non , c'est le désespoir qui a suggéré à Déterville ces affreuses idées. Son trouble et son égarement ne devaient*ils pas me rassurer? L'intérêt qui le faisait parler ne devait-il pas m'étre suspect? Il me le fut, mon cher Aza : mon chagrin se tourna tout entier contre lui ; je le traitai durement; il me quitta désespéré. Aza! je t'aime si tendrement! Non , jamais tu ne pourras m'oublier.

D'UNE PÉRUTIENNE. 167

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XXXII.

iBpAticBce de Zilia tnr l'amyée d'Aza. Elle demeure avec Céline et ion mari, qui la répandent dans le grand monde. Sei réflexion! tor le caractère dei Françaii.

Que ton voyage est long ^ mon cher Aza ! Que je désire ardemment ton arrivée ! Le terme m'en parak plus vague que je ne l'avais encore envisagé , et je me garde bien de faire -dessus aucune question à Déteryille. Je ne puis lui pardonner la mauvaise opinion qu'il a de ton cœur. Celle que je^rends du sien diminue beaucoup la pitié que j'avais de ses peines et le regret d'être en quelque façon séparée de lui.

Nous sommes à Paris depufs quinze jours ; je demeure avec Céline dans la maison de son mari , assez éloignée de celle de son frère pour n'être point obligée à le voir à toute heure. Il vient sou- vent y manger ; mais nous menons une vie si agi- tée , Céline et moi , qu'il n'a pas le loisir de me parler en particulier.

Depuis notre retour nous employons une partie de la journée au travail pénible de notre ajuste- ment y et le reste à ce qu'on appelle rendre des devoirs.

l58 LETTRES

Ces deux occupations me paraîtraient aussi in- fructueuses qu elles sont fatigantes, si la dernière ne me procurait les moyens de m'instruire encore plus particulièrement des mœurs du pays. A mon arrivée en France , n'ayant aucune connaissance de la langue , je ne jugeais que sur les apparences. Lorsque je commençai à en faire usage , j'étais dans la maison religieuse : tu sais que j'y trou- vais peu de secours pour mon instruction ; je n'ai vu à la campagne qu'une espèce de société parti- culière : c'est à présent que , répandue dans ce qu'on appelle le grand monde , je vois la nation entière , et que je puis l'examiner sans obstacle.

Les devoirs que nous rendons consistent à en* trer en un jour dans le plus grand nombre de maisons qu'il est possible , pour y payer et y re- cevoir un tribut de louanges réciproques sur la beauté du visage et de la taille , sur l'excellence du goût et du choix des parures , et jamais sur les qualités de l'âme.

Je n'ai pas été long-temps sans m'apercevoir de la raison qui fait prendre tant de peines pour acquérir cet hommage frivole ; c'est qu'il faut né* cessairement le recevoir en personne , encore n'est-il que bien momentané. Dès que l'on dis- parait , il prend une autre forme ; les agrémens que l'on trouvait à celle qui sort no servent plus

D»UNE PiRUTIENNE. l59

que de comparaison méprisante pour établir les perfections de celle qui arrive.

La censure est le goût dominant des Français, comme Tinconséquençe est le caractère de la na- tion. Leurs livres sont la critique générale des mœurs , et leur conversation celle de chaque par- ticulier, pourvu néanmoins qu'ils soient absens; alors on dit librement tout le mal que Ton en pense , et quelquefois celui que Ton ne pense pas. Les plus gens de bien suivent la coutume ; on les dis- tingue seulement à une certaine formule d'apo- logie de leur franchise et de leur amour pour la vérité, au^moyen de laquelle ils révèlent sans scrupule les défauts , les ridicules , et jusqu'aux vices de leurs amis. *

Si la sincérité, dont les Français font usaj^ les uns envers les autres n'a point d'exception , de même leur confiance réciproque est sans bornes. Il ne faut ni éloquence pour se faire écouter , ni probité pour se faire croire. Tout est dit , tout est reçu avec la même légèreté.

Me crois pas pour cela , mon cher Aza , qu'en général les Français soient nés méchans ; je serais plus injuste qu'eux , si je te laissais dans l'erreur.

Naturellement sensibles , touchés de la vertu , je n'en ai point vu qui écoutassent sans attendris- sement le récit que l'on m'oblige souvent de faire

lt>0 LETTRES

de la droiture de nos cœurs , de la candeur de nos sentimens et de la simplicité de nos mœurs ; s*ils vivaient parmi nous , ils deviendraient vertueux : l'exemple et la coutume* sont les tyrans de leur conduite.

Tel qui pense bien d'un absent en médit pour n être pas méprisé de ceux qui l'écoutent : tel autre serait bon s humain , sans orgueil , s'il craignait d'être ridicule ; et tel est ridicule par état qui serait un modèle de perfection s'il osait hautement avoir du mérite.

Enfin , mon cher Aza , chez la plupart d'entre ' eux les vices sont artificiels comme les vertus , et la frivolité de leur caractère ne leur permet d'être qu'imparfaitement ce qu'ils sont. Tels à peu près que certains jouets de leur enfance , imitation in- forme des êtres pensans , ils ont du poids aux yeux , de la légèreté au tact , la surface colorée , un intérieur informe , un prix apparent , aucune valeur réelle. Aussi ne sont-ils guère estimés par les autres nations que comme les jolies bagatelles le sont dans la société. Le bon sens sourit à leurs gentillesses , et les remet froidement à leur place.

Heureuse la nation qui n'a que la nature pour guide , la vérité pour principe , et la vertu pour mobile !

D'UNE PÉRUTIENNE. l6l

LETTRE XXXIII.

«

Suite des réflexions de Zilia sur le caractère des Français, surtout

à l'égard des femmes.

Il u'est pas surprenant, mon cher Aza, que l'inconséquence soit une suite du caractère léger des Français; mais je ne puis assez m'étonner de ce qu'avec autant et plus de lumières qu'aucune autre nation , ils semblent ne pas apercevoir les contradictions choquantes que les étrangers re- marquent en eux dès la première vue.

Parmi le grand nombre de celles qui me frap- pent tous les jours je n'en vois point de plus déshonorante pour leur esprit ^jue leur façon de penser sur les femmes. Ils les respectent , mon cher Aza , et en même temps ils les méprisent avec un égal excès. ^

La première loi de leur politesse , ou , si tu yeux y de leur vertu ( car jusqu'ici je ne leur en ai guère découvert d'autres ) , regardé les femmes. L'homme du plus haut rang doit des égards à celle de la plus vile condition ; il se couvrirait de honte et de ce qu'on appelle ridicule , s'il lui faisait quel- que insulte personnelle ; et cependant l'homme le moins considérable, le moins estimé, peut trom-

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l6a LETTRES

per , trahir une femme de mérite , noircir sa ré- putation par des calomnies , sans craindre ni blâme ni punition.

Si je n'étais assurée que bientôt tu pourras en juger par toi-même , oserais-je te peindre des con- trastes que la simplicité de nos esprite peut à peine concevoir? Docile aux notions de la nature , notre génie ne va pas au-delà. Nous avons trouvé que la force et le courage <lans un sexe indiquaient qu'il devait être le soutien et le défenseur de l'au- tre ; nos lois y sont conformes**. Ici , loin de com- patir à la faiblesse des femmes , celles du peuple , accablées de travail , n'en sont soulagées ni par les lois ni par leurs maris ; celles d'un rang plus élevé , jouets de la séduction ou de la méchanceté des hommes, n'ont, pour se dédommager de leurs perfidies , que les dehors d'un respect pu- rement imaginaire , toujours suivi de la plus mor- dante satire.

Je m'étais bien aperçue en entraiit dans le monde que la censure habituelle de la nation tombait principalement sur les femmes, et que les hommes entre eux ne se méprisaient qu'avec ménagement : j'en cherchais la cause dans leurs bonnes qualités, lorsqu'un accident me l'a fait découvrir parmi leurs défauts.

* Les lois dispensaient les femmes de tout travail pénible.

D'UNE PÉRUYIENNE. l63

Dans toutes les maisons bous sommes en- trées depuis deux jours on a raconté la mort d'un jeune homme tué par un de ses amis ; et Ton approuvait cette action Ji>arbare , parla seule raison que le mort avait parlé au désavantage du vivant. Cette nouvelle extravagance me p'arut d'un caractère assex sérieux pour être approfondie. Je m'informai , et j'appris , mon cher Aza, qu'un homme est obligé d'exposer sa vie pour la ravir à un autre , s'il apprend que cet autre a tenu quelques discours contre lui , ou à se bannir de la société , s'il refuse de prendre une vengeance si cruelle. Il n'en fallut pas davantage pour m'ou- vrir les yeux sur ce que je cherchais. Il est clair que les hommes naturellement lâches , sans honte et sans remords , ne craignent que les punitions corporelles , et que , si les femmes étaient auto- risées à punir les outrages qu'on leur fait de la même manière dont ils sont obligés de se venger de la plus légère insulte , tel que l'on voit reçu et accueilli dans la société ne le serait plus ; ou , retiré dans un désert , il y cacherait sa honte et sa mauvaise foi. L'impudence et l'effronterie do- minent entièrement les jeunes hommes , surtout quand ils ne risquent rien. Le motif de leur con- duite avec les femmes n'a pas besoin d'autre éclaircissement : mais je ne vois pas encore le

l64 LETTRES

fondement du mépris intérieur que je remarque pour elles presque dans tous les esprits ; je ferai mes efforts pour le découvrir ; mon propre intérêt m*y engage. O mon cher Aza ! quelle serait ma douleur , si à ton arrivée on te parlait de moi comme j'entends parler des autres !

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LETTRE XXXIV.

Zilia continue sei réflexion* sur les mœurs de la nation française.

Il m'a fallu beaucoup de temps , mon cUer Aza , pour approfondir la cause du mépris que ion a presque généralement ici pour les femmes. Enfin je crois l'avoir découverte dans le peu de rapport qu'il y a entre ce qu'elles sont et ce que l'on s'imagine qu'elles devraient être. On voudrait , comme ailleurs , qu'elles eussent du mérite et de la vertu. Mais il faudrait que la nature les fit ainsi ; car l'éducation qu'on leur donne est si opposée à la fin qu'on se propose , qu'elle me parait être le chef-d'œuvre de l'inconséquence française.

Ou sait au Pérou , mon cher Aza « que , pour préparer les humains à la pratique des vertus , il faut leur inspirer dès Tenfance un courage et une

D'DNB PÉRUVIENNF. l65

certaine fermeté d'âme qui leur forment un ca- ractère décidé ; on l'ignore en France. Dans le premier âge , les enfans ne paraissent destinés qu'au divertissement des parens et de ceux qui les gouvernent. Il semble que l'on veuille tirer uh honteux avantage de leur incapacité à découvrir la vérité. On les trompe sur ce qu'ils ne voient pas. On leur donne des idé& fausses de ce qui se pré- sente :\ leurs sens , et l'on rit inhumainement de leurs erreurs ; on augmente leur sensibilité et leur faiblesse naturelle par une puérile compassion pour les petits accidens qui leur arrivent : on ou- blie qu'ils doivent être des hommes.

Je ne sais quelles sont les suites de l'éducation^ qu'un père donne à son fils , je ne m'en suis pas informée. Mais je sais que, du moment que les filles con^^cent à être capables de recevoir des instructions , on les enferme dans une maison re- Ugieuse pour leur apprendre à Tivre dans le monde; que l'on confie le soin d'éclairer leur esprit à des personnes auxquelles on ferait peut-être un crime d'en avoir , et qui sont incapables de leur forn>er le cœur, qu'elles ne connaissent pas.

Les principes de religion , si propres à ser\ir de germe à toutes les vertus , ne sont appris que superficiellement et par mémoire. Les devoirs à l'égard de la Divinité ne sont pas inspirés avec

l66 LETTRES

plus de méthode. Ils consistent dans de' petites cérémonies d'un cuHe extérieur, exigées avec tant de sévérité , pratiquées avec tant d*ennui, que c'est le premier joug dont on se défait en entrant dans le monde ; et si l'on en conserve encore quelques usages , à la manière dont on s'en acquitte , on croirait volontiers que ce n'est qu'une espèce de. politesse que l'on rend pa^ habitude à la Divinité. D'ailleurs rien ne remplace les premiers fonde- mens d'une éducation mal dirigée. On ne connaît presque point en France le respect pour soi-même > dont on prend tant de soin de remplir le cœur de nos jeunes vierges. Ce sentiment généreux qui nous rend les juges les plus sévères de nos actions et de nos pensées, qui devient un principe sûr quand il est bien senti , n'est ici d'aucune ressource pour les femmes. Au peu de soin que l'on pjptd de leur âme , on serait tenté de croire que les Français sont dans l'erreur de certains peuples barbares qui leur en refusent une.

, Régler les mouvcmens du corps , arranger ceux ^ du visage , 'composer l'extérieur , sont les points essentiels de l'éducation. C'est suf les attitudes plus ou moins gênantes de leurs filles que les pa- rens se glorifient de les avoir bien élevées. Ils leur recommandent de se pénétrer de confusion pour une faute commise contre la bonne grâce : ils ne

D»13NE PERUYIJSNNE. 167

leur disent pas que la contenance honnête n'est qu'une hypocrisie 9 si elle n'est l'effet de l'hon- nêteté de l'âme. On excite sans cesse en elles ce méprisable amour-propre , qui n'a d'effet que sur les agrémens extérieurs. On ne leur fait pas con- naître celui qui forme le mérite , et qui n'est sa- tisfait que par l'estime. On borne la seule idée qu'on leur donne de l'honneur à n'avoir point d'amans , en leur présentant sans cesse la certi- tude de plaire pouj^écompeuse de la gêne et de la contrainte qu'oReur impose ; et le temps le plus précieux pour former l'esprit est employé à acquérir des talens imparfaits dont on fait peu d'usage dans la jeunesse , et qui deviennent ridi- cules dans un âge plus avancé.

Mais ce n'est pas tout , mon cher Aza , l'incon- séquence des Français n'a point de bornes. Avec de tels principes ils attendent de leurs femmes la pratique des vertus qu'ils ne leur font pas con- naître ; ils ne leur donnent pas même une idée juste des termes qui les désignent. Je tire tous les jours plus d'éclaircissement qu'il. ne pi 'en faut - dessus dans les entretiens que j'ai avec de jeunes personnes dont l'ignorance ne me cause pas moins d'étonnement que tout ce que j'ai vu jusqu'ici.

Si je leur parle de sentimens , elles se défendent

l68 LSTTHES

d'en avoir, parce qu elles ne connaissent que celui de Tamour. Elles n'entendent par le mot de bonté que la compassion naturelle que Ton éprouve à la vue d^un être souffrant ; et j'ai même remarqué qu'elles en sont plus affectées pour des animaux que pour des humains ; mais cette bonté tendre , réfléchie , qui fait faire le bien avec noblesse et discernement , qui porte à Tindulgence et à l'humanité , leur est totalement inconnue. Elles croient avoir rempli toute ^tendue des devoirs de la discrétion en ne rehaut qu'à quelques amies les secrets frivoles qu'elles ont surpris ou qu ou leur a confiés. Mais elles n'ont aucune idée de cette discrétion circonspecte , délicate et né- cessaire pour n'être point à charge , pour ne bles- ser personne , et pour maintenir la paix dans la société.

Si j'essaie de leur expliquer ce que j'entends par la modération , sans laquelle les vertus mêmes sont presque des vices ; si je parle de l'honnêteté des mœurs, de l'équité à l'égard des inférieurs» si peu pratiquée en France , et de la fermeté à mépriser et à fuir les vicieux de qualité , je re- marque à leur embarras qu'elles me soupçonnent de parler la langue péruvienne , et que la seule politesse les engage à feindre de m'entendre.

Elles ne sont pas mieux instruiu^s s^r la con-

D*UN£ PÉRUVIENNE. itig

naissance du inonde , des hommes et de la so* ciété. Elles ignorent jusqu'à Tusage de leur langue naturelle ; il est rare qu elles la parlent correcte- ment , et je ne m'aperçois pas sans une extrême

surprise que je suis ù présent jplus savante qu'elles à cet égard.

C'est dans cette ignorance que 1 on marie les filles , à peine sorties de l'enfance. Dès-lors il sem- ble 9 au peu d'intérêt que les parens prennent à leur conduite, qu'elles ne leur appartiennent plus. La plupart des maris ne s'en occupent pas davantage. Il serait encore temps de réparer les défauts de la première éducation ; on n'en prend pas la peine.

Une jeune femme , libre dans son appartement, y reçoit sans contrainte les compagnies qui lui plaisent. Ses occupations sont ordinairement pué- riles, toujours inutiles , et peut-être au-dessous de l'oisiveté. On entretient son esprit tout au moins de frivolités malignes ou insipides , plus propres à la rendre méprisable que la stupidité même. Sans confiance en elle , son mari ne cherche point à la former au soin de ses affaires , de sa famille et de sa maison. Elle ne participe au tout de ce petit univers que par la représentation. C'est une figure d'ornement pour amuser les curieux ; aussi, pour peu que l'humeur impérieuse se joigne au goût de la dissipation , elle donne dans tous les

170 IITTRBS

travers , passe rapidement de rindépendance à la licence , et bientôt elle arrache le mépris et l'in- dignation des hommes malgré leur penchant et leur intérêt à tolérer les vices de la jeunesse en faveur de ses agrémens.

Quoique je te dise la vérité avec toute la sin- cérité de mon cœur, mon cher Aza , garde -toi bien de croire qu'il n'y ait point ici de femmes de mérite. Il en est d'assez heureusement nées pour se donner à elles-mêmes ce que l'éducation leur refuse. L'attachement à leurs devoirs , la décence de leurs mœurs et les agrémens honnêtes de leur esprit attirent sur elles l'estime de tout le monde. Mais le nombre de celles-là est si borné en com- paraison de la multitude , qu'elles sont connues et révérées par leur propre nom. Ne crois pas non plus que le dérangement de la conduite des au- tres vienne de leur mauvais naturel. En général , il me semble que les femmes naissent ici bien plus communément que chez nous , avec toutes les dispositions nécessaires pour égaler les hommes en mérite et en vertus. Mais , comme s'ils en con- venaient au fond de leur cœur , et que leur or- gueil ne pût supporter cette égalité , ils contribuent en toute manière à les rendre méprisables , soit en manquant de considération pour les leurs , soit en séduisant celles des autres.

/

D*UN£ PÉRUVIENNE. I7I

Quand tu sauras qu'ici l'autorité est entière* ment du côté des hommes , tu ne doutei^s pas , mon cher Aza , qu'ils ne soient responsables de tous les désordres de la société. Ceux qui par une lâche indifférence laissent suivre à leurs femmes le goût qui les perd , sans être les plus coupables , ne sont part les moins dignes d être méprisés; mais on ne fait pas assez d'attention à ceux qui , par l'exemple d'une conduite vicieuse et indécente , entraînent leurs femmes dans le dérèglement , ou par dépit , ou par vengeance.

Et en effet , mon cher Aza , comment ne se- raient-elles pas révoltées contre l'injustice des lois qui tolèrent l'impunité des hommes , poussée au même excès que leur autorité ? Un mari , sans craindre aucune punition , peut avoir pour sa femme les manières les plus rebutantes ; il peut dissiper en prodigalités aussi criminelles qu'exces- sives non-seulement son bien, celui de ses enfans, mais même celui de la victime qu'il fait gémir presque dans l'indigence par une avarice pour les dépenses honnêtes , qui s'allie très-communément ici avec la prodigalité. Il est autorisé à punir ri- goureusement l'apparence d'une légère infidélité en se livrant sans honte à toutes celles que le li- bertinage lui suggère. Enfin , mon cher Aza , il semble qu'en France les liens du mariage ne soient

172 ^ LETTRBS

»

réciproques qu'au moment de la célébration , et que dans la suite les femmes seules y doivent être^ assujetties.

Je pense et je sens que ce serait les honorer beaucoup que de les croire capables de conserrer de Tamour'pour leur mari malgré rindifference et les dégoûts dont la plupart sont accaUées : mais qui peut résister au mépris ?

Le premier sentiment que la nature a~ mis en nous est le plaisir d'être, et nous le sentons plus vivement et par degrés à mesure que nous nous apercevons du cas que Ton fait de nous.

Le bonheur machinal du premier âge est d'être aimé de ses parens et accueilli des étrangers. Celui du reste de la vie est de sentir l'importance de notre être à proportion qu'il devient nécessaire au bonheur d'un autre. C'est toi , mon cher A%a , c'est ton amour extrême, c'est la franchise de nos cœurs, la sincérité de dos sentimens qui m'ont dévoilé les secrets de la nature et ceux de l'amour. L'amitié , ce sage et doux lien, devrait peut-être remplir tous nos vœux; mais elle partage .sans crime et sans scrupule son affection entre plusieurs objets; l'amour, qui donne et qui exige une préférence ' exclusive , uous présente une idée si haute , si sa- tisfaisante de notre être , qu elle seule peut con- tenter l'avide ambition de primauté qui nait avec

. D'UNE PÉRUVIENNE. I75

nous , qui se manifeste dans tous les âges ^ dans tous les temps , dans tous les états ^ et le goût na- turel pour la propriété achève de déterminer notre penchant à Famour.

Si la possession d'un meuble , d'un bijrm , d une terre est un de^ sentimens les plus agréables que nous éprouvions, quel doit être celui qui nous assure la possession d'un cœur, d'une âme, d'un être «libre, indépendant, et qui se donne volon- tairement en échange du plaisir de posséder en nous les mêmes avantages !

S'il est donc vrai , mon cher Aza , que le désir dominant de nos cœurs soit celui d'être honoré en ' général et chéri de quelqu'un en particulier , con- çois-tu par quelle inconséquence les Français peuvent espérer qu'une jeune femme accablée de l'indifférence offensante de son mari ne cherche pas à se soustraire à l'espèce d'anéantissement qu'on lui présente sous toutes sortes de formes ? Imagines-tu qu'on puisse lui proposer de ne tenir à rien dans l'âge les prétentions vont au-delà du mérite ? Pourrais-tu comprendre sur quel fon- dement on exige d'elle la pratique des vertus dont les hommes se dispensent, en lui refusant les lumières et les principes nécessaires pour les pra- tiquer? Mais ce qui se conçoit encore moins , c'est que les parens et les maris se plaignent récipro-

174 LETTRES

quement du mépris qu'on a pour leurs femmes et leurs filles, et qu'ils en perpétuent la cause de race en race avec l'ignorance , l'incapacité et la mauvaise éducation.

O mon cher Aza ! que les vices brillans d'une nation d'ailleurs si séduisante ne nous dégoûtent point de la naïve simplicité de nos mœurs. N'ou- blions jamais , toi , l'obligation tu es d'être mon exemple , mon guide et mon soutien dans le chemin de la vertu , et moi , celle je suis de conserver ton estime et ton amour en imitant mon modèle.

LETTRE XXXV.

DéterviUe , avec ane partie det richesses de Zilia , lui lait l'acqui- sition d'une terre , , sans l'avoir prévenue , il lui donne une fête agréable.

/

Nos visites et nos fatigues, mon cher Aza, ne pouvaient se terminer plus agréablement. Quelle journée délicieuse j'ai passée hier! Combien les nouvelles obligations que j'ai à Déterville et à sa sœur me sont agréables ! mais combien elles me seront chères quand je pourrai les partager avec toi!

D'UNE PÉRUVIENNE. 176

Après deux jours de repoà , nous partîmes hier matin de Paris , Céline , son frère , son mari et moi , pour aller , disait-elle , rendre une visite à la meilleure de ses amies. Le voyage ne fut pas long ; nous arrivâmes de très-bonne heure à une maison de campagne dont la situation et les ap- proches me parurent admirables ; mais ce qui m'étonna en y entrant , fut d'en trouver toutes les portes ouvertes, et de n'y rencontrer personne.

Cette maison , trop belle pour être abandonnée , trop petite pour cacher le monde qui aurait dO l'habiter, me paraissait un enchantement. Cettfe pensée me divertit ; je demandai à Céline si nous étions chez une de ces fées dont elle m'avait fait lire les histoires , la maîtresse du logis était invisible , ainsi que les domestiques.

Vous la verrez, me répondit-elle ; mais, comme des affaires importantes l'appellent ailleurs pour toute la journée , elle m'a chargée de vous engager à faire les honneurs de chez elle pendant son ab- sence. Mais , avant toutes choses , ajouta-t-elle , il faut que vous signiez le consentement que vous donnez s^s doute à cette proposition. Ah ! volon- tiers, lui dis-je en me prêtant à la plaisanterie.

Je n'eus pas plus tôt prononcé ces paroles , que je vis entrer un homme vêtu de noir, qui te- nait une écritoire et du papier déjà écrit; il me

I'j6 LETTRES

le présenta 9 et j'y plaçai mon nom TonToulut.

Dans Tinstant même parut un autre homme d'assez bonne mine , qui nous invita , selon la coutume , de passer avec lui dans l'endroit Ton mange. Nous y trouyàmes une table servie avec autant de propreté que de magnificence ; à peine étions*nous assis , qu'une musique charmante se fit entendre dans la chambre voisine ; rien ne manquait de tout ce qui peut rendre un repas agréable. Déterville même semblait avoir oublié son chagrin pour nous exciter à la joie : il me parlait en mille manières de ses sentimens pour moi , mais toujours d'un ton flatteur , sans plainte ni reproche.

lie jour était serein ; d'un commun accord nous résolûmes de nous prom'ener en sortant de table. Nous trouvâmes les jardins beaucoup plus éten- dus que la maison ne semblait le promettre. L'art et la symétrie ne s'y faisaient admirer que pour rendre plus touchans les charmes de la simple nature.

Nous bornâmes notre coursé dans un bois qui termine ce beau jardin ; assis t<^us quatre sur un gazon délicieux , nous vîmes venir à -nous , d'un côté , une troupe de paysans vêtus proprement à leur manière , précédés de quelques instrumens de musique ; et de l'autre , une troupe de jeunes

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D'UNE PÉKUTIENNE. I77

filles vêtues de blanc , la tête ornée de fleurs cham-* pêtres , qui chantaient d'une façon rustique 9 mais mélodieuse , des chansons j entendis avec sur- prise que mon nom était souvent répété.

Mon étonnement fut bien plus fort lorsque , les deux troupes nous ayant joints, je vis l'homme le plus apparent quitter la sienne , mettre un ge- nou en terre , et me présenter dans un grand bassin plusieurs clefs , avec un compliment que mon trouble m'empêcha de bien entendre ; je compris seulement qu'étant le chef des villageois de la contrée , il venait me rendre hommage en qualité de leur souveraine , et me présenter les clefs de la maison , dont j'étais aussi la maîtresse.

Dès qu'il eut fini sa harangue , il se leva pour faire place à la plus jolie d'entre les jeunes filles. Elle vint me présenter une gerbe de fleurs ornée de rubans , qu'elle accompagna aussi d'un petit discours à ma louange, dont elle s'acquitta de bonne grâce.

J'étais trop confuse , mon cher Aza , pour ré- pondre à des éloges que je méritais si peu. D'ail- leurs tout ce qui se passait avait un ton si appro- chant de celui de la vérité , que dans bien des momens je ne pouvais me défendre de croire ce que néanmoins je trouvais incroyable. Cette pen- sée en produisit une infinité d'autres : mon esprit

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178 LKTTRB8

était tellement occupé , qu'il me fut impossible de proférer une parole : si ma confusion était ditei^ tissaqte pour la compagnie , elle était si embar^ rassante pour moi 9 que Déterville en fut touché. Il iit un signe à sa sœur; elle'se leva après avoir donné quelques pièces d'or aux paysans et aux jeunes filles v^n leur disant quç c'étaient les pré* mices de mes bontés pour eux : elle me proposa de faire un tour de promenade dans le bois ; je la suivis avec plaisir , comptant bien lui faire des reproches de l'embarras elle m'avait mise; mais je n'en eus pas le temps. A peine avions-nous fait quelques pas qu'elle s'arrêta , et me regar- dant avec une mine riante : Avouez , Zilia , me dit-çUe , que voua êtes bien fâchée contre nous y et que vous le serez bien davantage si je vous dis qu'il est très*vrai que cette terre et cette maison vous appprtiennent.

A moi ? m'écriai-je : ah ! Céline , est-ce ce que vous m'aviez promis? Vous poussez trop loin l'outrage ou la plaisanterie. Attendez , me dit- elle plus sétieuseng^eat : si mon frère avait disposé de quelque partie de vms trésors pour en faire l'acquisitioa 9 et qu'au lieu des ennuyeuses for- pialitéfii dont il s'est chargé» il ne vous eut réservé que U surprise , nous baïriez-vous biea fort? Ne pourriez-v.ous nous pardonner de vous avoir pw>-

D'UNE PÉRCYIENNI. l'jg

enté à tout érènement une demeure tl^lle que TOUS ditet paru Taimer, et de tous avoir assuré une vie indépendante ? Vous avez signé ce matin r«cte authentique qui vous met en possession de Tune et l'autre. Grondez-nous à présent tant qu'il TOUS plaira , iajouta-t-elle en riant , si rien de tout cela ne vous est agréable.

Ah ! mon aimable amie ! m'écriai-je en me je- tant dans ses bras , je sens trop vivement des soins si généreux pour vous exprimer ma reconnais- sance. Il ne me fut possible de prononcer^que ce peu de mots; j'avais senti d'abord l'importance rd'un tel service. Touchée , attendrie , transportée de joie en pensant au plaisir que j'aurais à te con- sacrer cette charmante demeure , la multitude de mes sentimens en étouffait l'expression. Je faisais à Céline des caresses qu'elle me rendait avec la même tendresse ; et , après m'avoir donné le temps de me remettre $ nous allâmes retrouver son frère et son mari.

Un nouveau trouble me saisit en abordant Dé- terville, et jeta un nouvel embarras dans mes expressions ; je lui tendis la main ; il la baisa sans proférer une parole , et se détourna pour ca- cher des larmes qu'il ne put retenir, et que je pris pour des rignes de la satisfaction qu'il avait de me voir si contente ; j'en fus attendrie jusqu'à en

l80 tETTKES

verser aussi quelques-unes* Le mari de Céline , moins intéressé que nous à ce qui se passait , re- mit bientôt la conversation sur le ton de plai- santerie ; il me fit des complimens sur ma dou* velle dignité, et nous engagea à retourner à la maison , pour en examiner , disait-il , les défauts , et faire l^oir à Déterville que son goût n'était pas aussi sûr qu'il s'en flattait.

Te l'aTouerai-je , mon £her Aza ? tout ce qui s'offrit à mon passage me parut prendre une nou^ yelle forme ; les fleurs me semblaient plus belles , les arbres plus verts , la symétrie des jardins mieux ordonnée. Je trouvai la maison plus riante , les meubles plus ricbes ; les moindres bagatelles m'é- taient devenues intéressantes.

Je parcourus les appartemens dans une ivresse de joie qui ne me permettait pas de rien exami* ner. Le seul endroit je m'arrêtai fut une assez grande chambre entourée d'un grillage d'or légè- rement travaillé , qui xenfermait une infinité de livres de toutes couleurs , de toutes formes , et d'une propreté admirable ; j'étais dans un tel en* chantement , que je croyais ne.pouvoir les quitter sans les avoir tous lus. Céline m'en arracha , en me faisant souvenir d'une clef d'or que Déterville m'avait remise. Je m'en servis pour ouvrir préci* pitamment une porte que l'on me montra , et je

D'UNE PERUVIENNE. l8l

restai immobile à la Vue des magnificences qu'elle renfermait.

C'était un cabinet tout brillant de glaces et de peintures : les lambris , à fond vert , ornés de figu- res extrêmement bien dessinées , imitaient une partie des jeux et des cérémonies de la ville du Soleil, tels à peu près que je les avais dépeints à Déterville.

On y voyait nos vierges représentées en mille endroits avec le même habillement que je portais en* arrivant en France ; on disait même qu'elles me ressemblaient.

Les ornemens du temple que j'avais laissés dans la maison religieuse , soutenus par des pyramides dorées, ornaient tous les coins de ce magnifique cabinet. La figure du Soleil , suspendue au milieu d'un plafond peint des plus belles couleurs du ctel , achevait par son éclat d'embellir cette char- mante solitude ; et des meubles commodes , as- sortiffaux peintures, la rendaient délicieuse.

' Déterville , profitant du silence me retenaient ma surprise , ma joie et mon admiration , me dit en s'approchant de moi : Vous pourrez vous aper- cevoir, belle Zilia , que la chaise d'or ne se trouve point dans ce nouveau temple dii Soleil ; un pou- voir magique l'a transformée en maison , en jar- din « en terres. Si je o'ai pas employé ma propre

science à cette métamorphose , ce n'a paa été saoa regret ; mais^il a fallu respecter Totre délicatesse. Yoici , me ditr-il en ouvrant unie petite armoire pratiquée.adroitement dans le mur , yoici les dé- bris de l'opération magique. £n même temps iL me fit voir une cassette remplie de pièces d'or à l'usage de France. Ceci , tous le savez , continua- t-il , n'est pas ce qui est le moins nécessaire parmi nous : j'ai cru devoir vous en conserver une petite provision.

Je commençais à lui témoigner ma vive recon- naissance et l'admiration que me causaient des soins si prévenans 9 quan4 Céline m'interrompit , ejt m'entraina dans une chambre à côté du mer*> veilleux cabinet. Je veux aussi , me dit-elle , vous faire voir la puissance de mon art« On ouvrit de grandes armoires remplies d'éto£fes admirables , de linge , d'ajustemens , enfin de tout ce qui esti l'usage des femmes, avec une telle abondance, que je ne pus m empêcher d'en rire et de deman- der à Céline combien d'années elle voulait que je vécusse poyr employer tant de belles choses. Au- tant que naus en vivrons moa feère et moi, me répondit -elle : et moi , repris -je, je désire que vous viriez l'un et l'autre autant que je vous ai- merai , et vous ne moui^z pas les premiers.

En achevant ces mots nous retournâmes dans

D'UNE fÉRUTIENNE. 1 83

le temple du Soleil : c'est ainsi qu'ils nommèrent le menreilleux cabinet. J'eus enfin la liberté de parler; j'exprimai comme je le sentais les senti- mens dont j'étais pénétrée. Quelle bonté ! que de vertus dans les procédés du frêne et de la sœur !

Nous passâmes le reste du jour dans les délices de la confiance et de TaiDitié ; je leur fis tes hon- neurs du souper encore plus gaiimeât que je n'avans fiait ceux du* diher. J'oi^donn^î^ librement à des doBnestîqves que je savai» éinre à moi ; je bàdînaïs sur HMMi ftwtorîté et mon opulence ; je fis tout ce cpiidépeiidait ée moi pour rendre agiiéables à mes bionfeileurs teurs propres bienfaits/

Je crus cependant m'apereeyovr qu'à mtesvnre qM le temps s'écoulait Déterville retombait dans sa mélancolie , et même qu'il échappait de temps en temps des larmes à Céline ; mais'l'vn etl-aiitre reprenaient si' proœptemeiit un air sevein', tfatefe crus m'étre trompée.

Je fis mes efforts poùv le^ engager à jouir quel*' ques jours aTec moi du boiiheur qulis me? proéu^ raient : yene pus l'obleiiir. Nbus.aommtes'œiFeims eette Biuit , en nous pmmettant de setoortier ih<^ cessamment dans mon> palais enchantéi.

O nâon cher Aaa ! queHe setarma félicité ^piand je pourrai l'habiter afve toi!.

l84 LETTRES

LETTRE XXXVI.

Tranipoitft de ZilU k nonveHe de la prochaine aiiivée d'Aïa.

La tristesse de Déterville et de sa sœur , mon cher Aza , n'a fait qu'augmenter depuis notre re- tour de mon palais enchanté : ils ihe sont trop cbers Tun et l'autre pour ne m'être pas empressée à leur en deipander le motif; mais , voyant qu'ils s'obstinaient à me le taire , je n'ai plus douté que quelque houyeau malheur n'ait trayersé ton voyage , et bientôt mon inquiétude a surpassé leur chagrin. Je n'en ai pas dissimulé la cause , et mes amis ne l'ont pas laissée durer long-temps.

Déterville m'a avoué qu'il avait résolu de me cacher le jour de ton arrivée , afin de me surpren- dre ; mais que mon inquiétude lui faisait aban-* donner son dessein. En effet, il m'a montré une lettre du guide qu'il t'a fait donner , et , par le calcul du tempa et du lieu elle a été écrite, il m'a fait compresidre que tu peux être ici aujour- d'hui, demain, dans ce moment même; enfin qu'il n'y a plus de* temps à mesurer jusqu'à celui qui comblera tous mes vœux.

Cette première confidence faite , Déterville n'a

/ \

D'UNE pAruyienne. i85

plus hésité de me dire tout le reste de ses arrau- gemens. Il m'a fait ypir l'appartement qu'il te destine : tu logeras ici jusqu'à ce qu'unis, en-* semble ^ la décence nous permette d'habiter mon délicieux château. Je ne te perdrai plus de vue , rien ne nous séparera ; Déterville a pourvu à tout, et m'a conyaincue plus que jamais de l'excès de sa générosité.

Après cet éclaircissement , je ne cherche plus d'autre cause à la tristesse qui le dévore que ta prochaine arrivée. Je le plains : je compatis à sa douleur : je lui souhaite un bonheur qui ne dé- pende point de mes sentinaens , et qui soit une digne récompense de sa vertu.

Je dissimule même une partie des transports de ma joie pour ne pas irriter sa peine : c'est tout ce que je puis faire ; mais je suis trop occupée de mon bonheur pour le renfermer entièrement : ainsi 9 quoique je te croie fort près de moi , que je tressaUle au moindre bruit, que j'interrompe ma lettre presqu'à chaque mot pour courir à la fenêtre ^ je ne laisse pas de continuer à t'écrire ; il faut ce soulagement au transport de mon cœur. Tu es plus près de moi , il est vrai ; mais ton ab* sence en est-elle moins réelle que si les mers nous séparaient encore ? Je ne te vois point , tu ne peux m'entendre : pourquoi cesserais-je de m 'entretenir

l86 LETTRJKS

airee toi de la seule façon dont je jHiw faire? Endore un moment , et je te verrai ; mais ce mo- ment n'existe point. Eh ! pui&-je mieux employer ce qjui me reste de ton absence qu'ed te pdgnant la vi Tacite de ma tendresse? Hélas! tu Tas vue toujours gémissante. Que ce temps est loin de moil avec quel transport il sera effacé de mon souvenir ! Aza , cher Aza ! que ce nom est doux 1 Bientôt je ne t'appellerai plus en vain ; t«i m'en- tendras , tu Koleraa à ma voix : lés plus tendres expressions de mon cœur seront la récompense

de ton empressement ,

t

LETTRE XXXVII.

AU CHEVALIER DÉTERVILLE , A MALTE.

Animée d'Ata. Reproe|ei Ue^ Zilià à DélerviOe, qui «Vit retiré à Malte. Sei loupçoos fondé* sur le froid de Tabord de aon amant.

AvB^votja pu , monsieur , prévoir sans remords le chagrin mwtel que vous deviez joindre au bon* heur que vous iM. prépariez ? Gomment avez-vous eu la cruauté de Caire précéder votre départ par des circonstanciés si agféables , par des motifs de reconnaissâtaoe si pressans^ à moina que ce ne fiât

D'UNE Fl&RUYIËNNE. 187

pour me rendre plus seosible à votie dése&poii et à votre absence ? Comblée 9 il y a deux )ours , des douceurs de l'amitié , j'en éprouve aujourd'hui les peines les plus, aoiéres.

Céline 9 tout affligée qu'elle est , n'a que trop bien exécuté yos ordres. EUe m'a présenté Az» d'une main, et de l'autre yotre cruelle lettre. Au coudoie de mes vœux , k douleur s'est feit sentir dans mon &m» ; en retrouvant l'objet de ma ten- dresse , je n 'aipoiat oublié que je perdais celui de tous mes autres sentimens. Ah ! Déterville , que pour cette fois Tojare bonté est inhumaine ! Mais n'espérez pas exécuter jusqu'à la fin vos injustes réBolutions. Kon , mer ne vous séparera pas à jamais de tout ce qui vous est cher ; vous enten- drez prononcer mon nom , vous recevrez mes lettres^ vous écouterez mes prières; le sang et l'amitié reprendront Jeurs droits sur vjotre cœur ; vous vous riNidiefià une famille à laquelle je suis responsable de votre. perte*

Quoi i pour récompense de tant de bienfaits t >'empoÎ80ftiierais vos jours* et oeùx de votre sœur ! je rowpiBa» une si tendre unjoo l je porterais le dasesppir/dws.voS' cœucs , méme^i jouissant en^ core des effets de vos bontés ! Non , ne le croyez pa^ : je ne me vois qu'avec honeurc^dans une mai- son qve.jertiiiplis4e deuil ; je reconnais vbs soins

l88 LETTRES

au bon traitein«nt qiie je reçois de Céline au mo- ment même je lui pardonnerais de me haïr; mais , quels qu'ils soient , j'y renonce , et je m'é- loigne pour jamais des lieux que je ne puis souffrir, si vous n'y revenez. Mais que vous êtes aveugle, Déterville ! Quelle erreur vous entraîne dans un dessein si contraire à vos vues ? Vous vouliez me rendre heureuse , vous ne me rendez que cotipa- ble; vous vouliez sécher mes larmes, vous les faites couler , et vous perdez par votre éloigne- ment le fruit de votre sacrifice.

Hélas ! peut-être n'auriez-vous trouvé que trop de douceur dans cette entrevue que vous avez' crue si redoutable pour vous ? Cet Aza , l'objet de tant d'amour , n'est plus le même Aza que je vous ai peint avec des couleurs si tendres. Le froid de son abord, l'éloge des Espagnols , dont cent fois il a interrompu les doux épanchemeQ9>de mon âme , l'indifférence offensante avec laquelle il se propose de ne faire en France qu'un séjour tle peu de durée , lat curiosité qui l'èntratne loin de moi à ce moment même , tout me fait craindre des maux dont mon cœur frémit. Ah, Déterville! peut-être ne serez -vous pas long -temps le plus malheureux !

Si la pitié de vousHoième ee peut rien sur vous , que les devoirs de l'amitié vous ramènent ; elle

D'UNE PÉRUVIENNE. 189

est le seul asile de l'amour infortuné. Si les maux que je redoute allaient m'accabler , quels repro- ches n'auriez-Yous pas à vous faire ! Si vous m'a- bandonnez , trouverai-je des cœurs sensibles à mes peines? La générosité, jusqu'ici la plus forte de vos passions ,céderait^elle à l'amour mé-* content ? Non , je ne puis le croMj^ ^ple faiblesse serait indigne de vous ; vous êtes incapable de vous j livrer : mais venez m'en convaincre , si vous ai- mez votre gloire et mon repos.

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LETTRE XXXyiII.

AU CHEVALIER DÉTERVILLE , A MALTE.

Aza infidèle. Gomment et par quel motif. Désespoir de Zilia.

»

Si vous n'étiez pas la plus noble des créatures , monsieur , je serais la plus humiliée ; si vpus n'a- viez l'âme la plus humaine , le cœur le plus com- patissant , serait-ce à vous que je ferais l'aveu de ma honte et de mon désespoir? Mais , hélas ! que me reste-t-il à craindre? qu'ai-je à ménager? tout est perdu pour moi I

Ce n'est plus la perte de ma liberté, de mon rang , de ma patrie , que je regrette ; ce ne sont

igO LETTRES

plus les inquiétudes d'une tendresse innocente qui m'arrachent des pleurs : c'est la bonne foi violée , c'est l'amour méprisé 9 qui déchirent mon âme. Aza est infidèle !

Aza infidèle ! Que ces funestes mots ont

pouvoir sur mon âme/.... mon sang se glacç

un torrent j|||i l^kies

J'appris des Espagnols à connaître les malheurs ; mais le dernier de leurs coups est le plus sensible : ce sont eux qui m'enlèvent le cœur d'Aia ; c'est leur cruelle religion qui autorise le crime qu'il commet ; elle approuve 9 elle ordonne l'infidélité , la perfidie , l'ingratitude ; mais elle défend l'amour de ses proches. Si j'étais étrangère 9 inconnue 9 Aza pourrait m'aimer : unis par les liens du sang , il doit m'abandonner 9 m'ôter la vie sans honte 9 sans regret 9 sans remords.

Hélas ! toute bizarre qu'est cette religion 9 s'il n'avait fallu que Tembrasser pour retrouTer le bien qu'elle m'arrache 9 j'aurais . soumis mon esprit à ses illusions. Dans Tamertume de mon âme , j'ai demandé d'être instruite ; mes pleurs n'ont point été écoulés. Je ne puis être admise dans une so- ciété si pure sans abandonner le motif qui me dé- termine y sans renoncer à ma tendresse 9 c'est-à- dire sans changer mon existence.

Je l'aroue , cette extrême sévérité me frappe

'D*tNE pArUTIENNE. 191

autant qu'elle me révolte : je ne puis refuser une sorte de vénération à des lois qui , dans toute autre chose 9 me paraissent si pures et si sages ; mais est*il en mon pouvoir de les adopter? et quand je les adopterais, quel avantage m'en reviendrait*

il? Az^ ne m'aime plus! ah! malheureuse !

Le cruel Aza n*a conservé de la candeur de nos mœurs que le respect pour la vérité , dont il fait un si funeste usage. Séduit par les charmes d'une jeune Espagnole , prêt à s'unir à elle , il n'a con- senti à venir en France que pour se dégager de la foi qu'il m'avait jurée ; que pour ne me laisser aucun doute sur ses sentimens ; que pour me rendre une liberté que je déteste ; que pour m'ôter la vie.

Oui , c'est en vain qu'il me rend à moi-même ; mon cœur est à lui , il y sera jusqu'à la mort.

Ma vie lui appartient : qu'il me la ravisse , et qu'il m'aime.

Vous saviez mon malheur; pourquoi ne me l'avez-vous éclairci qu'à demi ? Pourquoi ne me laissâtes*"Véu$ entrevoir que des soupçons qui me rendirent injuste à votre égard? Et pourquoi vous en fais-je un crime? Je ne vous aurais pas cru ; aveugle , prévenue , j'aurais été moi-même au- devant de ma funeste destinée , j'aurais conduit sa victime à ma rivale, je serais à présent

IQSt LETTRES ,

0 clieux ! sauvez-moi cette horrible image

Déterrille, trop généreux ami! suis -je digne d'être écoutée ? Oubliez mon injustice ; plaignez une malheureuse dont l'estime pour tous est en- core au-dessus de sa faiblesse pour un ingrat.

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LETTRE XXXIX.

Â.U CHEVALIER DETERVILLE, A MALTE. Aia quitte Zilia pour i^etoomer en Espagne et t'y mtrier.

Puisque vous vous plaignez de moi, monsieur, vous ignorez Tétat dont les cruels soins de Céline viennent de me tirer. Comment vous aurais-je écrit ? je ne pensais plus. S'il m'était reité quelque sentiment, sans doute la confiance en vous en eût été un ; mais , environnée des ombres de la mort , le sang glacé dans les veines , j'ai long- temps ignoré ma propre existence ; j'avais oublié jusqu'à mon malheur. Ah , dieux ! pourquoi , en me rappelant à la vie , m'a-t-on rappelée à ce fu- neste souvenir!

Il est parti ! je ne le verrai plus ! il me fui{ , il ne m'aime plus ! il me l'a dit : tout est fini pour moi. Il prend une autre épouse, il m'abandonne ;

0»I]N£ PÉR13YIENNE. igS

. l'honneur 1 y condamne. Eh bien , cruel Aza , puisque le fantastique honneur de TEurope a des

charmes pour toi « que n'i{nitais*tu aussi l'art qui

«

l'accompagne ?

Heureuses Françaises ! on vous trahit ; mais vous jouissez long-temps d'une erreur qui ferait à pré- sent tout mon bien. La dissimulation tous pré- pare un coup mortel qui me tue. Funeste sincérité de ma nation , vous pouvez donc cesser d'être une vertu ! Courage , fermeté , vous êtes donc des crimes quand l'occasion le veut !

Tu m'as vue à tes pieds , barbare Aza ; tu les

as vus baignés de mes larmes , et ta fuite

Moment horrible ! pourquoi ton souvenir ne m'ar- rache-t-il pas la vie ?

Si mon corps n'eût succombé sous l'effort de la douleur y Aza ne triompherait pas de ma fai- blesse Tu 14e serais pas parti seul! Je te sui- vrais , ingrat ; je te verrais , je mourrais du moins i tes yeux.

Déterville ! quelle faiblesse fatale vous a éloigné de moi ? Vous m'eussDez secourue ; ce que n'a pu faire le désordre de mou désespoir , votre raison , capable de persuader , l'aurait obtenu ; peut-être Aza serait encore ici. Mais, déjà arrivé en Espagne , au comble de ses vœux Regrets inutiles ! dés- espoir infructueux ! Douleur, accable*moi.

i3

194 1KTTBB8

Nf cheichei point , moaaiauc , à sunnonter les obstaclea qui tous retiennent à Malte pour lerenir ici. Qu'y feriea-^TOus? Fuyez une malheureuse qui ne sent plus les bontés que l'on a pour elle , qui s'en fait un supplice , qui ne yeut que tnourii .

LETTRE XL.

Zilia cherche dans la retraite la cçaiolatton à aet doulewa.

Rassiirez-yous , trop gén^eux ami » je n'-ai pas voulu Yous écrire que mes jours ne fussent en sl^ reté , et que , moins agitée , je ne puisse calmar ▼os inquiétudes. Je vis; le destin le veut, je me soumets à ses lois.

Les soins de yotre aimable sœur m'ont rendu la santé , quelques retours de raison l'ont soute- nue. La certitude que mon malheur est sans .re- mède a fait le reste. Je sais qu'Aza est arrivé en Espagne , que son crime est consommé. Ma cb«- leur ii['est pas éteinte; mais la cause n'est plus digne de mes regrets : s'il en reste dans, mon cœur , ils n^ sont dus qu'aux peines que je yous ai cau- sées y qu'à mes erreurs , qu'à l'égarement de ma raison.

P'UNfi FBRUYIENNE. 196

Hélas ! à mesure qu'elle m'échire je découTre 8OD impuissaoce : que peut-elle sur une âme dé«- 8oIée ? L'excès de la douleur nous rend la faiblesse de notre premier âge." Ainsi que dans Fenfance , les objets seuls ont du p/ouvoir sur nous ; il semble ^ ^ue la Yue soit le seul de nos sens qui ait une eommonîcation intime avec notre âme. J'en ai fait une cruelle expérience.

En sortant de la longue et accablapte léthargie me plongea le départ d'Aza , le premier désir iliie m'inspira la nature fut de me retirer dans la solitude que je dois à YOtre prévoyante bonté : ce ne fut pas sans peine que j'obtins de CéKne la permission de m'y faire conduire. J'y trouve des secours contre le désespoir que le monde et l'ami- tié même ne m'auraient jamais fournis. Dans la maison de votre sœur , ses discours consolons ne pouvaient prévalcMr sur les objets qui me retra- çaient sans cesse la perfidie d'Aza.

La porte par laquelle Céline l'amena dans ma chambre le jour de votre départ et de son arrivée ; le siège sur lequel il s'assit ; la place il m'an- nonça mon malheur , il me rendit mes lettres , jusqu'à son ombre effacée d'un lambris je l'avais Tue se former, tout faisait chaque jour d^ nouvelles plates à mon cœur.

Ici je ne vois rien qui ne me rappelle les idées

196 LETTRES

agréables que j'y reçus à la première rue ; je n'y retrouve que l'image de votre amitié et de celle de votre aimable sœur.

Si le souvenir d'Aza se présente à mon esprit, c est sous le même aspect je le voyais alors. Je crois y attendre son arrivée. Je me prête à cette illusion autant qu'elle m'est agréable ; si elle me quitte , je prends des livres. Je lis d'abord avec effort; insensiblement de nouvelles idées enve- loppent l'affreuse vérité renfermée au fond de mon cœur, et donnent à la fm quelque relâche à ma tristesse.

L'avouerai-je ? les douceurs de la liberté se pré* sentent quelquefois à mon imagination ; je les çcoute. Environnée d'objets agréables , leur pro- priété a des charmes que je m*efforce de goûter : de bonne foi avec moi-même, je compte peu sur ma raison. Je me prête à mes faiblesses ; je ne combats celles de mon cœur qu'en cédant à celles de mon esprit. Les maladies de l'âme ne souffrent pas les remèdes violens.

Peut-être la fastueuse décence de votre nation ne permet-elle pas à mon âge l'indépendance et la solitude je vis; du moins, toutes les fois que Céline me vient voir, veut-elle me le persuader; mais elle ne m'a pas encore donné d'assez fortes raisons pour m'en convaincre : la véritable décence

D»U NE PÉRUVIENNE. I97

est dans mon cœur. Ce n est point au simulacre de la vertu que je rends hommage, c*est à la vertu même. Je la prendrai toujours pour juge et pour guide de mes actions. Je lui consacre ma vie , et mon cœur à l'amitié. Hélas ! quand y régnera- t-elle sans partage et sans retour ?

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LETTRE XLI ET DERNIÈRE.

AU CHEVALIER DÉTERVILLE, A PARIS.

Zilia témoigne à Déterrille la constante résolution elle est de D'avoir jamais pour lui d'autres sentimens que ceux de l'amitié.

Ji reçois presqu*en même temps , monsieur , la nouvelle de votre départ de Malte et celle de votre arrivée à Paris. Quelque plaisir que je me fasse de vous revoir , il ne peut surmonter le cha- grin que me cause le billet que vous m'écrivez en arrivant.

Quoi ! Déterville , après avoir pris sur vous de dissimuler vos sentimens dans toutes vos lettres , après m'avoir donné lieu d'espérer que je n'aurais plus à combattre une passion qui m'afflige , vous vouos livrez plus que jamais à sa violence !

A quoi bon affecter une. déférence que vous

igS LITTRES .

démenteï au même instant? Vous me demandez la permission de me voir, tous m'assurez d'une soumission aveugle i mes volontés, et vous vous efforcez de me convaincre des sentimens qui y sont le plus opposés, qui m'offensent, enfin que je n'approuverai jamais. .

Mais puisqu'un faux espoir vous séduit , puis- que vous abusez de ma. confiance et de l'état de mon âme, il faut donc vous dire quelles sont mes résolutions , plus inébranlables que les vôtres.

C'est en vain que vous vous flatteriez de faire prendre à mon cœur de nouvelles chaînes. Ma bonne foi trahie ne dégage pas mes sermens ; plût au ciel qu'elle me fit oublier l'ingrat ! Mais quand je l'oublierais , fidèle à moi-même , je ne serai point parjure. Le cruel Aza abandonne un bien qui lui fut cher; ses droits sur moi n'en sont pas moins sacrés : je ne puis guérir de ma passion , mais je n'en aurai jamais que pour lui ; tout ce que l'amitié inspire de sentimens est à vous ; vous ne les partagerez avec personne ; je vous les dois ; je vous les promets ; j'y serai fidèle : vous jouirez ^u même degré de ma confiance et de ma sincé- rité ; Tune et l'autre seront sans bornés. Tout ce <|ue l'amour a développé dans mon cœur de sen- timens vifs et délicats tournera au profit de l'ami- tié, te vous laisserai voir avec uhe égale franchise

D'UNE PÉlOTIINNfi. 199

le regret de n'être point née en France et mon penchant inyint-ible pour Aza; le désir que j ^au- rais de TOUS devoir Tayantage de penser , et mon éternelle reconnaissance pour celui qui me Ta procuré. Nous lirons dans nos âmes : la confiance Mit aussî'-bien que l'amour donner de la rapidité au temps. Il est mille moyens de rendre l'amitié inténessante et d'en chasser l'ennui.

Vous me donnerez quelque eotinaissance de vos sciences et de vos arts ; vous goûterez le plaisir de la supériorité ; je la n^rendrai en développant dans votre cœur des vertus que vous n'y connaissez pas% Vous ornerez mon esprit de ce qui peut le rendre amusant ^ vous jouirez de rotre ouvrage ; je tâcherai de vous rendre agréables les charmes naifs de Ik simple amitié » et je me cuverai heu** reuse d'y niussir.

Céline > en nous partageant sa tendresse , ré^ pandra dans nos entretiens la gaité qui pourrait y manquer : que nous restera-t-il à désirer ?

Vous craignez en vain que la solitude n'altère ma santé. Croyez-moi , Déterville , elle ne devient jamais dangereuse que par l'oisiveté. Toujours oc- cupée , je saurai me faire des plaisirs nouveaux de tout ce que l'habitude rend insipide.

Sans approfondir les secrets de la nature , le simple examen de ses merveilles n'estril pas suffi-

f

aOO LETTRES D^UNE PERUTIENNE.

sant pour yarier et renouveler sans cesse des oc- cupations toujours agréables ? La vie suffit-elle pour acquérir une connaissance non -seulement légère , mais intéressante , de lunivers , de ce qui m'euTironne , de ma propre existence ?

Le plaisir d'être , ce plaisir oublié, ignoré même de tant d'aveugles humains ; cette pensée si douce» ce bonheur si pur ,y> suh^Je vi$ ^j'existe, ^onx-^ rait seul rendre heureux , si Ton s'en souvenait, si l'on en jouissait, si l'on en connaissait le prix. Yenei , Déterville , venez apprendre de moi à éco- nomiser les ressources de notre âme et les bien- faits de la nature. Renoncez aux sentimens tumul- tueux , destructeurs imperceptibles de notre être ; venez apprendre à connaître les plaisirs innocens et durables ; venez en jouir avec moi ; vous trou- verez dans mon cœur , dans mon amitié , dans mes sentimens tout ce qui peut vous dédommager de l'amour.

FIN DES LETTRES D'UNE PÉRUVIENNE.

GENIE,

COMÉDIE EN CINQ ACTES.

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VERS

A MADAME DE GRAFIGNY, SUR CENIE.

Je reviens de la comédie, GiAPiGNT, les larmes aux yrii\.

Que faîme ta tendre amie « Et ses sentimens gc^nércux ! Dans son portrait que tu noQs traces Que de charmes ! que d'a^n^nieiis ^ Que de vertns ! et que de grâces ! Que d'esprit ! que de sentimens ! Quelle délicatesse extrême ! Que d'héroïsme en tes portraits ! Ah ! qu'il faut en avoir soi-même Pour s'exprimer comme tu fais !

PERSONNAGES.

DO RI MON D, vieillard. MËRIGOURT,

GÉNIE.

neveux de Dorimond. GLERVAL

ORPHISE9 gouveruante de Génie. LISETTE, suivante de Génie. ^ DORSAIN VILLE, ami de Glervai.

La scène est dans la galerie de la maison de Dorimond.

'I

GENIE,

COMÉDIE EN CINQ ACTES.

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ACTE PREMIER.

SCÈNE PREMIÈRE.

LISETTE , seule.

jyiiKicouRT me serait-il encore échappé? J'ai cru le voir prendre le chemin de cette galerie; Oui , je ne me suis pas trompée. Monsieur, monsieur....

SCÈNE IL

MÉRICOURT, LISETTE.

KÉRICOORT.

Quoi ! c'est l'aimable Lisette que je retrouve ici ?

LISETTE.

Oui , monsieur , c'est Lisette , toujours fidèle à vos intérêts, qui guette depuis une heure le moment de vous entretenir.

â06 CÉNIE.

MÉRICOUaT.

Il faut , ma chère enfant , remettre cette con- Yersation à un autre temps. Mon onde s'e^t em- paré de moi au sortir de ma chaise , je n'ai encore Yu personne^

LISETTE. ,

Je veux TOUS parler la première ; ewepté votre oncle , tout dort encore dans la maison , et j'aurai le loisir de vous bien quereller. A-t-on jamais fait, dites -moi, une si longue absence, quand tout devait vous rappeler ici?

MÉRIGODRT.

Je n'ai pu revenir plus tôt. Tu sais que mon oncle , par le même courrier que je lui dépêchai à la mort de Mélisse , me manda de ne point quit- ter la province sans avoir terminé le procès com^ mencé.

LISETTE.

Je vous avais donné un bon conseil : il fallait ne me point renvoyer , me laisser le soin des fu- nérailles, et venir vous-même lui annoncer la mort de sa femme.

^ MiRICOURT.

Le conseil était très-mauvais. Doriofeond a une naïveté dans l'àme qui ne lui laisse voir les choses que comme naturellement elles doivent être. Ne

ACTE I, SCiNE II. 20'J

point attendre ses ordres , ne point rendre lès der- niers devoirs à une femme si chère , eût été Fof- fenser par l'endroit le plus sensible. Mais , dis-moi , on a donc quitté le deuil ?

LISETTE.

Oui , depuis hier nos six mois sont finis. Pour votre oncle , il le portera , |e crois 9 toute sa vie.

MÉRIGOURT.

Je Tai trouvé encore plus affligé que je ne le . croyais. Comment a-t-il pu se résoudre à te gar- der ici , toi qui le fais souvenir sans cesse de la perte qu'il a faite?

ilSETTS.

Bon ! a-t-il jamais renvoyé personne ? Â mon arrivée , le bonhomme me dit en sanglotant que je ne devais pas songer à sortir de chez lui. Je vis qu'il* était de votre intérêt que j'y restasse ; j'y restai.

MÉRICOCRT.

De mon intérêt ! Tu es donc à Génie ?

LISETTE.

J'y suis sans y être; car madapie la gouver- nante , avec ses manières poliment impérieuses , m'écarte de sa pupille autant qu'il est possible. Mais si par elle m'empêche de vous servir au-

âo8 ciNiE.

tant que je le Toudrais , je suis du moins en état de vous avertir de ce qui se passe.

MERICOURT.

Eh bien , Lisette ?

lISBTfE.

Vos affaires vont mal.

MÉRlCOURT.

Comment ?

tISETTE.

Très-mal , vous dis-je.

MERICOURT.

Parle donc.

LISETTE.

Patience. Avant que de parler il me faut un se- cret. Voyez si vous pouvez vous résoudre à me le confier.

MERICOURT.

Eh !.tu n'as qu'à dire; tous mes secrets sont à toi.

LISETTE.

Qui ne vous connaîtrait , croirait déjà lestenir.

MERICOURT.

Comment veux-tu que je te satisfasse, si tu ne me dis pas ce que tu veux savoir ?

LISETTE.

Etiez-vou.i amoureux de Mélisse ?

ACTE I. SCJtNE II. 20g

MÉKICOURT.

Vous êtes folle » Lisette !

LISETTE.

«

Elle est morte , il n'y a plus rien à cacher.

MÉRICOURT.

Vous n'y pensez pas ; quoi ! Tépouse adorée d'un oncle à qui je dois tout !

tISETTE.

Quant aux scrupules , laissons-les à part , je ne TOUS en connais pas beaucoup.

MÉRICOURT.

Je ne suis point un monstre , et Lisette en serait un , si elle parlait sérieusement.

LISETTE.

Voyons donc si mon idée a si peu de vraisem- blance : Mélisse 9 d'un caractère détestable , séduit par de fausses vertus un vieillard d'une probité scrupuleuse , bon par excellence , esclave de l'hon- neur,« ennemi des soupçons, et que la crainte d'être injuste rend facile à tromper. Elle s'empare de lui à l'exclusion de tout le monde , elle lui donne un enfant, renverse votre fortune; vous êtes ambitieux , vous devez la haïr , et vous ram- pex devant elle : vous êtes le plus faux ou le plus amoureux des hommes.

«4

210 CÉNIB.

Ml&RICOCIITé

Deux mots éclaircissetit le mystère. Dorimond ne voyait que par les yeux de Mélisse , ce n'était donc que par elle que je pouvais me maintenir auprès de lui. Elle avait , comme tu dis , renversé ma fortune ; elle pouvait la rétablir en me don- nant sa fille ; je la ménageais : cela est tout simple.

LISETTE.

La peste ! quelle simplicité !

MÉRIGOURT.

La dissimulation n est point un vice , et trop de sincérité est souvent un défaut.

LISETTE.

Ah ! ce défaut-là ne vous fera jamais rougir : mais l'amitié de Mélisse ne pouvait-elle se ména- ger tout haut ? Pourquoi tant de mots à l'oreille pendant sa vie , et des conférences si secrètes aux approches de sa mort ?

« MÉRiCOL'RT.

Lisette ^ n'allet pas plus loin , et modérez votte curiosité.

LISETTE.

Soit ; aussi-bien la partie n'est pas égale. Il ne me reste donc qu'à vous avertir , premièrement , de vous défier d'Orphise : elle ne vous aime pas.

ACTE I. SCiFTE II. 211

MÉRIGOUKT.

Quant à la mauvaise volonté de madame Or- phise y je m'en embarrasse peu : passons. Com** ment mon frère est-il avec mon oncle ?

LISETTE.

A merveille. Depuis son retour, Dorimond a redoublé d'amitié pour lui. Il croit ne pouvoir trop le dédommager de l'inutilité de son voyage.

MÉRIGOURT.

Comment? Clerval

LISETTE.

Clerval n'a rapporté de de-là les mers que la cruelle certitude qu'il ne vous reste à l'un et à l'autre aucun bien sur la terre ; mais avec cela je ne vous plaindrais pas , s'il n'était pas plus amou- reux qu'il n'est intéressé.

MÉRICOORT.

Quoi ! mon frère serait amoureux de Génie? sj

LISETTE.

Il est plus , il est aimé.

MÉRICOVRT.

t

Aimé ! cela est fort. Mon oncle cst*il instruit de cette intrigue?

LISETTE.

Non , vraiment ; de l'humeur dont il est, il les aurait déjà mariés.

^12 CÉNIE.

MÉRICOURT.

Peut-être ; c'est selon la manière dont il l'au- rait appris. Clenml m'onle^er Génie !.... lui!.... C'est ce qu'il faudra voir. Mais es-tu bien sûre de ce que tu dis ?

lîSETTE.

Très-sûre , |e m'y connais.

MÉRICOURT.

Que Génie ait reçu ayec indifférence des soins qui devaient la persuader

LISETTE.

D'un amour que^yous ne sentiez pas.

MÉRICOURT.

Je le passais à «son extrême jeunesse.

LISETTE.

La jeunesse n quelquefois un instinct plus sûr que l'expérience.

MÉRICOURT.

' ' Mais qu'elle aime monsieur mon frère ! il fau- dra , s'il lui plaît , qu'elle s'en détache.

LISETTE.

Gela ne sera pas aisé , je tous en avertis. Glerval est aimable , et , tout jeune qu'il est , il s'est ac- quis une réputation à la guerre qui le met fort bien à la cour ; cela ne laisse pas d'être un mérite au- près d'une jeune personne.

V

N.

\

ACTE I. SCiNE III. 3l3

MÉRIGOD1IT.

Nous trouyerons des armes pour le combattre.

LISETTE.

Pour moi , je ne vous vois de ressource que dans l'amitié que Mélisse avait pour vous. Sa mémoire est plus chère que jamais à votre oncle ; profitez de la circonstance. Le voici , je vous laisse avec lui.

SCÈNE III.

DORIMOND, MÉRICOURT.

DORIMOND.

Je ne saurais me passer de te voir, mon cher neveu ; je t'ai quitté pour me remettre du saisis- sement que m'a causé notre première entrevue ; )e te cherche à présent , hélas ! qui sait pourquoi ? peut-être pour m^afiliger de nouveau.

MÉEICOVRT.

Il est naturel , monsieur , que mon retour ait renouvelé votre douleur. Elle est si juste !

DORIMOND.

Tu sais mieux que personne si je dois pleurer toute ma vie cette vertueuse épouse. Tu excuses mes faiblesses : ce n'est qu'avec toi que je puis donner un libre cours à mes regrets ; cependant je ne voudrais pas t'en accabler.

ai4 c^niB.

KBRICOURT.

Je les partage si sincèrement

DORIMOND.

C'est ce qui doit me retenir. Tâchons de les suspendre pour un moment , et parlons de tes in- térêts. Je jt'ai mille obligations , mon cher Méri- court , tu as conduit mes affaires nxieux que je n'aurais fait moi-même : mais je sens encore plus vivement les soins que tu as rendus à Mélisse jus- qu'à sa dernière heure. Je veux récompenser ton zèle , et je voudrais le récompenser à ton goût ; car ce n'est pas faire du bien , si on ne Ifi fait au gré de ceux qu'on oblige.

MÉRIGOURT.

Si j'ai mérité quelque chose , monsieur , ce n'est que par mon attachement,

DORIMOND.

J'attendais ton retour avec impatience pour exécuter un projet formé depuis long-temps. Tu marquais autrefois du goût pour Clarice ; c'est une fille faite qui convienï'àrTpn'âge ( ses parens sont mes amis , ils ne me la refuseront pas : je te la destine avec ^p q"^rt d^ mon hi^n, M^p-ftt^^ sera pour ton Ac*»Hls sont d'un âge plus convenable. Cet arrangei^ent te plait^il ?

ACTE I. SCéNE III. âl5

MéEICQURT.

Pourquoi eu faire » mpiisi^ur ? Pourqiioi vou» dépouiller ? Jouisget de vos richesses ; elles ^^n$ ont coûté tant de périls et de trav«uJ|^ !

DORIMOND*

J'en jouirai , je fous rendrai tous heur(^ux.

MÉBIfOUBT.

Eh! monsieur, qqe n'avisz-Y.9y.s pas fait pour nous ! Vos neveq)^ n'ont-îls pjsjrouvé dans votre maison des bontés* paternelles , une éducation , une abondance ?

OORIMOND.

Je compte cela pour rien , c'était un devoir.

HÉHICOURT.

Un devoir!

DOKIMOND.

Oui , un devoir. J'avais contribué au mariage de ma sœur; je croyais la rendre heureuse , il en est arrivé tout autremeot* S|le n'^ |AA survivre au désastre de ses affaires , à la perte de son mari ; n'était-il pas juste que je me chargeasse de ses enfans ?

JféaiCOUET.

£h bien , monsieur , vos prétendus devoirs sont remplis par tout ce que vous ave» {ait, C'/est à pous à présent de travailler à notre fortune.

2\6 ClÉNÎE.

DORIMOND.

Pourquoi vous en laisser la peine , si je puis TOUS l'épargner? Le mariage que je te propose est- il de ton goût?

MÉRICOURT.

* Monsieur mon obéissance

DORIMOND.

Ne parlons point d'obéissance ; c'est une gêne , je n'en yeux imposer à personne.

MÉRICOURT.

On peut obéir sans contrainte.

DORIMOND.

Oui ; mais, quand on accepte mes offres, je veux remarquer sur le visage une certaine joie qui m'as- sure que l'on a autant de satisfaction que je pré- tends en donner.

MÉRIGOURT.

Vous devez voir , monsieur

DORIMOND.

Je ne vois rien qui me plaise. Tu sais que je cbéris la francbise autant que je hais les détours.

MÉRICOURT.

Ah ! sur la franchise , je crois avoir fait mes preuves.

ACTE I. SCÈNE III. ^17

.DORIMOND.

Pas toujours. J<3 te soupçonnais autrefois d'avoir un peu trop de cette dissimulation que des gens plus défians que moi auraient prise pour de la fausseté; mais depuis long-temps Mélisse m'en ayait fait revenir.

MERICOURT.

Ah ! monsieur , si je ne dois votre retour qu'à Mélisse, elle n'est plus. Qui nie répondra qu'à l'avenir

DORIMOND.

Mon cœur. Outre qu'il m'est doux d'aimer mon neveu , c'est que les soupçons m'importunent ; et de tous les maux nécessaires et la société , la dé- fiance est, à mon gré, le plus insupportable.

MERICOURT.

Vos bontés me rassurent à peine contre le mal- heur de perdre votre estime , moi qui fais mon unique étude de mériter celle de tout le mtonde.

DORIJfOND.

Et tu as grande raison : retiens ceci de moi. Avec l'estime générale on ne saurait être tout-à- fait malheureux. C'est elle qui m'a soutenu dans« mes traverses ; je lui dois mes richesses , et la sa- tisfaction de n'avoir rien perdu des droits de ma naissance dans un commerce que nui probité a

âl8 CÉNIE.

rendu honorable. Au reste , je ne te fais pas une peine du passé. Si je ne t'estimais pas , je pourrais te faire du bien ; mais je ne vivrais pas avec toi. Revenons à notre affaire » et parle sincèrement

MERICOURT.

Vous le voulez, monsieur ? eh bien, je comptais assez sur vos bontés pour me flatter de devenir votre gendre.

DORIMONP.

Tu aimes Cénie ?

MÉRICOURT.

Oui , monsieur ; mon goût pour elle , le désir de vous être plus étroitement attaché , tout se rassemblait pour faire de cette union l'objet de tous mes vœux.

DORIMOMD.

/Je t'en sais gré. Quoique Cénie soit hmp. jeune pour toi , je serais ravi.... T'aime^t^Us ?

^ M^RICOflRT.

Je l'ignore , monsieur ; il ne me convenait pas de faire aucune démarche Ià-*dessus sans votre aveu.

nORIMOND.

On ne peut se conduire avec plus de sagesse et de décence. Tu ne sais pas la satisfaction que tu me donnes^, mon cher neveu. Il y a long-temps

. ACTE 1. SCiNE III. Uig

que yb t'aurais proposé ma fille » si je n'atais craint de gêner ton goût pour Clarice.

UÉRICOURT.

Pouviet-Tous douter de mes sentimens ?

DORIMOND.

Allons , je Tais de ce pas te proposer à Cçnie.

MÉRICOURT.

Je crois , monsieur , qu'il n'est pas à propos de lui parler devant sa gouvernante.

DORIMOND.

Pourquoi ?

MÉRICOURT.

Il est toujours prudent de ne point confier ses desseins à un domestique.

DORIMOND.

Tu ne connais pas Orphise ; c'est une femme d'un mérite supérieur , et qui n'a rien de la bas- sesse de son état»

MÉRICOURT.

Il est vrai ; mais , comme cettfe confiance n'est pas nécessaire , on peut s'en dispenser comme d'une chose inutile.

DORIMOND.

Soit , je vais savoir si ma fille est éveillée , et lui communiquer notre projet.

laO GÉNIE.

SCÈNE IV.

MÉRICOURT, «îoi.

Voila , dieu merci , mes affaires en bon train. Mais Dorimond est si facile.... les refus de sa fille peuvent en un moment le faire changer de réso- lution.... Ah! Génie , tremblez pour votre sort, si vous aimez assez Clerval pour braver mon ambi- tion. Je ne perdrai pas impunément quinze ans de contrainte. J'ai de quoi me venger de vos mépris.

SCÈNE y.

MÉRICOURT, LISETTE.

LiSBTTB.

Eh bien , monsieur , j'ai vu sortir Dorimond : comment vont vos affaires ?

MÉRIGOI^RT.

Fort bien. Mon oncle va me proposer à Génie.

LISETTE.

Gela est bon ; mais si elle vous refuse ?

MERICOURT.

!Elle n'oserait. A son âge, on ne sait qu'obéir.

LISETTE.

Elle est jeune , monsieur ; mais son espjjt. . . .

ACTE I. SCÈNE Y. !à2l

MÉBIGOOBT.

Je ne suis pas un sot , Lisette.

LISETTE.

D'accord ; mais elle aime Clerval.

MiRICOtRT.

£tJ9orimond m'aime.

LISETTE.

Ne nous flattons pas : tous n'ayez du bonhomme qu'une amitié acquise à force d'art. Il aime ClerTal tout naturellement ; la différence est grande.

MÉRIGOURT.

Je m'attends à tout , je saurai tout parer.

LISETTE.

En ce cas » mes petits ans tous sont inutiles ; prenez que je n'aie rien dit.

HÉRIGOURT.

Tu te fâches , Lisette ?

LISETTE.

Oui , je me fâche. C'est avoir une grande habi- tude d'être faux que de l'être avec moi.

HÉRIGOURT.

Moi faux ?

0 LISETTE.

Oui ; quelque mine que vous fassiez , vous

2!)2 céifis;

n'êtes point à votre aise. J'avais imaginé un se- cours à vous donner, tnais.«..

MÉRICOURT.

Dites toujours.

LISETTE.

Je m'intéresse à vous, je ne saurais m'en dé-^ fendre ; et je hais complètement madame Orphise. Si l'on pouvait faire connaître à Dorimond cer- taines intrigues de votre frère , il en rabattrait sur son compte. Je m'imagine qu'elle s'intéresse pour Clerval : quel plaisir de la contrarier ! ce serait un grand point.

HÉRICOURT.

Quoi ! Lisette , il y aurait du dérangement dans la conduite de Clerval ? Ah ! parlez vite.

LISETTE.

Je ne sais pas bien de quoi il est question. Je vois seulement rôder ici une espèce de soldat , avec lequel votre frère a des conférences très- mystérieuses.

MÉRIGOURT.

Eh bien ! ce soldat ?

LISETTE.

Patience , c'est un homme qu'il a ramené des Indes.

MÉRlCOliRT.*

Après?

ACTE I. sciNE V. :ia3

Lisette:

Je n'en sais guère plus. Jusqu'ici ils ont pris tant de précautions pour se parler , que je n'ai pu attraper que quelques mots Ae grâce. ... de ministre. . . .

aÉRIGOURT.

Il faut approfondir ce mystère. Glerval est un jeune homme imprudent , il pourrait s'être em- ^barqué dans une affaire fâcheuse....

LISETTE*

Dont TOUS voudriez le tirer , sans doute ? la

belle âme !

HÉntcount.

Lisette !

LrSETTE.

Que diantre aussi , pourquoi voulet^vous m'en imposer? Tenez , Toici notre homme qui se cache. Retirez-vous , je veux le questionner.

MÉRICOUET.

Emploie toute ton adresse à démêler cette in- trigue , itia chère Lisette , je t'en conjure.

LISETTE.

Vous êtes vrai dans de certains momens. Allez,

2a4 CÉNIB

SCÈNE VL

LISETTE, DORSAINVILLE.

LISETTE.

"Avancez, je suis seule à présent.

DORSAINVILLE.

Savez-vous , mademoiselle , si Clerval est ici ?

(

LISETTE.

Clerval ! vous êtes donc bien familiers ensemble?

DORSAINVILLE.

J'ai tort. Mais est-il seul ?puis-jemonter chez lui?

LISETTE.

Vous êtes bien pressé. Gausotis un moment. Qu'est-ce ? je vous trouve l'air triste.

DORSAINVILLE.

Rarement je suis gai.

LISETTE.

Vous êtes donc bien malheureux ? Ecoutez , j'ai le cœur bon , et je m'intéresse à vous. Vous vous mêlez d'intrigue , je m'en mêle aussi : con- fiez-vous à moi , je pourrai vous rendre service.

DORSAINVILLE.

(

Je reviendrai dans un autre moment.

ACTE I. SCiNE TIII. 225

LISETTE.

Je ne tirerai rien de ce diable d'homme. At- tendez ! Clerval est en compagnie , je vais l'avertir , TOUS pouvez l'attendre ici.

SCÈNE VII.

DORSAINYILLE, *euL

Que l'infortune a de détaUs qui ne sont connus que des malheureux! On soutient avec fermeté un revers éclatant ; le courage s'affaisse sous le mépris de ceux mêmes que l'on méprise.

SCÈNE VIIL

DORSAINYILLE, CLERVAL.

CLERVAL.

Je vous ai fait chercher avec le plus grand em- pressement : je vis hier au soir le ministre , votre grâce est assurée.

DORSAINVILLE. -

Digne ami des malheureux ! je vous dois trop.

CLERVAL.

Vous ne me devez rien. La cour a senti comme moi que , quand une affaire d'honneur a réduit un homme de votre naissance au métier de simple

i5

â26 GENIE.

soldat, et qu'il a signalé sa valeur, le rendre à sa patrie , c est Une justice , et non pas une grâce qu'on lui accorde.

OORSAIRVILLE.

Hélas ! que me servira ce retour de fortune , si je ne puis la partager avec une épouse si digne d'être aimée?

CLERVAL.

/ Quelles nouvelles en avez-vous apprises?

DORSAI^VILLE.

Toujours les mêmes. Elle a disparu presqu'en ^même temps que moi , après avoir donné le jour ^ une malheureuse qui le perdit en naissant. Et lepuis quinze ans aucune de nos connaissances ne sait ce qu'elle est devenue.

CLERVAL.

Vous ne devez pas encore désespérer. Quand vous aurez repris votre nom , que vous pourrez agir ouvertement , vous trouverez plus de facilité dans vos recherches.

DOR$AIN\ILLE.

11 y a long-temps que j'en fais d'inutiles , je ne la verrai plus.

CLERVAL.

Eh (j[uoi! le courage vous abandonne quand vous touchet à la fin de vos peines?

ACTE I. SClàNE VIII. -22']

â

DORSAINYILLE.

Pardon , cher ami , si je ne sens point assez le prix de vos bontés. Ma Jrmmfv me tenait lieu de tout. Sans elle il n'est point de bonheurpour moi.

CLB-RYAL.

Vous la^retrouKi&rez.

DORSAINYILLE.

Eh! comment n'aurait-elle pas succombé à l'horrible état je l'ai laissée? Prête à donner le jour au premier fruit de notre tendresse , je m'ar- rache de ses bras , je la laisse sans biens , sans secours : dans cette extrémité que pouvait-elle devenir ?

CLERVAL.

Il y a des asiles pour les femmes de son rang que le malheur poursuit.

DORSAINYILLE.

Les couverts sont plus l'asile de la décence que celui du malheur. L'extrême indigence n'y est point acc«igTllie, et c'est l'état ou }'ai laissé ma femme. Cependant je n'ai rien négligé ; je les ai parcourus inutilement.

CLERVAL.

Peut-être , ainsi que vous , a-t-elle changé de nom?

328 CÉNIE.

DORSAINYILLE.

Mais , quand cela serait , pourquoi ne m'ayoir pas écrit ? ,

CLERVAL.

La guerre , vous le savez , avait interrompu le commerce. Vos lettres et les siennes peuvent avoir été perdues. Moi-même je n'ai reçu aucune nou- velle de ma famille pendant tout le temps de mon séjour aux Indes.

DORSAINVILLE.

Que les soins d'un ami ont de pouvoir sur une àme désespérée! Vos raison9 me flattent, vous ranimez mon espérance.

CLERVAL.

Je la seconderai. Laissez -moi terminer votre affaire , ensuite nous agirons de concert pour l'in- térêt de votre cœur. Vos lettres de grâce seront expédiées ce soir. 11 reste quelques formalités à remplir ; le ministre exige encore de vous de ne point paraitre aujourd'hui. Pour plus de sûreté 9 passez ce jour dans mon appartement ; ne nous ^ quittons plus ; je jouirai du plaisir de vous y Voir: souffrez cette contrainte pour ma propre tran- quillité.

DORSAINVILLE.

Qu'il est doux de vous devoir ! Ah ! cher ami !

ACTE I. 8CÉNE yill. flSg

la reconnaissance que tous inspirez n'est point à charge : elle n'accable point un cœur délicat sous le poids des bienfaits : elle écarte ce que la crainte d'être importun a de rebutant. Vous ne ferez ja- mais d'ingrats.

CLERVAL.

Ami, je n'ai point vu Génie d'aujourd'hi^i ; il ne nous reste rien à dire , souffrez que je vous quitte.

DORSAINVILLE.

Allez; si votre aimable maîtresse connaît comme moi le prix de votre eœur , vous êtes aussi heureux que vous méritez de l'être.

CLERVAL.

Ne montez-vous point chez moi?

DORSAINVILLE.

Trouvez bon qu'auparavant j'aille encore parler à une personne qui pourrait savoir des nouvelles plus positives de ma femme : après cette démarche je viens vous rejoindre.

FIN nr PREMIER ACTE.

23o GÉNIE.

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ACTE IL

SCÈNE PREMIÈRE.

GÉNIE, ORPHISE.

0RPHI8E.

(^u'aveï-vocs , Cénie? TOUâ*quiUez Totre père les yeux remplis de larmes. Auriez-Tous eu le mal- heur de lui déplaire ?

GÉNIE.

Non , ma bonne ; jamais il ne m'a témoigné tant de bontés. C'est sa tendresse qui m'afflige.

ORPHISE.

Gomment ?

GÉNIE.

/il vient de me déclarer qu'il veut m'unir à Mé- ticourt ; il croit me rendre heureuse.

ORPHISE.

Pourquoi ne le seriez-TOus pas? Méricourt a de u 'esprit f de.Ja4iOlite8se ; c'est autant qu'il en faut pi)ur le rendre ain^le. ^

ACTE IL $CÈNB 1. 23l

CÉiyiE.

Je suis cependant bien sûre de ne Taimer ja- mais.

0RPHI8E.

Il y a peut-être un peu de prévention dans votrç dégoût. C'est un défaut de l'esprit que la raison corrigera.

GÉNIE.

Non , madame ; au contraire , il me semble que la raison a beaucoup de part à ma répugnance. Je suis sûre qu'à ma place vous penseriez comme moi.

ORPHISE.

Il n'est pas question de mes sentimens.

GÉNIE.

Pardonnez-moi , ma bonne , je me plais à faire cas des personnes que vous estimez ; et sûrement mon cousin n'est pas du nombre.

OBPHISE.

Pourquoi? Si vous en jugiez sur ses manières dédaigneuses avec moi , vous pourriez vous trom- per : c'est un désagrément attaché à mon état , et non pas <i son caractère.

GÉNIE.

Mais , madame , s'il est vrai que la fausseté soit

232 GÉNIE.

un vice méprisable , comment estimex-vous Mé- ricourt ?

ORPHISE.

Je le connais peu. Renfermée dans les bornes de mon devoir » je ne me suis point mise à portée de le connaître. Mais quand il aurait la fausseté dont \ous l'accusez , elle est souvent le vice du monde plus que celui du cœur. Votre franchise lui donnera du goût pour la vérité ; vous le cor- rigerez.

GÉNIE.

Si le malheur que je crains arrivait , je me gar- derais bien de le corriger. En lui ôtant la fausseté, il ne lui resterait pas même l'apparence des vertus.

On ne fait pas à votre âge de si profoiHçs ré- flexions.

Pardonnez-moi , madame , lorsqu'un vif intérêt nous y porte. Depuis long-temps je prévois les intentions de mon père. J'ai cru ne pouvoir trop pénétrer le caractère de Méricourt : hélas ! je n'y ai rien trouvé qui ne s'oppose à mon bonheur.

ORPHISE.

Le bonheur n'est pas toujours l'on croit le voir , et la vertu a son point de vue assuré. Sui-

N

ACTE II. SCiNE I. 233

vez-la , obéissez i votre père , vous trouverez en vous-même la récompense du sacrifice.

GÉNIE.

Quelle récompense ! Madame , en me donnant ce conseil , pensez-vous à l'horreur de s'unir à un mari cnie l'on ne peut aimer ?

ORPHISE.

Hélas ! c'est quelquefois un bonheur de n'avoir pour son époux qu'une tendresse mesurée.

GÉNIE.

Je me suis fait une idée différente damariagi Un lûari qui n'est point aimé ne me parait qu'un loutable. Les vertus , les devoirs , la com- plaisance 9 rien n'est de notre choix; ti ^^ppiq"A; on fléchit sous le joug , on n'a que le mérite d'un esclave obéissant. Mais si l'on trouve dans un époux l'objet de tous ses vœux , je crois

que lA.il^flÎT Aq lui plnîy^ fAn^ Inn w^rTiiit faciles ,

on les pratique par sentiment : l'estime générale en est le fruit , on acquiert sans violence la seule gloire qu'il nous soit permis d'ambitionner.

ORPHISE.

Hélas ! votre erreur est bien naturelle. L'expé- rience peut seule nous découvrir les peines insé- parables d'un attachement trop tendre ; mais cette

234 GBNIK.

félicité dont Timage vous séduit dépend trop de la vie 9 des sentimens , du bonheur même de l'objet aimé , pour qu elle soit durable. La tendresse dou- ble notre sensibilité naturelle , elle multiplie des peines de détail dont la répétition nous accable. Les véritables malheurs sont ceux du cœur.

GENIE.

Vous vous attendrissez : ah ! ma bonne , aurîez- vous éprouvé des maux dont vous semblez si pé- nétrée ?

ORPHISE.

Pardon , ma chère Génie , s*il m'échappe des sentimens que l'état vous allez entrer me rap- pelle. Je crains pour vous.

CÉNIE.

Vous croyez que je ne mérite pas encore votre confiance ? cependant mon cœur en serait digne.

OBPHISE.

Aimable enfant, partagez plutôt la douceur que vous me faîtes éprouver. Il est des momens.... Changeons de discours , yotre âge n'est point celui de la tristesse.

GENIE.

Je suis si malheureuse , que je trouve de ht douceur à plaindre les inforiuués.

ACTE II. SGlàNE I.

a35

ORPHISE.

Vous m*affligez. Je voudrais que la raison tous fît eoyisager d'un autre œil le sort qui yous attend.

GÉNIE.

Je ne le puis.

OaPHISE.

Avec la fortune brillante dans laquelle vous êtes née , avez-vous pu penser que tous seriez mai- tresse de votre choix ?

GENIE*

Je m'en étais flattée.

ORPHISE.

En auriez-vous fait un ?

GÉNIE.

Oui , ma bonne.

ORPHISE.

Quoi ! Génie, vous avez disposé de votre cœur?

CÉHIE.

Epargnez-moi les reproches ^ je n'ai besoin que de conseils.

ORPHISE.

Mes cooseils vous déplairont , je vous plains.

GÉNIE.

Quoi ! madame , vous refuseriez de me con-* duire dans un temps....

/

236 CÉNIE.

ORPHISE.

Je n'ai garde de tous abandonner. Votre heu- reux naturel a prévenu jusqu'ici ce que mes avis auraient pu vous inspirer : c est de ce moment que vous avez besoin de moi pour vous aider à soutenir avec courageje sacuûce-^e vous allez faire de votre goût à la vertu.

GÉNIE.

N'est-il donc qu'une façon d'en avoir?

ORPHISE. ^^^

Il est des occasions malheureuses l^j^oix ne nous est pas permis. Dans la situation vous êtes , il ne vous reste que l!ûbéissance.

GÉNIE.

Eh bien , madame , mon père est bon ; peut- être, s'il était instmit de mes sentimens, il lui serait égal de me donner pour époux l'un ou l'autre de ses neveux.

ORPHISE.

C'est Clerval que vous aimez ?

GÉNIE.

Oui y madame; condamnez-vous mon choix? Vous estimez Clerval , vous savez s'il mérite d'être aimé. Quelle comparaison !

ORPHISE.

Est-il instruit de vos sentimens ?

ACTE II. SCiNE I. 25'}

GÉNIE.

Non , madame ; au moins je ne lui en ai paa fait l'aveu.

ORPHISE.

Et qu'avez-vous répondu à votre père ?

GENIE.

Hélas ! rien du tout. La surprise et la douleur m'ont fermé la bouche. On est entré , je me suis retirée pour cacher mes larmes : je crois cepen- dant que mon père s'en est aperçu.

ORPHISE.

Je n'en suis pas fôchée.

GÉNIE.

Vous ne condamnez donc pas le dessein que j'ai de lui déclarer mes sentimens?

ORPHISE.

Je le condamne très-fort. Il est permis tout au plus à une fille bien née d'avouer sa répugnance . et jamais son penchant.

GÉNIE.

Ah ! Clerval , qu'allez-vous devenir ?

ORPHISE.

C'est lui que vous plaignez ?

GÉNIE.

Oui , madame ; je puis avec courage envisager

238 GÉNIE.

mon malheur , et je ne puis soutenir l'idée de celui je vais le plonger.

ORPHISE.

Voilà bien la confiance de votre âge. L'expé- rience vous apprendra que, dans le cœur d'un homme , l'amour même console des malheurs qu'il cause.

CÉNIB.

Eh bien , madame , parlez-lui vous-même. Si vous lui trouvez la légèreté dont vous le croyez capable , quelque aversion que je sente pour le parti qu'on me propose, j'obéirai aveuglément. Le voici ; je vous laisse avec lui.

SCÈNE II.

ORPHISE, CLERVAL.

ORPHISE.

Demeurez un moment, monsieur; j'ai à vous parler de la part de Génie.

CLERVAL.

Elle me fuit ; la douleur est peinte sur son visage , le vôtre semble m'annoncer un malheur ; parlez, madame : ô ciel! qu'allez -vous m'ap- prendre ?

ACTE II. SCÈNE II. û5g

OKPHISS.

Que Génie m'a confié vos sentimens pour elle ; qu'il faut les étouffer.

GLERVAL.

Et c'est elle qui vous a chargée de me le dire ?

ORPHISE.

Oui , monsieur.

CLERVAL.

Génie me méprise assez pour ne pas daigner me parler elle-même ! Madame , pardonnez ma défiance : je ne puis me croire aussi malheureux que TOUS le dites.

ORPHISE.

Génie épouse votre frère : voilà la vérité.

GLERVAL.

Mon frère ! ah ! madame , plus vtms ajoutez à mon malheur , moins je le trouve vraisemblable.

ORPHISE.

Vous vous flattiez d'être aimé apparemment?

CLERVAL.

Non , madame ; mais je ne me croyais point de rival.

ORPHISE.

Si TOUS en avez un , il peut n'être pas aimé. Il m^ararr^ue Génie obéit à son père-^jjulellfi suit son Hevoiiy

1^0 CÉNIB.

CLERYAL.

Ah! je respire. Mon oncle ne sera pas in- flexible.

ORPHISE.

Quoi ! monsieur , vous prétendez faire des dé- marches ?

GLERYàL.

Qui m'en empêcherait? je dois rien à mon frère.

ORPHISE.

Non ; mais tous tous devez à vous-même de ne poipt porter le désordre dans votre famille pour satisfaire un goût que la première occasion fera changer d'objet.

CLERVAL.

Je me mépriserais moi-même , si j'avais les sen- timens dont vous m'accusez. Non , madame , j'eus toujours en horreur la lâcheté qui nous au- torise à manquer^e bonne, foi avec les femmes. Si l'on ne croit pas aux amours éternels , on doit sentir ce que peut une t^ilcl|^eest|^e sur un cœur vertueux. Les charmes naissans de Génie me firent connaître l'amour ; le développement de son caractère me fixa pour jamais : c'est son cœur, c'est son âme que j'adorejjre^'^st qu'à la beauté que Vùù devient infidèle.

ACTE II. 8GENB II. ^4^

ORPfiISS.

Il faut cependant renoncer à Génie. Plus vous laimez , plus tous devez ménager sa gloire. Qui nous détourne de nos devoirs , nous manque plus essentiellement que qui nous est infidèle.

GLCRYAL.

Manquerais-je à Cénie en me jetant aux pieds de Dorimond , en lui déclarant mon amour pour sa fille , en implorant sa bonté ?

OHPHISE.

Ce serait dii moins affliger le meilleur des hom- mes et le plus tendre bienfaiteur. Prenez-y garde, monsieur, la reconnaissance et l'ingratitude ne sont point incompatibles : on n'a que trop souvent les procédés de l'une avec les sentimens de l'autre. Qu'importe à Dorimond que vous sentiez au fond de votre cœur le prix de ses bontés , si vous pa- raissez ingrat en traversant ses desseins , en affli- geant son âme , en le privant de la seule satisfac- tion qui reste à la vieillesse , celle de disposer à son gré de son bien et de ses volontés.

CLERVAL.

. Ah! madame, de quelles armes vous servez- vous pour combattre mon amour ! ce sont les seules qui pouvaient m'imposer un silence dont ma mort sera le fruit.

16

â4s CÉNIB.

ORPHI8E.

L'honnêteté de vos sentimens me touche , mon- sieur ; j'ai quelque crédit sur l'esprit de votre oncle, je n'abuserai point de sa confiance , j'emploierai seulement

CLEHVÂt.

Vous me rendez la vie. Oui , madame , parlez à^Dorimond > ménagez son cœur et ses bontés , je compte sur les vôtres ; ne m'abandonnez pas.

ORPHISE.

Je ne m'engage à rien du côté de votre amour. Je vous promets seulement de sonder les vérita- bles sentimens de votre oncle , de pénétrer s'il est bien affermi dans sa résolution ; alors vous verrez comment vous devez vous conduire.

SCÈNE IIL

DORIMOND, ORPHISE, LISETTE,

CLERVAL.

LISETTE , à Dorimond.

Le voilà , monsieur ; je savais bien qu'il devait être ici.

DORIMOND.

Je VOUS cherche , Clerval , pour vous dire que je suis très-mécontent de vous.

ACTE II. SCÉKE III. 2^5

CIERTÂL.

En quoi , monsieur , aurais-je eu le malheur de

TOUS mécontenter ?

# -

DORIMONO.

En ce que ma maison n'est point faite pour y retirer des intrigans dont je i^e t'aurais jamais soupçonné d'être le protecteur.

CLEEYAI.

J'entends , monsieur , de qui vous voulez par- ler ; une telle calomnie me fait frémir.

DORIUOMD.

Diras-tu qu'il ne vient point chez moi un in- connu avec qui tu as encore eu ce matin une con- versation mystérieuse ?

CLERVAI.

Non , monsieur ; mais dans peu je vous ferai connaître le plus honnête homme et le plus infor- tuné des amis.

LISETTE, à part.

Tout est perdu ; des amis , ^es malheurs : nous ne tenons pas contre tout cela.

OORIUOND, àdeiraL

Un ami qu'on n'ose avouer est toujours hti suspect. Je sais des choses lànlessus

^44 CÉNIE.

CLERVAL.

On Vous abuse , monsieur; s'il m'était permis de parler , je détruirais facilement ces odieux soupçons.

DOftlMOKD.

Je ne saurais te croire ; on n'emploie pas tant de mystères pour des choses honnêtes.

CLERVAL.

Eh bien , mon oncle , le secret de cet infortuné doit édlater demain ; en attendant , si vous voulez m'accorder un moment d'entretien , je vous ferai connaître Terreur l'on vous a jeté , en vous rappelant le nom et la funeste aventure d'un homme dont plus d'une fois vous avez plaint le * malheur.

DORIMOND.

Je t'en serai obligé. C'est gagner beaucoup que de détruire un soupçon. Dans un moment nous passerons dans mon cabinet. J'ai aussi à te parler d'un mariage très-convenable pour toi..

CLERVAL.

Pour moi, monsieur?

DORIUOND.

Oui 9 pour toi. C'est Clarice que je te destine : elle a du mérite ; tu la connais ?

ACTE It« flCBNE III. 5%/p

CLERTAL.

Je yous supplie , monsieur

DOmUOND.

De quoi? est-ce encore tin refus ? je commence à être las ^'en essuyer. Je ne m'étonne pas que* le monde soit rempli de méchans : le penchant au mal est toujours sûr de réussir ; on peut faire des malheureux même sans les connaître : mai^ , quelque envie qu'on en ait, il n'est pas si aisé qu'on le pense de faire des heureux. Cela rebute , et Ton devient dur faute de succès.

LISETTE.

Eh ! monsieur, ne vous mettez point en colère.; monsieur votre neveu n'est pas capable de vous désobéir ; et pour peu que vous lui fiassiez con*- naitre que vous avez pris votre résolution , il prendra la sienne.

DORIMOND.

Il n'est pas jusqu'à ma fille ( à OrphiM) Ma- dame , je suis fâché d'être obligé de m'en prendre à vous. Je vous estime , et je vous 'croyais fort au-dessus de ces petites intrigues de femmes qui troublent sans cesse le repos des familles.

ORPHISE.'

Est-ce bien à moi , monsieur < que ce discours s'adresse ?

246 GÉNIB.

DORIMOND.

A vous-même , je tous le répète. Je suis fâché de perdre la haute opinion que j'avais de vous ; mais je n'ignore pas les conseils que vous donnez à Cénie.

ORPHISE.

Si vous les savez , monsieur , ils font ma justi- fication ; je n'ai rien à répondre.

DOHIMOND.

Ne le prenez point sur ce ton-là : j'ai vu moi- même sur son visage l'impression du dégoût que tous lui inspirez pour les gens que j'aime. Je n'ai pas eu le temps de m'expliquer avec elle ; mais.... Enfin, madame, pour le peu de temps qu'elle aura besoin de vous , je vous prie de ne vous plus mêler de nos affaires.

GLERVÂL.

Quel contre-temjps ! ô ciel !

ORPHISE.

Je dois vous obéir, monsieur, vous serez sa- tisfait.

DORIMOND.

Allons , Clerval , je suis prêt à t'en tendre , viens me donner le plaisir de te justifier.

ACTE -II. 8CÂNE IV. a^'J

SCÈNE IV.

ORPHISE, LISETTE.

LISETTE*

Je ne reviens point de la snrprise que me cause la mauvaise humeur de Dorimond ! Au moins , madame , je n'y ai point de part.

ORPHISE.

Vous êtes entrée avec lui , vous pourriez en savoir la cause.

LISETTE.

Moi ! point du tout. Monsieur cherchait Clerval ; je le savais ici , je l'y ai conduit sans dire mot. Vous me soupçonnez , ]e le vois : cela est pardon- nable après la petite mortification qu'on vient de vous donner.

ORPHISE.

Si j'aimais moins Génie , je serais moins tou- chée. . . .

LISETTE*

«

Oui , madame , vous l'aimez , et beaucoup , on le sait. Mais permettez-moi de vous dire que vous l'aimez mal. Pourquoi l'empêcher d'obéir à son père?

ORPHISE.

Si je l'en empêchais, c'est que j'aurais des raisons

^48 GÉNIE.

pour cela » et je ne les cacherais pas. Je l'exhorte à Tobéissance , mais ce n'est pas sans désapprouver au fond de mon cœur le choix de Dorimond.

LISETTE.

Peut-on savoir ce qui vous déplaît enMéricourt?

ORPHISE.

>on âe^ quoiqu'il soit peu avancé , il est si disproportionné à celui de Génie , qu'il devrait être un obstacle invincible.

LISETTE.

Si VOUS entendiez les intérêts de votre pupille , c'est justement ce qui vous le ferait désirer , et Méricourt vous paraîtrait encore trop jeune. Je connais un peu le monde. Une jeune personne , en épousant un homme âgé , devient une femme in- téressante. Pour peu que sa conduite soit régù- Uère , on la plaint , on l'admire , elle acquiert du mérite , ses charmes s'embellissent de la décrépi- tude de son mari. Il meurt : eût-elle quarante ans, c'est une jeune veuve. La caducité d'un vieillard éternise notre jeunesse. Mais vous ne m'écoutez point ? je suis votre servante.

ACTE II. SCÈNE V. ^ s/fQ

SCÈNE V.

ORPHISE, stuie

C'est donc pour mettre le comble à mon abais- sement que Dorimond devient injuste ? Hélas ! j'étais réservée à des traitemens injurieux ! Digne fruit de l'état Je malheur m'a réduite.... Par- donne , Do£§ui£^ille : pour conserver la vie d'une * épouse qui t'est chère , il ne me restait que le choix des plus viles conditions. Tu n'en rougiras pas , j'ai sauvé de l'opprobre ton nom et le mien. . . . Epoux infortuné! devais- tu m'abandcHiner? .... Quel que soit le désert qui te sert d'asile, c'est celui de l'honneur. La honte , ce tyran des âmes no- bles , n'habite qu'avec les hommes : fuyons-les. . . . Mais plus on m'éloigne de Génie , plus mes con- seils lui sont nécessaires. Sans offenser Dorimond, rendons à sn fille ce qu'exigent de moi sa confiance et mon amitié. On n'est pas tout-à-fait malheu- reux quand il reste du bien à faire.

FIN DV SECOND ACTE.

/

/

230 CÉNIE.

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ACTE III.

SCÈNE PREMIÈRE.

DORIMOND, MÉRICOURT.

DORIHOND.

J'en suis pour le moins aussi fâché que toi ; mais il n'y faut plus penser.

MBRICOtllT.*

Je me soumets sans murmurer, monsieur. M'est- il seulement permis de vous demander sur quoi Cënîe fonde ses refus ? Est-ce haine ? est-ce mé- pris pour moi ?

nOKIMOND.

Ce n'est ni l'un, ni l'autre : elle ne m*a pas dit un mot à ton désavantage.

MÉRICODKT.

Vous voulez ménager ma disgrâce , monsieur ; vos bontés se montrent partout

DORIMOND.

Il n*y a point de bonté en cela , c'est la vérité

ACTE III. «CANE I. 291

pure. Génie ne m'a témoigné qu'une répugnance générale pour un engagement qui l'effraie.

MÉRICOURT.

Et cette répugnance est sans doute bien na- turelle.

DORIMOND.

Ah ! Ji'en doute, pas.

MERICOURT.

Génie ne peut avoir une inclination secrète.

DORIMOND.

Je voudrais qu'elle aimât ; elle n'aurait fait qu'un bon choix^et bientôt.... Saurais-tu quelque chose là-dessus ?

MÉRICOURT.

Gardez-vous bien de le penser , monsieur. Génie est trop sage pour avoir fait un choix sans votre aveu , et trop ingénue pour avoir eu l'adresse de cacher une passion ; vous vous en seriez aperçu.

DORIMOND.

Moi ! point du tout : je serais aussi aisé à trom* per sur cette matière que sur bien d'autres. Je ne saurais me résoudre à être fin ; la finesse ne va guère sans la méchanceté. Quoi qu'il en soit, j'ai donné ma parole , et je la tiendrai. On ne saurait pousser Tindulgence trop loin quand il s'agit d'un

202 CÉNIE*

engagement éternel. Peut-être dans quelque ten^ps Génie prendra d'autres idées ; alors je lui propiv- * serai ton frère.

MÉRICOURT.

Mon frère!

DORIMOND.

Il est jeune, il peut attendre.

MÉRIGOURT.

Mon frère!.... je n'en reviens point.

DORIMOND.

Tu m'étonnes. Ne pouvant être mon gendre , tu devrais être ravi de me voir jeter les yeux sur Clerval.

MÉRICOCRT.

Je le serais , si l'intérêt avait quelque pouvoir sur moi ; mais je ne connais que le vôtre , et as- surément Clerval. . . .

DORIMOND.

Écoute : tu dois savoir qu'il me déplaît très-fort d'entendre mal parler de lui. Tu m'avais déjà donné ce matin des avis dont il s'est pleinement justifié.

MÉRIGOURT.

J'ai pu me tromper, monsieur : c'est l'effet d'un zèle trop ardent. J'apprends avec joie que Clerval n'a laissé aucune obscurité sur sa conduite.

ACTE III. SGÈIIE I. ^55

DOUIMOND.

Cela étant, tu dois Yoir du même œil la fortune que je lui prépare.

HÉBIGOCRT.

La tendre Mélisse l'a prévu ; les regrets qu elle, emporte au tombeau n'étaient que trop fondés. /

DORIMOND.

Gomment ! Si elle s'est expliquée sur l'établis* sèment de sa fille , pourquoi m'en faire un mys- tère?

MÉRICOURT.

Dois-je croire , monsieur , que vous ignoriez ses intentions , et que , si elle avait choisi iin époux à sa fille , ce n'eût pas été de concert avec vous ?

DORIMOND.

Il est vrai que l'établissement de Génie faisait souvent le sujet de nos entretiens. Gette vertueuse femme , par délicatesse de sentimens , avait ré- solu de ne la donner qu'à l'un de vous deux ; mais je Tai toujours ifue incertaine sur le choix de l'un ou de l'autre. Si tu en sais davantage , tu as tort de me le cacher.

MÉRICOURT.

Il est rare qu'un mourant ne s'explique pas sur les dispositions de sa famUle.

254 GÉNIE.

DORIMiXeiD.

Eh bien ! parle donc.

MÉRICOURT.

Non , monsieur ; dans l'état sont les choses y vous pourriez soupçonner....

DORIMOND.

Je le vois , c'est en ta faveur qu'elle s'est dé- clarée ?

MÉRICOURT.

Oui , monsieur. Mélisse , touchant au terme de sa vie , me fit approcher de son lit : Mérlcourt , me dit-elle d'une voix presque éteinte, dans un moment je ne serai plus ; écoutez mes derniers sentimens. J'adorai mon époux ; je lui dois mon bonheur ; vous l'aimez , héritez encore de ma ten- dresse pour lui ; devenez l'époux de ma fille , soyez le fils de Dorimond ; répondez-moi du repos de ses jours , prolongez-en la durée , et je perds les miens sans regret.

DORIMOND.

Arrêtez , mon cher neveu , je ne puis soutenir. . . . hélas ! que ne donnerais-je pas pour que Génie... .

MÉRICOURT.

Elle ignore les dernières volontés de sa mère. Si vous me permettiez , monsieur , d'avoir un en- tretien particulier avec elle ?

ACTE III. SCiNE I. a5&

DORIMOND.

Volontiers : demelure , je vais te Tentoyer. Songe que tu me rendras le plus grand service si tu peux obtenir son aveu.

HÉRICOUKT.

Je n'y épargnerai rien.

DORIMONO.

Je te défends cependant de l'intimider par la crainte de me déplaire. Obtenons tout par ten- dresse, et rien par autorité.

SCÈNE II.

MÉRICOURT, «.«1.

Voici donc le moment décisif. Je n'ai plus rien à ménager. ... Je le prévois , l'obstination de Génie me forcera d'em]rioyer contre elle les armes que Mélisse m'a laissées ; elles peuvent devenir cruelles contre moi-même; mais une fortune immense peut-elle s'acbeter à trop baut prix?

SCÈNE III.

MÉRICOURT, GÉNIE.

GÉNIE.

On m'ayait dit que mon père me demandait.

:i56 ciffiE*

MÉRICOURT.

Arrêtez , dénie : c'est par son ordre que je vous attends ici. Dorimond , sensible aux mépris dont TOUS m'accablez , me permet d'essayer encore une fois de les vaincre.

CÉNIE.

Est-ce vous niépriser, monsieur, que d'épargner à votre délicatesse la douleur d'avoir rendu quel- qu'un malheureux ?

MÉRICOURT.

Vous me bravez , ingrate ,vous triomphez : vous croyez que l'excessive complaisance de Dorimond ne vous laisse plus rien à redouter. Si vous saviez à quel excès je pousse la générosité à votre égard, cette orgueilleuse ironie changerait bientôt de ton.

CÉNIE.

J'ignore , monsieur , les obli Actions que je vous ai ; si vous vouliez m'en instruire....

MÉRICOURT.

Vous ne les saurez que trop tôt. Vous vous re- pentirez peut-être d^ns un moment de m'avoir forcé à vous les apprendre.

CÉME.

Vous me feriez trembler, si j'avais des reproches à me faire.

\

ACTE III. SCÈNE III. 267

MÉRICOCBT.

Génie , écoutez mes' conseils : consentez à me donner la main , votre propre intérêt me porte à vous en conjurer à genoux ; le temps presse , n'a- busez pas de ma faiblesse : parlez , il n'est plus temps balancer.

CÉNIE.

Je ne balance point , monsieur.

HÉRICOURT.

Quel parti prenez-vous ?

GÉNIE.

Celui de rompre un entretien aussi fâcheux pour l'un que pour l'autre.

HÉRICOURT, la retenant par le bras.

Non , non : il faut que ce moment décide de votre sort.

GÉNIE.

Comment! vous êtes assez hardi.... Méricourt, comptez moins sur les bontés de mon père ; il daignera m'entendre.

MÉRIGOURT.

IN on , vous ne sortirez point ; il me faut un mot décisif.

GÉNIE.

Vous le voulez ? le voici : mon père m'a donné

»7

258 GÉMI.

sa parole de pe point me contraindre ; rien ne peut me faire châtnger de ^résolution.

' MÉRIGOURT.

Ah ! c'en est trop ; il est temps de confondre tant de mépris. Connaissez-vous cette écriture ?

GÉNIE.

Oui ; c'est celle de ma mèye.

MÉRICOURT.

Elle est pour Dorimond , mais qu'importe ? écoutez ( u Ut ) : Je vous ai trompé , monsieur , et mes remords ne peuvent s'ensevelir avec moi. La disproportion de nos âges m'a fait craindre de re- tomber dans l'indigence dont vous m'aviez tirée. Pour assurer ma fortune , j'ai supposé un enfant. VTotre dernier voyage me facilita les moyens de faire passer Génie pour ma fillg. La mort me force a révéler mon secret. Pardonnez....

GÉNIE tombe évaDOuie.

Je me meXirs !

MÉRIGOURT.

Génie , écoutez-moi : connaissez du moins en ce moment l'excès de mon amour ; il en est temps encore. Je vous offre ma main 9 je répare la honte de votre naissance , je renferme à jamais votre se- cret dans les nœuds de notre mariage. Est-ce vous aimer ?

ACTX Ili. SCÈNE III. Jl59

CilflB.

Que gagnerais -je A tromper tout le monde? pourrais-je me tromper moi-même ? Montrez-moi cette lettre. ( Aprè« iToir lo. ) Mon malheur n'est' que trop certain.

HÉRICOURT reprend la lettre.

Eh bien î quels sont à présent tos sentimens ?

^^^..^^^^ CÉNIE.

Ides mêm^s.

-^"^^^•^^ MÉRICOURT.

Quel orgueil ! Est-ce à vous à résister quand mon amour surmonte les obstacles , quand je devrais rougir?....

CÉNlE.

Rougissez-donc , mais de la fourberie dans la- quelle vous n'auriez pas honte de m 'associer^ Moi, tromper le meilleur des humains ! moi , usurper les bien? thine maison ! vous me faites horreur.

H1&RIG0URT.

C'est aimer Dorimond que de lui conserver son erreur. Mélisse , en me confiant votre secret , voulait vous rendre heureuse et remettre les biens de mon oncle à leur légitime possesseur.

GÉNIE.

. Répare- 1- on un crime par un autre? chaque

a60 CE NIE.'

moment me rend complice de tant de forfaits. Je ne saurais trop tôt....

HÉRICOURT.

Arrêtez : je pénètre vos desseins , vous voulei me perdre. Gardez-vous de suivre les nlouvemeûs de votre haine.

GÉNIE.

Je ne suivrai que mon devoir.

MÉRICOURT.

Non , non , je sais mieux que vous ne pensez la cause de vos dédains. C'est moins Thonneur que l'amour qui vous guide. Vous croyez que Cler- val. ... Il faut y renoncer. Quand il serait assez lâche.... Il me reste des armes Gardez votre secret, c'est le dernier conseil que je vous donne : je vous laisse y rêver. Ne poussez pas plus loin ma vengeance , au tremblez d'en apprendre da- vantage.

GÉNIE.

Que f>eut-il m'arriver?.... 0 ciel ^ que vois-je !

SCÈNE IV.

GÉNIE, CLERVAL.

GLERVAL.

Génie , vous pleurez! ma chère Génie , qu'avez- vous?

\

ACtE lU. SCiffE IT. 261

CÉNIE.

Clenral , je suis perdue.

CLERVAL.

Mon frère vient de vous quitter ; a-t-il obtenu de Dorimond....

GÉNIE.

< Oubliez-moi. Il n'est plus pour vous d'autre

bonheur.

CLERVAL.

Quoi ! mon frère! je cours me jeter aux pieds de Dorimond ; il verra mon désespoir , et il en sera touché.

CÉNIE.

Ah ! gardez-vous de lui parler.

CLERVAL.

C'est vous, Génie, qui me retenez! je m'étais flatté au moins de n'être pas haï. Vous m'auriez vu sans répugnance devenir votre époux ; vous me l'avez dit.

CÉNIE.

J'en étais digne alors.... Je ne le suis plus.

CLERVAL.

Vous ne l'êtes plus ! vous aimez donc mon frère?

CÉMK. <

Moi, j'aimerais Mérîcourt ! vous me faites frémir.

262 CÉNIB

GLERYAL.

Eh bien ! si vous ne l'aimez pas , dites*moi que TOUS m'aimez ; rassurez mon cœur éperdu , lais- sez-moi disputer à Méricourt les bontés de mon oncle.

GÉNIE.

Mon sort ne dépend plus de Dorimond.

GLERTAL.

Vous me désespérez. Quel est ce langage obscur ? Que je sache du moins la cause de mon malheur !

GÉNIE.

Elle est en moi seule ; elle est dans mon hor- rible destinée. Ne me forcez pas à rougir à vos yeux. . /

CLERYAL.

Vous craignez de rougir ? ah ! yous me trahissez.

GÉNIE.

Si yous saYÎez.... ClerYal , croyez-moi , je ne suis point coupable.... Adieu.

CLERYAL.

Génie , qu'allez-vous faire? Si la pitié peut en- core quelque chose sur votre cœur , éclaircissez mon sort ; que je l'apprenne de votre bouche.

GÉNIE.

Vous-même prenez pitié de moi; voyez ma

ACTE 111. flCÈNB lY. !|63

douleur, ma confusion. HélaBlje n'ose lever les yeux sur tous.

CLEKYAL.

^ )

Au nom de ranuxurje plus tehdxe , délivret- moi du tourment que j'endure : parlez.

CÉNIE.

Non , je ne prononcerai pas l'arrêt cruel qui nous sépare.

CLERYAL.

Vous prononcez celui de ma mort. Craignez de m'abandonner à mon désespoir. Je ne vous ré- ponds pas de ma Yie.

CENIE.

Quelle horrible menace pour un cœur qui ne voudrait vivre que pour vous!

CLERYAL.

Vous m'aimez , Génie, je n'ai plus rien à crain- dre ; cet aveu me suffit. Cruelle ! pourquoi tant différer mon bonheur?doutez-vousderaonîimour? ah ! jugez-en par l'excès de ma joie.

GENIE.

Voilà ce que je redoutais le plus. Ce funeste aveu met le comble à vos maux. Clerval , souve- nez-vous que vous me l'avez arraché.

â64 Gl&MB.

SCÈNE v;

GÉNIE, DORSAINVILLE, CLERVAL.

DORSAINYILLE.

Ami , partagez mon transport : ma femme n^est point morte, et je puis espérer... Que voîs-je ?. . . Je fais une imprudence.

GÉNIE, à DonainTille.

Monsieur, vous ne pouviez venir plus à propos. Je crois reconnaître en vous cet ami de Clerval dont il m'a conté les malheurs ; ils m'ont touchée ; ils doivent vous rendre sensible à ceux des autres. Ne quittez point votre ami. Dans un moment.... Je vous laisse. Adieu , mon cher Clerval , ne me suivez pas.

SCÈNE VL

DORSAINVILLE, CLERVAL.

DORSAINVILLE.

Cher ami , pardonnez mon indiscrétion ; je ne sens plus que votre peine. Quel est le malheur dont Cénie vous menace?

"^ CLERVAL.

Je l'ignore. Elle veut s'épargner la douleur de me l'annoncer. Hélas! il me serait bien moins

ACTE III.nSCBNE TI. â65

cruel de l'apprendre de sa bojjche. S'il fallait la perdre !.... Non , je ne puis rester dans la cruelle incertitude je suis.

DORSAINVILLE.

Je ne tous quihe pas.

CLERYAL.

Laissez-moi , cher ami ; il faut que j'éclaircisse cet horrible mystère. Génie m'a défendu de la suivre ; j'éviterai sa rencontre ; mais quelque autre pourra m'instruire. Ami , ne me retenez plus : allez m'attendre , je vous en conjure : peut-être aurai-je besoin de vous.

ê

/

FIN DU TROISIÂMS ACTE.

â68 CÉNIE.

mon cœur la crainte qui l'avait saisi. Daignez me protéger , me conduire , me tenir lieu de mère , et que mes services effacent la honte de ceux que vous m'avez rendus.

ORPHISE.

Vous me servir , Génie ! Gardez-vous bien de perdre restime de vous-même ; le découragement est le poison de la vertu. Qui sait à qui vous de- vez la naissance ?

\

CEME.

Eh ! madame , de quels parens peut être née une malheureuse que Ton n'a pas daigné avouer , à laquelle on a renoncé pour un vil intérêt ? Quelle preuve plus convaincante de mon néant? Sur quel fondement pourrais-je 19e flatter....

OKPHISE.

Sur l'élévation de votre âme ^ fiur la nnhlciif de votre cc»uy_2,siij^ vos sentimens....

ciNIE.

Ils sont tels que vous les avez fait naître : je ne suis que votre oqvrage. Quelle âme , quel cœur vos soins et vos conseils n'auraîent-ils pas élevés? Je vous dois tout , et je ne suis plus rien.

ORPHISE.

J'ai tout perdu . ma chère Génie , vous serez

ACTE IV. SCENE II. ^269

tout pour moi. Mais Dorimond pourra-t-il se ré- ' soudre à vous abandonner ?

GÉNIE.

Quoi! madame, si ^es bontés s'étendaient jus-* qu'à vouloir me garder chez lui , pensez-vous que j y restasse ? pourrais-je envisager Mérîcourt sans horreur? Est-il un courage à l'épreuve des regards humilians des domestiques , de la pitié insultante des gens du monde ? Ma funeste aventure devien- ^ draît la nouvelle du jour , et je serais l'objet^ de la curiosité du public. J'ose à peine lever les yeux sur moi. Ce faste qui ne me convient plus me fait horreur. Fuyons , madame ; que la plus obscure retraite ensevelisse à jamais le souvenir de ce que je crus être.

SCÈNE IL

CÉNIE, ORPHISE, DORIMOND.

DORIMOND.

Tu m'abandonnes à ma douleur, ma chère Génie ! viens donc me rassurer contre l'imposture. Tu es ma fille . je le sens à ma tendresse.

CÉNIE.

Hélas ! monsieur, il n'est que trop vrai que j'ai perdu le meille ur des pères !

a^O GÉNIE.

OORIMOND.

Tes pleurs m*ont saisi , ta douleur a troublé mon jugement : la réflexion m'éclaire ; un tel crime n'est pas seulement Vraisemblable. On te trompe , ma chère enfant , ou toi-même abusée. . .

GÉNIE.

J'ai vu, monsieur 9 j'ai lu la fatale vérité écrite de la main de Mélisse.

, DORIHOND.

La perfide ! me trahir aussi cruellement , moi qui l'adorais ! Non , non , je ne puis le croire. Qui seraient les complices de cette horrible fourberie ?

GÉNIE.

Méricourt pourra vous en instruire j je vous ai déjà dit qu'il en était le dépositaire.

DORIHOND.

Méricourt ! se peut-il 1 . . . . je le fais chercher ; il ne parait point ! il craint sans doute ma pré- sence. Ah ! Génie , devais-tu me révéler ce funeste secret !

GÉNIE.

Pouvaîs-je le garder ? poayais-je vous tromper ?

DORIMOND.

Mais tu m'ôtes la vie : si je !e perds , tout est perdu pour moi.

ACTE lY. SGEME 111. J^l

CÉN1£^

Ah ! monsieur /vos bontés mettent le comble à mes maux. Ne Toyez plus en moi qu'une malheu- reuse victime de Tambition. Je ne suis plus digne de votre tendresse ; ne m'accordez que de la pitié : ne me rendez point odieuse à moi-même , en me chargeant du malheur affreux de votre perte.

DORIMONO.

Est-ce donc de toi que je me plains , ma chère enfant ? Sois toujours ma fille , et mes jours sont en sûreté. Méricourt ne vient point ! qu'il tarde à mon impatience ! 0 ciel ! le voici : mes sens se troublent à sa vue. ( k Génie ) Ne sortez point* ( à Orphûe ) Madame , demeurez. Ciel ! que va-t-il dire?

SCÈNE III.

DORIMOND, MÉRICOURT, GÉNIE,

ORPHISE.

' DOEIMOND. «

'Approchez: venez, s'il se peut, détruire le soupçon d'un forfait dont je ne saurais vous croire le complice.

MÉRICOURT.

Moi 9 monsieur !

DORIMOND.

Qu*est-ce qu'une prétendue l^ettre de Mélisse

2']2 CÉNIB.

qui TOUS rendrait au^si coupable qu'elle ? Si tou9 pouvez vous justifier , ne tardez pas.

&1ÉRIC0URT.

Bour me justifier, il faudrait savoir de quoi Ton m'accuse.

D'ORIMOND.

Je vous l'ai dit , on parle d'une lettre de Mé- lisse qui renferme un mystère didieux. Si vous avez des preuves du contraire , ne balancez pas à les mettre au jour.

M#.RIC0URT.

Qui peut être assez liardi pour porter jusqu'à vous....

GÉNIE.

Moi , monsieur : la vérité sera toujours mn-4i>i

DORIMOND,

Voyez donc ce que vous pouvez opposer, à cette accusation : parlez.

MÉRICOURT.

Oui , je parlerai : je ne saurais trop tôt punir l'ingrate qui veut vous donner la mort. Apprenez donc qu'elle n'est point votre fille ; Mélisse , pres- sée de ses remords , rend dans cette lettre un té- moignage authentique à la vérité.

DORIMOND, après avoir lu bas.

Qu'ai-je lu ! Se peut-il que tant d'horreurs....

/

ACTE IV. SCÈNE IIK / 215

•a

Cruelle Mélisse ! que tous avais-je fait pour me jeter dans Terreur, ou pour m'en tirer ? Ma mort sera le prix de vos forfaits.

MÉRICOURT.

EUe a craint de perdre votre tendresse,

DORIMOND.

Avec quelle perfidie , en m'accablant de ca- resses , elle excitait en moi un amour paternel , hélas! trop bien fondé !.... Mon cœur se déchire à ce cruel souvenir.

GÉNIE.

Monsieur, calmez votre douleur.

^ DORIHOND.

Et vous , malheureux , qui tne gardez depuis six mois ce funeste dépôt , quelles raisons vous y engageaient ?

MÉRICOURT.

En vous découvrant cette triste vérité , c'était , je l'ai prévu , vous porter le coup mortel. Plutôt que de m'y résoudre , vous savez à quoi je m'étais réduit. J'épousais une inconnue sans aveu , sans parens.Que n'aurais-je pas sacrifié pour vous con- server une erreur qui vous était chère !

DORIHOND.

Eh ! pourquoi donc m'en tirer ? pourquoi se

18

274 CÉNIE.

f

servir de ces cruelles armes pour perdre Génie ou pour rengager dans un hymen qu'elle abhorre ? Méricourt, ton cœur se dévoile. . .. Brisons là- dessus. Tu ne gaussas pas le fruit de ta trahison. C^ie , je vousCadflpie:

^ MÉRICOURT.

Qu'entends-je ?

CE NIE.

Moi ! je serais toujours votre fille ! . . . . Mon- sieur. ... Ah ! modérez vos bontés ; je ne suis pas digne de cet honneur.

Tu es digne de mon cœur, tu es dkne de ma tendresse ! ma chère enfant , rentre dans tous tes droits. *

CÉNIE.

Non , monsieur , votre gloire m'est plus ch«ne que mon bonheur. Souffrez qu'une retraite enseve- lisse avec moi l'ignorance je suis des malheu- reux à qui je dois la vie.

DORIMOND.

Tes.jparens_sont desjnfûrtynés : eh bien ! ils n'en sont que plus respectables. Que nos chagrins disparaissent, OrphiBe) Madame, tout ceci m'ouvre les yeux sur les mauvais procédés dont on vous accusait : demeurez avec nous, reprenez vos fonc- tions auprès de ma fille.

ACTE IV. SCÈNE III. 2*j5

CÉNIE.

Monsieur....

DOKIMOND.

Je ne t'é^oute plus : je te donne mon nom , mon bien , et plus que tout cela , l'amour d*un père tendrç.

CÉNIE.

Je me jette à yos pieds.

MiRIGODRT.

Attendez un moment pour exprimer votre re- connaissance. Vous auriez, monsieur, de justes reproches à me faire si je tardais plus long-temps à vous faire connaître le digne objet de votre adop- tion. Cette lettre est pour mademoiselle ; mais vous pouvez la lire.

DORIMOND, lisant.

Ce n'est pas sans pitié que je vous révèle votre « naissance ; mais je touche au moment de la « vérité. Votre mère vous croit morte , et son er-

reur assurait encore Trron secret : vous pouvez

< Ten in&t£uire. Informée de Fextréme misère « elle était réduite , je len tirai pour vous servir

< de gouvernante. C^est dans ses mains que je

vous remets. »

C E N lE , dani les hnui de M mère. «

Vous êtes ma mère ! mes malheurs ^ont finis.

376 ' GÉNIE.

ORPHISE.

Ma chère fille! quoi! c'est vous que j'embrasse!

GÉNIE.

Ma mère ! que ce nom m'est doux !

ORPHISE.

Trop malheureux enfant ! hélas ! que tous êtes à plaindre !

GÉNIE.

Je dois le jour à la yertu même , mon sort est assez beau.

DORIMOND.

Voilà le dernier coup que le perfide me réser- vait. Un mortel saisissement.... (àCénie) Trop ai- mable enfant !... je ne saurais parler.... je me meurs. . . .

CE N lE 9 <:ourant à DorimoDd.

Ah ! monsieur. ...

MÉRICOCRT.

Laissez : on se passera de vos soins ; vous n'êtes plus rien ici.

SCÈNE IV.

6ÉNIE, ORPHISE.

CÉNIE.

Ma mère , ayez pitié de moi , le courage m'a- bandonne ; je ne saurais supporter le mépris.

i-

t

:\-v

ACTE IV. SCÂliE lY. 3^7

ORPHISE.

Rappelez votre courage , ma chère fille.

* CÉNIE.

Que je vous aime ! Je ne devrais sentir que ma tendresse. Ah ! ne jugez pas de mon cœur dans cet affreux moment : la joie ^ la douleur , l'indi- gnation Tagitent avec tant de violence....

ORPHISE. X

Ces mouvemens sont naturels, ma chère enfant. Vous avez vu le bonheur : il a disparu. Cf^pendant ne désespérez pas ; peut-être un jour le ciel , moins rigoureux....

GÉNIE.

Ah ! je ne regrette rien , vos bontés me tiendront lieu de tout. Mais sortons de cette maison , je ne respire plus que la honte et le mépris.

ORPHISE.

Allons , allons chercher un asile nous puis- sions être malheureuses sans rougir.

CÉNIE.

Ma mère , puissent mon respect y ma tendres&e , ma soumission vous tenir lieu de ce que vous avez perdu ! Je n'ose vous rappeler le souvenir de mon père.

ORPHISE.

Il n'est pas temps d'en parler , ma chère Génie ;

2'jS GÉNIE.

l'âme la plus fenne n'est quelquefois pas a^sez forte pour soutenir tant de disgrâces à la fois. Vous apprendrez un jour avec quel coui'af;e votre père a sacrifié la fortune à l'honneur. Quel père! quel , époux !

GÉNIE.

Que Yois-je ? C'est Clerval! Ah! soufiErezque je le fuie.

SCÈNE V.

ORPHISE, CLERVAL.

GLERYAL.

Ah! madnme , que je yous rencontre à propos! Mon oncle m'a ordonné de chercher Méricourt : en vain j'ai parcouru toutes les maisons il a coutume d'aller , je ne l'ai point trouvé. J'ignore ce qui s'est passé. A-t-il éclairci le sort de Génie ? Parlez.

ORPHISE.

Oui 9 monsieur , son malheur est confirmé.

CLERVAL.

Ah ! dieux ! Madame , ne me cachez rien : qjuel parti va-t-elle prendre ?

ORPHISE.

Celui de la retraite ; il n*en est point d'autre pour elle.

ACTE lY. SCENE Y. 279

CLERVAU

Eh bien ! oui , madame , un couYent es(t uo asile respectable pour elle. Mais n'aurez-YOus pas la bonté de Ty accompagner ? . '

ORPHISE.

En pouYCz-Yous douter ?

CLERYAL.

. ^ i ..." . .. .f . .' ,

Je connais la bonté de Yotre cc&iir. Eh bien l Yous la suiYrez donc. Mais , dans ce moment de trouble, yous ne pouYez prendre les soins néces- sàires à ce nouYcl établissement; soufiErez que mes senrîces..... je me charge de* tont , je vais tout préparer. »....,

ORPHISE.

Arrêtez , monsieur : tant d'empressement à servir les malheureux honorerait l'humanité , s'il était dépouillé de tout intérêt. Mais yous aimez Génie ; danç la situation elle trouve , vos soins ne peuvent plus être qu'injurieux pour elle.

CLERYALé

Ah ! madame , qu 'osez-vous dire ! Oui , je l'a- dore 9 et le coUYent je vous coi^jure de l'ac- compagùer yous doit être un sur garant de mes intentions* Vous lui tiendiiez lieudemçre. Soumis l'un et l'autre à vos Yolontés, je ne la verrai qu'au- tant que vous l'approuverez; et si ce. n'est assez,

4

280 GÉNIE.

je m'engage à ne la voir qu'en lui offrant ma main.

ORPHISE.

Vous , épouser Génie ! Y pensez-yous , mon- sieur?

CLERVÂL.

Oui 9 madame. Je sais ce que tous pouvez m'opposer ; mais toutes les ctiimères adoptées par les hommes disparaissent à mes TgU^ dès qu'elles entrent en comparaison avec I^ertu^

ORPHISE. ^->-^-"

Cette générosité ne suffit pas à un homme comme vous : il doit se respecter dans le choix de son cœur. Si la naissance de Génie se trouvait d'une t«lle obscurité qu'elle vous fit rougir

CLERVAL.

Non 9 madame , les hommes ne s'avilissent que par leur propre bassesse. Le temps vous appren- dra

ORPHISE.

J'admire avec quelle adresse les passions trans- forment leurs désirs en vertus. Un zèle trop ar- dent est souvent le plus prompt à se démentir. Un malheur récent échauffe l'imagination ; l'hé- roïsme s'empare de l'esprit , on veut tout entre- prendre pour les malheureux : insensiblement

%

ACTE lY. SCÈNE T. â8l

on s'accoutume à les voir, on se refroidit , et Ton devient comme les autres hommes.

CLERTAL.

Ah ! madame « en m'accablant de douleur, ne m'accablez pas de mépris. Je n'aurai pas d'autre épouse que Génie , recelez-en ma parole d'hon» neur.

ORPHISE.

Je l'accepte, monsieur.... Génie est ma fille.

CLERVAL.

, Vous êtes sa mère ! tous mes vœux sont rem- plis.

ORPHISE.

Non , monsieur. Reconnaissez reflet de votre aveugle transport : que ceci vous serve de leço^. Je vous rends votre parole.

CLERVAL.

Et moi , je la confirme par tout ce que l'hon- neur a de plus sacré. Madame , accordez - moi votre confiance sur les faibles services que je puis vous rendre , et donnez-moi le temps de mériter

0

votre estime.

ORPHISE.

Je vous honore, monsieur, et je vais vous en donner une preuve. L'affreuse circonstance je me trouve m'engage à me confier à vos soins ;

282 GÉNIE.

j'accepte pour ces priemiers momens les sel^ccs que vous m'offrez. Cherchez-nous une retraite ; donixez-moi tin guide pour nous y conduire : la décence ne vous permet pas de nous y accompa- gner. Allez ; }e vais tout préparer pour mon dé- part, et prendre congé de Dorimond.

CLERVAL.

Et moi , je cours exécuter vos ordres , et je re- viens vous avertir.

FIN DV QUATRIEME ACTE.

ACTE T. SCÂNE I. 385

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ACTE V.

SCÈNE PREMIÈRE.

CLERVAL, DORSAINVILLE.

DORSAINYILLE.

Heposez-vous sur moi , j'aurai soin de tout.

CLERVAL.

Ne les présentez point comme des infortunées : les malheurs ne sont pas toujours une bonne re- commandation.

DORSAINYILLE.

Je sais ce qu'il faut dire.

CLERYAL.

Qu'elles soient bien traitées. Si la pension ne suffit pas , on la doublera.

DORSAINYILLE.

Vous m'avez dit tout cela.

CLERYAL.

Recommandez surtout qu'on vous avertisse , s'il arrivait la moindre incommodité à Cénie.

284 GÉNIB.

DORSAINTILLE.

Je n'y manquerai pas.

GLERYAL.

Faites bien sentir que ce sont des femmes de mérite. Ce n'est qu'en montrant pour elles une g]:ande consfdération que tous pourrez leur en attirer.

DORSAINYILLE.

I

Je n'oublierai rien.

CLERYAL.

Qu'il est fâcheux , dans de certaines circon- stances , de ne pouvoir agir soi-même !

DORSAINYILLE.

Quoi ! doutez-vous de mon zèle ?

CLERYAL.

Non , cher ami ; mais vous ne connaissez point les deux personnes qui méritent le plus qu'on s'intéresse vivement à elles.

DORSAINYILLE.

Vous les aimez , cela me suffit.

CLERYAL.

Il faut servir les malheureux avec tant de cir- conspection , d'égards et de respect !

DORSAINYILLE.

Qui doit mieux que moi savoir les ménager ?

ACTE V. SCÈNE I. ^85

CLERVAL.

11 est yrai ; mais un homme de courage con- tracte une certaine dureté pour lui-même , qu'il peut étendre sur les autres, sans même qu'il s'en aperçoive. Il est mille petites attentions qu'on ne peut négliger sans blesser ceux qui ont le droit de les attendre.

DORSAINVILLE.

Je ne manquerai à rien , je vous en donne ma parole.

GLERTAL.

Quel inconvénient y aurait-il que je vous ac- compagnasse à cette première entrevue ? Je par- lerais vivement ; c'est le premier moment qui décide : il est important....

DORSAINVILLE.

De n'en point trop dire. Loin âe les servir , votre âge , votre ton pourraient faire un mauvais effet. Je crains déjà que vos arrangemens ne nuisent à leur réputation.

CLERVAL.

Comment ?

DORSAINVILLE.

Par un faste qui me parait déplacé. Il est bien difficile que leur aventure ne transpire pas : que

^

â86 \ CÉNIB.

Youlez-Yous que Ton pense de ce que tous faites pour elles ?

GLERVAL.

Cela ne me regarde plus ; je ne fais à présent qu'exécuter les ordres de mon oncle.

DORSAINYILLE.

Qu'importe ? il eût été plus prudent de les mettre d'abord sur un ton approchant de leur état.

CIERVAL.

I

De leur état ! ah ! gardez-TOus de croire qu'il soit tel qu'il le parait !

DORSAINYILLE.

Avez-Yous des éclaircissemens là-dessus ?

GLERYAL.

Il n'en est pas besoin : tout parle en elles, tout annonce ce qu'elles sont.

DORSAINYILLE.

Je crois que la mère et la fille ont mille quali- tés ; mais enfin ce ne sont pas des preuYes.

GLERYAL

^ Depuis long-temps je soupçonne Orphise de cacher sa naissance. Tout ce que je Yois me le confirme : mon respect ne l'étonné point. Il lui eat naturel d'eutendre le ton dont je lui parle ;

ACTE T. SCÈNE I. 28'J

elle devine sans doute ce que je pense d'elle , et cependant ejle ne me dément point.

OORSAINYILLE.

Elle VOUS a fait grâce de raf&rmative. Il est peu d^gens de cette espèce qui n'aient une his- toire tout arrangée du malheur qui les a réduits à servir.

CLERVAL.

Ami, en cherchant à avilir ce que j'aime, pen- se^vouâ. ...

DORSAINVILLE.

J'ai tort. Pardonnez à un zèle peut-étte trop prévoyant : je crains qu'entraîné par votre pas- sion. ...

CLERVAL.

Je vous entends ; vous craignez que je n'épouse Génie ? Eh bien ! apprenez que mon parti est pris , que rien ne pourra m'y faire renoncer , qu'elle sera ma femme dès que sa mère y consen- tira.

DORSAINVILLE.

Quoique mes discours vous offensent , ine taire serait vous trahir.

CLERVAL.

Voilà, voilà ce que je prévoyais ! N'ayant pas de la mère et de la fille les mêmes idées que moi.

â88 CÉNIS.

vos soins manqueront d'égards , votre politesse sera humiliante. O ciel! s'il vous échappait....

DORSAINVILLE.

Ah ! cessez de me faire injure. Je ne suis point assez barbare pour humilier les malheui4ux. Je respecte ce que vous aimez ; mais je ne suis point assez lâche iit^ur n'oser combattre un penchant qui vous çgapP.

CLERVAL.

Eh bien! vous le combattrez. Mais pour ce moment n'abusez pas du besoin que j'ai de vôtre amitié ; et surtout que Génie ne s'aperçoive pas de vos sentimens : renfermez votre zèle. Dorimond vient ici : votre présence lui serait importune ; ne vous écartez pas , je vous en conjure.

SCÈNE IL

DORIMOND, CLERVAL.

f DORIMOND.

Clerval , elle se prépare à partir I Sauve-moi , par pitié , des adieux que je ne soutiendrais pas. Tu vois un vieillard malheureux réduit au déses- poir !

CLERVAL.

Pourquoi vous abandonner à la douleur , mon-

ACTE y. seins II. 289

rienr ? N'étes-Tous pas le maître de garder Génie? Qui vous en empêche ?

DORIHOND.

Ses refus ^ que je n'ai pu vaincre ; la bienséance 1 la compassion pour elle et pour moi-même.

CLERVAL.

Si vous vouliez , monsieur

DOKIMOND.

Non , il y aurait de la barbarie à la retenir mal- gré elle dans une maison tout lui rappellerait son infortune.

GLEKVAL.

Eh ! monsieur , n est-il pas un moyen de vous rattacher par des nœuds si sacrés , que jamais....

DORIHOND.

Je Tavais imaginé d'abord ; mais l!adoption de Génie teqpLcix££aitxle mon bieiA^ce serait une in- justice dont jamais je ne me rendrai coupable.

CLERVAL. ^

Eh ! monsieur , que m'importe votre bien ? dis- posei-en à votre gré , j'y renonce ; je le signerai de mon sang.

DORIHOND.

Ton désintéressement ne peut être une excuse pour moi. Si je cédais à tes désirs , ta générosité

19

290 CBDIIS.

dégénérerait en extravagance , et nia complaisance en faiblesse. ... Je mettrai Génie et sa mère à l'abri des coups de la fortune. Tu donneras ce porte- feuille à Orphise ; ce n'est qu'en attendant que je m'arrange pour le reste. Je prétends aussi que Génie trouve dans sa retraite non-seulement le né- cessaire en abondance, mais les choses de pur agrément : il faut de toute manière tâcher d'adou- cir son infortune.

GLSRVAL.

Mon oncle , achevez votre ouvrage ; ne mettez point de bornes à vos bontés.

DORIHOND.

G'est sur toi , mon cher neveu , que je dois à présent les répandre. Je veux réparer mes tort» et te faire un bonheur durable.

CLERVAL.

Oui , monsieur , il dépend de vous. D'un seul mot vous pouvez combler tous les vœux de mon cœur.

DORIHOND.

Si tu m'aimes , que ne parles-tu ?

CLBRVAL.

Monsieur.... ( à part) que je suis interdit I.... ( haut ) je n'ose prononcer....

ACTE T. SCÂNE II. 29I

DORIMOND. ^

Ton embarraa fait la moitié de la confidence : achèye , nomme-moi ma nièce.

CLEKTAL.

Génie.

DORIMOND.

Génie !

* CLERTAL.

Oui , je ne puis vivre sans l'adorer. Vous Tai- mex , vous craignez de la perdre ; rendez-lui son état , illustrez sa vertu , et que notre félicité pro- longe la durée de nos jours.

DORIMOND.

J'apprends ta passion avec douleur , sans pou- voir la condamner. Génie n'est que trop digne d'être aimée ; mais elle ne peut être ta femme.

CLERVAL.

Quel obstacle invincible. ...

DORIMOND.

Sa naissance.

CLERVAL..

Vous vouliez l'adopter?

DORIMOND.

Je crois te l'avoir dit. Quand j'eus cette pensée , le funeste secret n'était découvert qu'à demi. Ses

292 GÉNIE.

parens inconnus pouvaient ne pas porter la honte dans ma famille ; mais sa mère. . . .

GLERVAL.

Orphise n'est point née pour l'état elle est , monsieur. Des disgrâces l'ont sûrement réduite à l'abaissement que vous lui reprochez.

DORIHOND. ^

Va , mo|^ cher neveu , tu t'abuses ; si elle avait quelque naissance , elle n'en ferait plus mystère. L'humiliation est la peine la plus sensible : on ne la souffre pas quand on peut s'en garantir.

GLERVAL.

Elle est peut-être d'un rang si élevé , que même la modestie l'oblige à le cacher.

DORIMOND.

Eh bien , pour te prouver combien je désire ton bonheur , vois , cherche à donner quelque certi- tude à tes soupçons. Hélas ! je désire plus que toi ce que je ne puis espérer.

GLERVAL.

J'y cours : mais la voici.

ACTE T. SCÈNE III. 29O

SCÈNE ill.

DORIMOND, CLERVAL , CÉNIE , ORPHISE.

CÉNIE.

C'est à vos genoux , monsieur, que je viens TOUS rendre grâces de tant de bienfaits. Je n'ou- blierai jamais que j'eus l'honneur d'être votre fille : vous ne rougirez point d'avoir été mon père.

DORIMOMD.

Je m'arrache à moi-même en me séparant de toi , et je ne suis pas moins à plaindre.

CLERVAL 9 qm a parlé baa à Orphise.

Non , madame , vous n'êtes point ce que vous voulez paraître ; dites un mot , vous assurez mon bonheur.

ORPHISE.

S'il dépendait de moi , monsieur....

CLERVAL.

Il en dépend , confiez à mon oncle le secret de votre naissance. Doutez- vous de sa discrétion ? doutez-vous de sa prudence ? Ah ! madame, parlez.

ORPHISE.

Le courage et le silence sont la noblesse des malheureux. Ne m'enviez pas la seule gloire qui me reste.

^94

GÉNIE.

GLERTAL.

Monsieur, est-ce ainsi que le vulgaire s'exprime? es^t-il des titres plus n(Ji>le8 que les sentimens ?

OORIHOND. '

Madame , puisque vous le voulez , je ne ferai aucun effort pour arracher votre secret. Mais com- ment se peut-il que votre fille vous ait été ravie sans qu'aucun soupçon vous ait engagée à faire des recherches , qui nous auraient à tous deux épargné bien des peines ?

-' ORPHISE.

Les plus funestes circonstances présidèrent à la naissance de cette infortunée. Dans cet affreux moment on Tôta de mes yeux. La mort n'avait qu'un pas à faire pour venir jusqu'à moi : le ciel en courroux me rendît à la vie , mais ne me rendit point ma fille. On m'annonça sa mort. Quelles raisons m'auraient engagée à prendre des soup- çons sur un accident si commun ? Vous savez le reste.

DORIMOND.

Oui : j'en sais assez pour me déterminer. Ma-

ff

dame , reîidez-moi ma fille , et que l'himen nous réunisse. \

CI^RRVAL.

Ah ! mon oncle !

iCTE y. SCtNB III. 395

DORIMOND.

Madame , tous ne répondez point ?

ORPHISE.

J'ose à peine , monsieur, prononcer une réso- lution que peut-être vous trouverez étrange. Dans toutes autres circonstances vos bontés honore- raient Génie : dans celles nous sommes , la /retraite est le seul parti qui nous reste.

DORIMOND.

Quoi! VOUS me refusez?

*

ORPHISE.

En admirant , en respectant vos vertus, en leur payant un tribut de mes larmes , je ne puis ac- cepter des offres qui auraient fait l'objet de mes désirs dans un temps plus heureux. ( à cierTai ) Monsieur , vous m'avez promis un guide ; un plus long retardement ne servirait qu'à prolonger des regrets que nous devons nous épargner à tous. Daignez les abréger.

CLE R VAL 9 avec dépit

Oui , madame 9 oui , voiis serez obéie.

( Il sort. )

SCÈNE IV.

DORIMOND, ORPHISE, CÉNIE.

ORPHISE.

Je vois que mes refus vaus offensent , monsieur. En effet , que pouveai-vous penser du ^arti que je prends , quand vous ne devez attendre que de la reconnaissance ? J'en suis pénétrée ; et votre es- time m'est trop chère pour ne pas l'acheter d'une partie de mon secret. Jugez-moi , monsieur : puis- je ravir au père de Génie le droit de disposer de sa fille.

CÉNIE.

Quoi ! mon père est vivant ? Pourquoi n'est-il pas ici ? Courons le chercher.

ORPHISE.

Malheureuse Génie ! vous apprendrez tous vos malheurs,

SCiÈNE V ET DERNIÈRE.

ORPHISE , CÉNIE , CLERVAL , DORIMOND ,

DORS AIN VILLE.

DORIMOND.

' G LBRTAt , te Toilà déjà ? Ma tendresse rej^ouble dans cet affreux moment. Madame , ne l'emme- nez pas encore ; je sens le prix de chaque instant

ACTE ▼• SCÈNE V. 2t)7

Monsieur , tous êtes sans doute cet ami de Clerval qui veut bien se prêter à la douloureuse circon- stance où nous nous trouvons ? Que ne puis -je

payer ce service! Si Clerval m'avait confié

plus tôt....

DOESAINVILLE.

Monsieur....

DORIMOND.

Madame, avant de nous quitter, expliquons- nous , je vous en conjure. Vous menacez Génie de nouveaux malheurs : dois-je les igaorer? ne pourrais-je les prévenir ?

OEPHISE.

Non , monsieur. Le sort qui les a rassemblés sur sa tête peut seul les faire cesser. Souffrez que je vous épargne des confidences qui ne doivent être faites qu'aux cœurs insensibles.

DORSAINVILLE. >

Quel son de voix !... il porte dans mes sens une émotion....

DORIMOND.

Monsieur , je vous les recommande ; devenez leur ami et le mien.

DORSAINVILLE.

Monsieur , la reconnaissance et l'amitié m'at- tachent depuis long-temps à votre famille.

298 GÉNIE.

OKPHISE.

Qu'cntends-je ?. . . quel saisissement. .. .

DORIMOND.

Ma chère Génie !...

GÉNIE.

Que j'expire dans vos bras !

ORPHISE.

Les malheurs Tont changé ; mais cette Yoix si chère , est-ce une illusion ?

GÉNIE.

Adie^u, Clerval.

G LE R VAL 9 prenant avec transport la main de Génie.

Ami , donnez la main à madame.

DORSAINVILLE.

Que vois-JQ?... je n'en saurais douter.

ORPHISE.

C'est lui !... Je meurs !

DORSAINVILLE.

Epouse infortunée , ouvrez les yeux ; recon- naissez le plus heureux des hommes et le mari le plus tendre.

ORPHISE.

-> Dorsainville. . . . cher époux.... par quel bon-

^ J heur ?. . . Génie , embrassez votre père.

299

ACTE V^ SCÈNE V. D0B8AINTILLE.

Génie ma fille ! Ciel ! vous me comblez de biens !

DORIMOND.

Quoi ! monsieur....

»

CLERYAL. /^

Oui 5 mon oncle, c'est cbez vous que le m«ux quîs Dorsainville trouve la fin de ses peines et son bonheur. v

DORIMOND.

Je suis prêt à mourir de joie. Madame, quelles excuses n ai-je pas à vous faire ! Monsieur , re- fuserez-vous Génie aux vœux de Glerval ?

GÉNIEi

Mon père , vous avez lu dans mon cœur : suis- je digne de vos bontés ? ^

DORSAINVILLE. #

Pourrais-je condamner des sentiq^iens si justes? vous devez à Glerval vos biens , votre rang , votre père. ( à Dorimond ) Mousicur, en lui donnant ma fille , je ne m'acquitte pas de tout ce que je lui dois.

CLERVAL.

Génie.... madame.... mon oncle, en me ren- dant heureux , laisserez-vous à mon frère le mal- heur affreux de votre disgrâce ?

3oo

GÉNIE. DORIHOND.

Je lui donnerai de quoi vivre dans le grand monde , sa patrie , mais je ne Je verrai pas. Al- lons , vivons tous ensemble , et que fa mort seule .nous sépare.

ORPHISE.

Jouissez , monsieur , du bonheur que vous ré- pandez sur tout ce qui vous environne. Si l'ex- cessive bonté est quelquefois trompée , elle n'est pas moins la première des vertus.

FIN DU CINQUIÈBCE ET DERNIER ACTE.

* LA FILLE D'ARISTIDE ,

COMÉDIE EN CINQ ACTES.

^

A SA SACRÉE MAJES.TÉ

%

IMPÉRIALE, ROYALE ET APOSTOLIQUE

LIMPÉR'ATRICE,

■SIRB DS pONGBIE ET DE BOHEMB ,

etc. , etc.

Madame,

De toutes les grâces dontyojïi^ majesti^ impériale ET KOY-KLEtn'acomblée, la permission qu'elle daigne m' accorder de lui présenter ce faible ouvrage serait la plus chère à mon cœur, si, en me donnant le droit

' i

de publier ma respectueuse reconnaissance^ Je pou^ vais y joindre quelques détails sur les sentimens que VOTRE MAJESTÉ inspire à l'univers, et dont je suis pénétrée plus vivement que personne ; j'aurais nùs ma gloire et mon bonheur à les faire éclater. Une défense expresse et rigoureuse m'impose silence. J'obéisi

X

Je suis avec le plus profond respect.

I MADAME,

DE VOTRE MAJESTÉ IMPÉRIALE ET ROYALE .

I^ trèf-bumble et très-obéissante servante , A'HArponcooET di GaArioirr.

LA FILLE D ARISTIDE

20

PERSONNAGES.

CLEO MENE, philosophe athénien, ancien ami d* Aristide.

TH ËON I SE , fille d'Aristide.

P H É R £ S , fils de Cléomène.

CRATOBULE, beau-frère de Cléomène.

TRAZILE, fila de Cratobule.

PARMÉNON, afiranchi d'Aristide

T H A I S 9 esclave de Théoni.se.

DflOMON , esclave de Phérès,

La scène est à Athènes, dans un vestibule de la uiaisou

de Cléomène.

LA FILLE D'ARISTIDE,

COMÉDIE EN CINQ ACTES.

ACTE PREMIER.

SCENE PREMIERE.

PHÉRÈS, DROMON.

PHÉRÉS.

(comment, traître , tu ne sais rien ?

DROMON.

Que voulez- vous que je sache ?

PHÉRis.

Ce qui se passe , scélérat.

DROMON.

Et s'il ne se passe rien , faut-il que j'invente ?

PUÉRKS.

Ne t'avaîs-je pas ordonné hier au soir de parler à l'esclave de Théonise , et de m'apprendre à mon réveil ce qu elle t'aurait dit?

3o8^ LA FILLE D'ARI8TIJ>E.

DROMON.

Est-ce ma faute si cette niaise ne Teut rien dire ?

PHÉRÊS.

C'est parce qu'elle est niaise qu'il 4oit être plus facile de tirer d'elle les secrets de sa maîtresse.

DROMON.

Seigneur Phérès , parlons de bon sens une fois , si nous pouvons. Quand la fille d'Aristide aurait des secrets , les confierait-elle à une sotte comme Thaïs ? et quand vous les sauriez , qu'en feriei- vous ?

PHÉRÉS.

Us me mettraient en état de prévenir ou de parer les coups qu'elle me porte.

DROMON.

Allons , vous badinez. Ces prétendus coups ne partirent jamais que de votre imagination.

PHÉRÈS.

Me nieras-tu , maraud , qu'elle ne m'ait perdu dans Fesprit de mon père ?

DROMON.

Que vous soyez perdu dans l'esprit de votre père, j'en conviens; que ce soit par elle, je le nie. C'est à votre conduite , à l'opposition de vos

ACTE I. SCÈNE I.. OOg

goûts à ceux du patron que vous devez vous en prendre.' II chérit Théonise, vous la haïssez; il hait Cratobule, vous Taimez; voifs voulez épou- ser sa fille , il ne le veut pas ; sa passion est Té-- tude , la vôtre est Tignôranee ; il pense gran- dement , vous un peu terre à terre ; il fut utile à sa patrie , vous prenez le train de lui être à charge : en un mot , votre cœur , votre esprit , votre caractère....

PHÉRÉS. '

Insolent, je t'apprendrai... Mais voyons. N'est- ce pas Théonise qui nous a fait quitter Mégare

pour m'arracher à l'hymen j'aspire , pour m'éloigner de ma chère Glaucé, pour me déses- pérer ?

DROMON.

Vision toute pure. Le seigneur Cléomène n'en fait qu'à sa tête : on ne le mène point.

On le mène si bien , que tu le verras épouser Théonise au premier jour.

DROMON.

Bon ! l'épouser ! Un philosophe qui renonce hautement à toute société , à tout devoir , à tout intérêt, qui veut vivre seul enfin, n'a garde de se charger des chaînes de l'hymen.

3lO LA FILLE D'ÂRISTiâE.

PHEKES.

Encore ! Parle, imbécille : s'il n'était pa5 amou- reux de cette fille , serait-elle la maîtresse ici ? la garderait- il chez lui ? s'en* serait -il chargé ? Tu raisonnes comme un sot.

DROMON.

Il ne m appartient pas de dire comment vous raisonnez , vous ; mais si le seigneur Cléomène fut assez ami d'Aristide pour le suivre dans son exil , pour le faire subsister , lui et sa famille , à ses propres dépens , n'est-il pas tout simple qu'à sa mort il prenne soin de sa fille unique?

PH£BÈS«

Eh ! qu'il la protège , j'y consens , pourvu que ce soit loin d ici. Mon parti est pris : je ne souf- frirai pas davantage qu'une Aile de dix-huit ans soit tout ici, que je n'y sois rien , et qu'elle gou- verne la maison sous le nom d'un affrandii.

DROMON.

Croyez-moi , laissez les choses comme elles sont. Dans le délabrement l'indolence du pa- tron a jeté vos affaires , tout serait perdu , si quel- qu'un ne s'en mêlait pas, et je vous soutiens que la négligence d'un père de famille a plus ruiné d'enfans que la dissipation.

« ÂCTB I. 8GÉNB I. 3l 1

PHÉRÈS.

Soit ; mais ce soin doit me regarder, et non pas un ParménOD, un étranger, qui n'a d'autre mérite que la protection de Théonise.

DROMON.

Ce Parménon, cet étranger , dans la maison d'Aristide, travaillait déjà sous lui, n'étant encore qu'un esclave, dans le temps que ce grand homme gouvernait la république avec une si belle écono- mie, n apprit à penser comme son maître : aussi désintéressé que lui , il mourra aussi pauvre. Je crois que vos affaires ne peuvent être en de meil- leures mains.

PUER ES.

Ah ! si j'avais pu feindre d'aimer Théonise, les choses auraient tourné bien différemment. Elle s'est toujours aperçue que je n'avais tout du moins que dt l'indifférence pour elle ; voilà pourquoi elle me hait. Les coquettes ne pardonnent pas le mépris de leurs charmes.

DROMON.

Par Jupiter ! il faut avoir contre elle une pré- vcntîon bien aveugle pour la trouver coquette. Pendant que nous étions à Mégare , occupée de son père. toujours mourant, parlait-elle à per- sonne ? A moins que Traiile.... Ils ont été élevés

3l2 LA FILLE D»ABI8TIDE.

ensemble.... Mais il est mort, c'est une affaire faite. Depuis notre retour à Athènes , ce qu'on appelle un citoyen peut-il se vanter d'avoir passé ce vestibule ?

PHÉRES.

Ab ! traître , me voilà donc instruit de tes sen-

«

timens. Tu es vendu. Mais il me vient quelqu'un qui saura me tirer de l'oppression sans ton secours.

DROHON.

Ce n'est pas votre oncle au moins ?

PHERES.

Pourquoi ?

DROHON.

Je vous l'ai déjà dit : la franchise un peu bru- tale de Cratobule offense votre père ; soh affection mal entendue l'importune , et son zèle persécu- tant lui déplaît. On ne rapprochera jamais ces deux hommes-là.

PHÉRÀS.

Je ne prends point les avis d'un traître. Si tu m'étais resté fidèle , je te destinais Thaïs pour récompense ; mais mille coups d'étrivières me vengeront de ta perfidie.

DROHON.

Doucement , doucement ; Thaïs ou des coups

ACTE I. SCÂIVE 11. 3l3

d'étriviëres , cela n'est pas- égal. Allons, me Toilà prêt à vous servir : que faut-il faire ?

PHÉRiS.

Ce que je t'ai dit mille fois. Suis Thaïs , ne la quitte pas ; obsède-la s'il le faut , et fais-la parler. Epie , examine , devine même , et rends - moi compte de tout.

SCÈNE II.

THÉONISE, DROMON.

THiONISE.

Dbomon , voy« , je vous prie , pourquoi Thaïs ne me suit pas : j'ai besoin d'elle.

DROMON.

Si VOUS sortiez, j'aurais l'honneur de vous ac- compagner.

THÉONISB.

Je vous suis obligée; envoyez-moi. Thaïs , cela me suffit.

DROMON.

Je n'irai pas loin, la voilà.

3l4 / LA FlL-tB 0*ARISTID£.

SCÈNE III.

THÉONISE, THAÏS.

>

THÉONISE.

Venez donc , Thaïs ; je ne dois pas rester seule dans ce vestibule ouvert à tout le monde , et je veux y attendre Parménon.

THAÏS.

Tant mieux : nous n'irons pas aujourd'hui dans ce temple Ton est si triste. Tenez , ma bonne patronne , je ne sais comment vous ne vous lassez pas d'aller tous les matins y pleurer , et depuis si long-temps.

THÉONISE.

Trazile est mort, il est oublié de toutle monde ; dois-je l'oublier aussi ? Hélas ! si pour apaiser ses mânes , peut-être encore errans sur un rivage étranger, j'implore la bonté des dieux, c'est un devoir d'amitié dont je ne dois jamais me dis- penser.

THAÏS.

D'amitié ! je pensais que c'était d'amour.

THÉONISE.

Comme vous parlez , Thaïs ! vous me faites trembler. Votre ingénuité donne du poids à vos

ACTE I. SCÈNE III. 3l5

paroles. : il faut prendre garde à ce que tous dites.

THAÏS.

Oh ! j*y prends bien garde. Quand nous étions à Mégare et que Trazile vivait, j'aurais gagé que vous vous aimiez , et je n'ai rien dit.

THÉONISE.

' Et sur quoi pouviez-vous le penser ?

THAÏS.

Eh! mais... je n'en sais quasi rien... sur ce que je le croyais. Est-ce que cela vous chagrine ?

THÉONISE.

Sans doute. Si vous avez pu me soupçonner d'avoir pour Trazîle plus que de l'amitié , à cause des soins que je rends à sa mémoire , que doivent penser des gens plus méchans que vous?

THAÏS.

Et quand on le penserait , quel mal y auraît-îl?

THÉOMSE.

Ce serait pour moi le plus grand des malheurs. Thaïs , vous ne connaissez que les lois ordinaires de la décence ; elles suffisent à votre état : je dois être soumise à celles de l'opinion , dont l'austérité augmente à proportion du malheur. Vous ne sa- vez pas que, si l'on passe des fautes aux femmes

3l6 LA FIILE D'ARISTIDE.

«que la fortune semble mettre au-dessus de la cen- sure , on ne pardonne rien à celles que le sort persécute. Le malheur les abaisse ; une passion les avilirait.

THAÏS.

Je n'entends rien à tout cela. Mais Trazile était si beau , si affable ! comment auriez-vous fait pour ne pas l'aimer?

THEONISB.

Je vous défends de jamais me parler de lui.

THAÏS.

Pourquoi donc ?

THÉONISE*

Rien ne peut me déplaire davantage. Gardez- vous de me désobéir.

THAÏS.

Je croyais bien faire ; mais , puisque vous ne l'aimez plus /je n'en parlerai jamais , je vous le promets. Voici Parménon. Vous n'avez plus be- soin de moi pour vous garder , je m'en vais. Bon ! ne voilà-t-il pas Dromon qui vient nous écouter?

THÉONISE.

Faites en sorte de l'éloigner.

THAÏS*

Ah ! comme je vais le faire courir.

ACTE I. SCÈNE lY. 3\']

SCÈNE IV.

THÉONISE, PARMÉNON.

THÉONISE.

Ah! Parroénon , que j'avais d'impatience de

vous revoir !

PAHMÉNON.

Vous est-il arrivé quelques nouveaux chagrins?

THÉONISE.

Non. Mais vous connaissez seul Tétat de mon âme ; quelquefois j'ai besoin d'en parler, et vos absences sont si longues et si fréquentes....

PARMÉNON.

Elles sont nécessaires pour travailler efficace- ment à rétablir l'ordre dans les affaires. J'arrive, et je suis même obligé de faire encore un petit voyage aujourd'hui.

THÉONISE.

Je ne m'en plaindrai plus. Gléomène a tout fait pour mon père ; il faut tout faire pour lui.

PARMÉNON.

11 est généreux , sans doute ; mais , s'il eût été moins négligent , il ne se serait pas ruiné.

THÉONISE.

Il l'est donc ?

3l8 LA PILtE D'ARISTIDE.

P/LRMENON.

Il le sera sans ressources , si Ton n y met ordre. Je ne trouve partout que des biens abandonnés et sans valeur , des terres démembrées par l'usurpa- tion des voisins , €t des créanciers intraitables , rebutés par les longs délais qu'ils ont accordés. Enfin Cléomène , qui fut un des plus riches ci- toyens d'Athènes , en est à présent le plgs pauvre ; et je vous avoue que sa négligence à cet égard est si rebutante , que , si je n'espérais , en rétablis- sant ses affaires , travailler aussi pour vous , j'au- rais déjà tout abandonné.

THÉONISE.

Parménon , pour ranimer votre courage , rap- pelezi-vous souvent que, sans son amitié généreuse, vous auriez vu mourir dans vos bras le plus ver- tueux des Grecs , faute des soutiens ordinaires de la vie. Jetez les yeux sur ce qu'il fait pour moi. Orpheline , sans biens , sans patrie , je n'ai d'asile sur la terre que sa maison. 11 ne rougit pas de pro- téger la fille d'un proscrit , de lui tenir lieu de père et de famille. Ah ! ses vertus sont héroïques.

PARMÉNON.

Les vertus héroïques ne sont pas toujours les plus estimables; l'expérience vous l'apprendra. La gloire, récompense infaillible des actions d éclat.

ACTE I. SCÈNE IT. SlQ

les rend faciles. Ce sont les vertus obscures , do- mestiques, journalièfds, qui caractérisent l'homme vertueux. Elles sont ignorées , elles coûtent i lliu* meur ; on les néglige. Cléomène , en suivant Aris- tide dans son exil , en vous recueillant chez lui , est bien sûr de faire passer son nom à la po;stérité ; et peu de gens sauront que sa prétendue philoso^ phie nuitàtoutcequiTenvironne ,enle plongeant dans une inaction aussi dangereuse pour le bien qu'il ne fait pas que pour le mal qu'il laisse faire.

THÉONISE.

Tout ce que vous pourrez dire ne me fera pas oublier ses bienfaits et ses grandes qualités.

PARMÉNON.

Si VOUS en perdiez la mémoire , je vous les rap- pellerais : mais, en convenant qu'il a des vertus, je crois devoir combattre l'aveuglement qui vous les exagère. En l'admirant toujours , vous contracte- rez ses défauts; vous n'avez déjà que trop de son indolence. Est-il naturel , à votre âge , d'être indif- férente sur la manière triste et malaisée dont vous vivez ici ?

THEONISE.

serais-je mieux ?La solitude de cette maison me plaît ; j'y verse en ^ence les larmes que je dois aux pertes que j'ai f^j^es. Je ne désire rien.

020 LA FILLE D'ARISTIDE.

PARMÉNON.

Et c'est ce qui me fait trembler pour vous. La mort de Cléomène peut d'un moment à l'autre vous plonger dans la plu» horrible extrémité ; et vous ne pensez pas qu'il faut prévenir ce malheur par un hymen sortable qui vous rende au moin.s l'état de citoyenne que la proscription vous a fait perdre , et vous assure une fortune honnête.

THÉONISE.

Vous connaissez mes sentimens , et vous me parlez de fortune !

PARMENON.

V

Votre situation doit l'emporter sur tout.

THÉONISE.

Ah ! la mémoire de Trazîleest éteinte dans tous les cœurs.

PARMÉNON.

Non. Je n'ai point oublié que dès son enfance il promettait un héros; mais

THÉONISE.

Quelle perte ! Ah ! Parménon , n'espérez jamais effacer de mon cœur un attachement formé avant que je 1e connusse. Nous ne pensions pas en- core , et nous nous aimions déjà. Je n'avais en- tendu parler que de l'amitié ; je crus la sentir, et

ACTE 1. SCÈNE lY. ^21

je ne m'en défendis point. II partit ; ma douleur fut si vive , qu'elle m'éclaira sur mes sentîmcns , et me lit deviner les siens. Je compris en même temps la nécessité du secret ; et tous ne l'auriez jamais pénétré , si le désespoir sa mort me plongea ne vous l'eût découvert. Hélas ! il ne vivra donc plus que dans mon cœur !

PARMÉNON.

A quoi lui sert une douleur qu'il ignore et qui ▼DUS accable ?

THÉONISE.

A lui conserver la seule existence qui lui reste. Ma douleur m'est chère. Loin de m'accabler, elle me tire de l'anéantissement nous, plonge uq malheur uniforme , constant , sans variété. En pleurant Trazile , mon âme tient à un objet ; elle semble prendre de la consistance , et j'apprendjs tous les jours combien les malheureux ont besoin de changer d'affliction.

PARMENON.

Tant de philosophie nuit souvent au bonheur. Nous en parlerons une autre fois. L'heure s'ap- proche où Cléomène sort. Je voudrais l'entre- tenir seul.

TH^ONISE.

Dites^moi du moins si tous avez apaisé Chrê- mes. Cette affaire m'inquiète.

21

3â2* LA FILLE D'ARISTIDE.

PARMÉNON. ^ .

Chrêmes est inflexible ; il exige ayec la dernière rigueur le paiement de sa dette. Il peut en un moment rompre toutes mes mesures arec les au- tres créanciers.

THÉONISE.

Eh bien ! sans en importuner Cléomène, il n'y a qu'à le payer avec cet argent que vous m'avei confié.

PARMÉNON.

Je m'en garderai bien : il est à vous seul.

THÉONISE.

Rien ne peut être à moi tant que je devrai à Cléomène. Les bienfaits ne sont-ils pas une dette plus sacrée qu'un emprunt ?

PARMÉNON.

Ah ! Théonise , si les dieux ont permis que Phlégon fût assez honnête homme pour payer après la mort de votre père une somme ignorée de tout le monde , pensez donc que c'est pour vous ménager un faible secours en cas d'événement. La confidence que vous en avez faite à Cléomène est louable ; et lui-même désapprouverait l'usage que vous voulez faire de ce modique dépôt. Con- serve2r-le , et gardez- en le secret , je vous en conjure.

ACTE I. 8CÂNE ▼. 3a3

SCÈNE V.

CLÊOMÈNE, THÊONISE, PARMÊNON.

PARMÉNON.

Me permette^Tous , seigneur , de vous entre- tenir un moment ?

CLiOMÈNE.

D'affaires , sQins doute ? Parménon , je sors de mon cabinet pour prendre Fair , pour changer de lieu , et non pour entendre des choses qui m'im- portunent.

PARMÉNON.

Je ne dirai qu'un mot.

CLÉOMÉNE.

Je vous ai donné un pouvoir absolu. J'approuve tout ce que vous avez fait , et tout ce que vous ferez : que faut-il de plus ?

PARMÉNON.

M'entendre , s'il vous plait. Il s'agit d'une chose importante.

Rien n'est assez important , rien n'est assez du- rable pour qu'on s'en occupe. Le temps arrange et détruit tout. Les détails d'intérêt répugnent à ma manière d être. La nature m'a refusé le talent

V

524 ^^ PILLE d'aRISTIDE.

des affaires. En confiant les miennes à votre vigi- lance éclairée , je crois remplir mes devoirs , tant à mon égard qu'à celui de Théonise , beaucoup "mieux que si je m'en étais chargé moi-même.

THEONISE.

Qu'auriez -VOUS à vous reprocher? Quel bien n'avez,-vous pas fait !

CLEOMÈNE.

J'en ai fait autant que je l'ai pu ; du moins je m'en suis flatté. Mon goût pour la solitude est avec moi : je l'ai sacrifié rarement aux plaisirs , souvent aux affaires, toujours à l'honneur, et plus encore à l'amitié. Mon ami n'est plus ; l'activité de mou âme s'est éteinte avec lui. Fatigué du tra- vail , je cherche le repos. Avare de mon temps , je voudrais en jouir./ Ah ! Théonise , quand on peut compter les jours qui nous restent , qu'ils sont précieux !

THÉONISE.*

0 mon père , jouissez de votre tranquillité. Il est temps que vous goûtiez le fruit de vos vertus.

CLÉOMÉNE.

Laissons mes vertus. Si j'en eus quelques- unes , elles sont bien obscurcies par l'humeur qui me domine. Je me connais » j'ai besoin d'indul- gence.

ACTE I. 8CKNE V. 5^5

PARMÉNON. '

Seigneur, je voudrais vous épargner tout ce qui TOUS déplaît. Mais votre fils , jaloux de votre con^ fiance , désapprouve mes soins , et se plaint , non sans quelque justice , d'être à son âge sans établis- sement, sans état et sans crédit auprès de vous.

CLEOMÉNE.

Parménon , je sais jusqu'où s'étendent les de- voirs de père , et je crois les avoir remplis. Quels soins n'ai-je pas donnés à l'éducation de Phérès ! J'ai cultivé une terre aride. Sans âme , sans ca- ractère , sans intelligence , ma seule consolation est qu'il n'est pas vicieux. Mais j'en appelle à vous- même , quelle confiance pourrais-je prendre en lui ? A quoi pourrais-je le destiner ? quelle charge , quel emploi lui convient ? Ah ! faut-il que j'aie à me justifier d'être un père malheureuse !

THEOMSE.

Il serait fort aisé de le satisfaire en le mariant à Glaucé.

CLÉOMKNE.

Je ne consentirai jamais à cette alliance. Je sais ce qu'il m'en a coûté pour conserver avec Crato- bule les égards que je devais au frère d'une épouse chérie. Kos liens sont rompus, je n'ai garde d'rn former de nouveaux.

3j26 LA FILLE D'ARISTIDE.

THÉONISS.

Sans doute , il est fâcheux de TÎvrc avec les mé- chans ; mais Cratobule ne Test pas.

CLEOMÂNE.

Théonise , apprenez qu'un esprit faux est plus dangereux qu'un méchant. Le méchant éclairé voit le mal tel qu'il est , et la crainte de se com- mettre arrête quelquefois les effets de son carac- tère. Un esprit faux peut aller jusqu'au crime, et se croire vertueux. Allez, ma fille. Je vais sortir; Parménon a des affaires. Vous ne devez pas rester seule ici ; conformelt-vous , je vous en conjure , à ma délicatesse sur la décence de votre conduite.

SCÈNE VI.

GLÉOMÈNE, PABMÉINON.

PARMÉNON.

Enfin je puis vous dire un mot sans témoins. La crainte d'alarmer Théonise m'a fermé la bouche sur une affaire de la pfemîère importance. J'ai appris, à mon retour d'Abdère , que le sénat avait envoyé vous consulter sur l'embarras le jette la guerre présente , et que le refus que vous avet fait d'entendre ses députés l'irrite. Les lois con- damnent tout citoyen qui refuse de servir sa patrie.

ACTE I. SێNE TI. 32^

Vos ennemis agisslsnt. Le cas est pressant. Tous ne pouYez , sans courir un grand risque , refuser à la république les conseils dont elle a besoin.

Je n'en fais plus partie. En renonçant à tout* je prétends n'être obligé à rien.

PARHÉ^ON.

Pour tenir ce langage , 11 fallait donc rester à Mégare.

CLEOHÈNE.

Mon retour à Athènes n'est pas sans raison. Il n'y a de solitudes impénétrables que dans les grandes villes ; c'est au milieu de la multitude que les hommes fournissent aux besoins de la vie et à^nos amusemens sans que l'on soit obligé de commercer avec eux ; c'est que des yeux de la philosophie on les observe sans en être aperçu , et que l'on voit leurs sottises sans les partager.

PARMÉNON.

Cette façon de vivre peut être bonne ; mais votre situation ne vous pennet pas d'en jouir. Vous se- rez infailliblement condamné à une amende con* sidérable. Je ne vous cache pas que vous êtes hors d'état de la payer. Vous savez la suite de cette in- suffisance. Votre malheur enveloppera tout ce qui vous est cher. La moindre démarche vers le sénat

3:28 LA FILLE D'ARISTIDE.

peut VOUS réconcilier. Seigneur, ne tous y refusez pas.

GLÉOMENE.

Moi ! que je revoie ces juges iniques dont l'im- pudence osa condamner mon ami parce qu'il avait trop de vertus ! Non , rien ne pourra m'y résoudre. Ma haine contre eux s'est unie à la douleur'de sa perte. L.'une et l'autre font partie de moi-même et ne finiront qu'avec ma vie.

PARMÉNON.

Eh bien ! cherchons un autre moyen de vous soustraire au danger qui vous menace. Votre fils pourrait se présenter au sénat de votre part , et demander son émancipation. Peut-être cette sou- mission détournée suffirait pour l'apaiser.

CLEOMENE.

Que mon fils se marie , il sera émancipé de droit, sans que le sénat s'en mêle.

PARMÉNON.

On sait le mauvais état de vos affaires. Aucun parti ne se présentera , ni pour lui , ni pour Théo- nise. Pourquoi ne les pas unir ? Il est temps d'as- surer un état à cette jeune orpheline. Un enfant est partout sans conséquence ; mais ïhéonise at- teint l'âge l'on ne peut demeurer sans guide

ACTE I. SCÈJNE VI. Sâp

dans une maison étrangère. On en murmure fort. Je crois être obligé de vous en avertir.

CLÉOMÉNE.

On m'approuverait , si je lui avais donné pour la conduire une femme ignorante , sans jugement , dont Taustérité mal enjtendue l'aurait peut -être révoltée. Je veux que la fille d'Aristide soit ver- tueuse sans contrainte. Je forme son cœ«jr et son esprit; et la naïveté de la jeune esclave que j'ai mise augrès d'elle m'assure que je serai mstruit du plus léger dérangement de sa conduite.

PARMÉNON.

Seigneur, les raisonnemens ne détruisent point les faits. Il est constant que vous êtes en danger du côté du sénat ; Théonise l'est du côté de sa ré- putation. La sagesse ne doit-elle pas songer à pré- venir. ...

CLÉOMENE.

Parménon , le fruit le plus précieux de la phi- losophie est de mettre le sage au-dessus des évé- nemens.

PARMÉNON.

J'avais encore à vous parler de Chrêmes.

CLÉOHÈNE.

C'en est assez pour aujourd'hui. Nous verrons le reste une autre fois.

/

"" 330 LA FILLE D'ARISTIDE.

PARMÉNON, mol.

Qu'il en coûte pour respecter la vertu enve- loppée d'une manie si révoltante ! Qu'importe , ranimons notre zèle. Si les hommes étaient sans défauts , il yv aurait trop peu de mérite à leur rendre des services.

FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE II. 8G&NB I. 33l

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ACTE IL

SCENE PREMIERE.

THAÏS, DROMON.

THAÏS.

Vecx-t€ bien me laisser? Quelle rage as-tu de me suivre ?

DROMON.^

* C'est que je t'aime , friponne , et que les appas. . .

thaïs.

Tiens , Dromon , je ne suis guère fme ; cepen- dant il me semble que tu as plus la mine d'un es- pion que d'un amant.

DROMON.

N'y prends pas garde , tous les jaloux ont cette mine-là.

THAÏS.

£t pourquoi serais-tu jaloux ? je t'ai dit que je t'aimais.

DROMON.

Belle conséquence ! Ne le dis-tu qu'à moi ?

332 LA FILLE D'ARISTIDE.

THAÏS.

Tu n'y songes pas , cela serait impossible.

DROMOlf.

Oh ! pour impossible , non. Cela s'arrange. Ou dit que ta maîtresse a des galans ; et tu pourrais bien....

THAÏS.

Elle a des galans ! Je croyais qu'elle aimait Tra- zile , et j'étais bien trompée. Quoiqu'il soit mort, elle ne veut pas seulement que je lui en parle.

DROMON.

Eh! dis-moi.... Mais, que vois-je? C'est Cra- tobule , je crois ! c'est lui-même. Adieu , je cours avertir mon maître.

SCÈNE II.

THAÏS, CRATOBULE.

CRATOBULE.

Ah ! te voilà , Thaïs. A la fin je trouve donc à qui parier! C'est un désert que ce quartier-ci. Que fait ton maître? est Phérès? Comment vont les affaires ? Théonise fait des siennes sans doute? Eh bien ! te voilà plantée sur tes pieds comme une statue. Veux-tu bien me répondre?

THAÏS.

A quoi ?

ACT2 II. SCiNE II. 353

CRATOBULE.

A mes questions.

THAÏS.

J'en ai déjà oublié la moitié. A moins que vous ne recommenciez

CRATOBULS.

Peste de Timbécille ! Phérès est-il ici?

THAÏS.

Je n'en sais rien.

>

CRATOBULE.

Et Cléomëne?

THAÏS.

Je n'en sais rien.

CRATOBULE.

N'est-ce pas ici sa demeure?

THAÏS.

Je n'en sais rien.

CRATOBULE.

Comment ! tu ne sais pas si c'est ici la maison de ton mailre ?

THAÏS.

Non , car je ne veux pas le dire.

CRATOBULE.

Ah! ah ! voici un plaisant mystère. C'est peut-

334 l'A FILLE D'ARI«TIDE.

être que la maison est à Théonise , et qu'elle est déjà mariée ?

thaïs. Mariée ! à qui ?

GRATOBULE.

A Cléomène.

THAÏS.

Je ne Tai pas entendu dire.

GRATOBULE.

Eh bien ! je te le dis , moi. Si ce bel hymen n'est pas fait , il se fera bientôt.

THAÏS.

Ah ! que j'en suis aise !

GRATOBULE.

Avoue que tu es la cohfidente de cet amour-là.

THAÏS.

Je vois bien qu'elle aime le patron ; mais je croyais que c'était comme elle. aimait son père.

GRATOBULE.

C'est de l'amour, te dis-je. ^

THAÏS.

Je ne sais s'il faut vous croire. On dit que vous pensez du mal à tout.

GRATOBULE.

Moi ! au contraire , je n'ai que de bonnes înten-

AGTB II. SCÂn'b II. 335

tions; et si tu veux te confier à moi, tu n'y per- dras rien. ( ll luî met de l'argent dans nalo. ) TieOS ,

voilà pour commencer.

THAÏS.

Eh mais! comment!.^... c'est pour moi

tout cela ? Oh ! vous êtes bon , je le vois bien.

GRATOBULE.

Sans doute je le suis. Je t'ai toujours aimée , parce que tu es une bonne fille ; et si Théonise te traitait mal , j'en serais fâché.

THAÏS.

Oh ! ne le soyez pas ; c'est la meilleure maî-

ireostx.

GRATOBULE.

Je t'entends : elle est généreuse pour les esclaves dont elle a besoin.

THAÏS.

Elle le serait pcut*-être , si elle était riche ; mais elle n'a rien.

GRATOBULE.

Ah ! tu veux me tromper. Me diras-tu qu'elle n'a pas de l'argent que Parménon lui donne ? Heu !

THAÏS.

Comment pouvez-vous le savoir ?

GRATOBULE.

Je l'ai deviné.

336 LA FILLB D'ARISTIDE.

THAÏS.

n le faut bien , car je n'en ai parlé à personne.

CRATOBULE.

Parlons-en nous deux.

THAÏS.

Oh ! c'était un secret ; et pour rien au monde je ne le dirais , si elle en avait encore ; mais je viens tout présentement de le porter chez le vieux Chrêmes.

CRATOBULE.

Je vois , je vois : elle aura eu vent de mon arri- vée f et elle l'aura mis en main tierce ; mais nous le trouverons.

THAÏS.

Ah ! tenez , n'allez pas parler de tout cela ; car je ne vous dirais plus rien. J'y vais bonnement ; il ne faut pas me tromper.

CRATOBULE.

Bon , est-ce que je parle , moi ? A revoir, Thaïs. Voici mon neveu.

SCÈNE III.

CRATOBULE,' PHÉRÈS.

PHÉRÊS.

Ah ! mon oncle , quelle joie de vous voir ! que je vous ai d'obligations !

ACTE II. SCÈNE III. 337

CRATOBULE.

Pourquoi m'en auràîs-tu? Ce n'est point ta lettre qui m'a fait Tenir. J'ai deviné , sur les bruits publics , que mon ami Cléomène avait besoin de mes conseils. Cela me suffit pour quitter mes foyers. Je |p suis pas philosophe , moi. Je ne donne pas la torture au bon sens pour en tirer de l'esprit ; mais j'ai des procédés.

PHARES.

Mon père vit dans une retraite qui ne nous laisse aucun ami.

CRATOBULE.

en prendriez -vous ? L'esprit n'en donne point ; et ton père n'a que cela , et point de juge- ment. Je vous reste seul ; mais je tiendrai bon , quoiqu'au fond on ne le mérite guère.

PHÉRÉS.

Je ne crois pas que de mon côté. . . .

CRATOBULE.

Aussi ce que je dis ne te regarde pas. Ton père ne se soucie [tas de toi parce que tu n'as pas un grand génie ; et c'est justement pour cela que je t'aime.

PHÉRÈS.

Il me seftible que vos termes. . .

212

338 LA FiLtE D'AtlISTIDE.

GKATOBtLE.

Eh bien ! vas-tu te fâcher ? As-tu déjà pris dans Athènes cette politesse délicate et ridicule qu'elle répand dans toute la Grèce , et qui n'est au fond que fausseté et mensonge ? Pour moi , je sacrifie à la vérité , c'est ma religion ; et mo langage est celui de l'amitié.. Je te dis plus sincèrement que . tu es un sot que tous les Grecs polis te diront que tu as de l'esprit.

Il faucirait au moins savoir en quoi vous trou-

vez. ...

GKATOBULE.

Laissons cette dispute , si tu veux me plaire. J'étais mécontent de mon fils parce qu'il ne vou- lait pas être comme moi bon serviteur de la ré- publique dans le service de mer. J'eus bien de la peine à le faire partit sur la grande flatte. Il 7 a péri ; j'en suis fâché à présent ; mais , puisque le malheur l'a voulu, je t'ai choisi pour le remplacer. Tu seras mon gendre après que j'aurai arrangé les affaires de ton père.

PHÉRÉS.

Ce n/est pas ce qui presse. II faut d'abord me marier ; ensuite nous travaillerons de concert. . .

ACTB II. SCÈNE III. 339

CRATOBULE.

Oui , oui , te marier ! c'est ton père qui se marie, dit-on.

PHÉRÉS.

Cela fi'e»t que trop yrai.

CRATOBULE.

Et tu souffriras que ton père épouse une pro- scrite ?

PHÉRiS.

Je n'espère qu'en vous , mon cher oncle , pour me secourir.

CRATOBULE.

Bon ! voilà comme je te veux. Laisse^moi faire. J'ai déjà découvert le receleur de l'argent qu'elle fait dérober par son affranchi. C'est Chrêmes. En quelles mains es-tu , mon enfant ! On te réduirait à la mendicité, si je n'y mettais ordre. Il faut com- mencer par faire sortir Théonise de la maison.

PHÉRiS.

Oh ! oui , mon oncle , si cela se pouvait ; c'est le point principal.

CRATOBULE.

Cela se pourra. Mais , comme il faut toujours mettre de l'honnêteté dans ses procédés , je veux d'abord lui parler, et faire en sorte que d'elle- même elle nous cède la place. Si elle résiste , un

340 LA FILLE D'ARISTIDE.

bon décret , que j'obtiendrai facilement , la ren- verra en exil.

PHÉRKS.

Ouï , mon oncle , c'est très-bien penser. Je suis au comble de la joie. La voici : je vous laisse.

SCÈNE IV.

CRATOBULE, THÉONISE.

THÉONISE, àpart.

O TRAziLE ! faut-il revoir votre père ! (Haut.) On ^ m'a dit votre arrivée , et je viens vous prier d'en- trer pour vous reposer , en attendant le retour de Cléomène.

. CRATOBULK, à part.

Le compliment e*st poli , mais la contrainte perce. (Haut.) Est-ce aujourd'hui la noce , que vous voilà si Jiarée ?

THÉONISE.

Je ne croyais pas que mon habit méritât de l'attention.

CRATOBULE.

Il est simple , mais on y voit une certaine re- cherche...* Ecoutez : votre père , aveè toutes ses vertuls , ne vous a rien laissé ; et franchement , si j'étais pauvre « je me conformerais à mon état.

ACTE II. SCKM lY. 541

THÉONISE, à part.

Pauvre! quel mpt! (h»ul) Pour être humiliés , ne suflit-il pas que tout le inonde soit instruit de nos malheurs ? Faudrait-il , par un extérieur re- butant , faire lire dans tous les yeux l'injuste mé- pris qu'inspire Tindigence ?

CRATOBULE.

Je ne dis pas cela ; mais c'est à mon beau-frère qu'il en coûte.

THÉONISE.

Je ne' demande rien, et j'honore ses bienfaits en les acceptant.

CRATOBULE.

Quant à l'honneur que vous lui faites , sans vous déplaire , on s'en passerait bien... Encore, si vous étiez citoyenne. . . . mais Oh ! je ne sau- rais prendre tant de détours. La fille d'un proscrit ne saurait jamais faire ni honneur ni profit dans une maison. Je suis franc , comme vous voyez.

THEONISE.

On Test toujours avec les malheureux.

CRATOBULE.

C'est qu'ils ne sont jamais comme ils devraient être. A les entendre , ils ont tant de sentimens.... et cela impatiente.

342

LA FILLE D'ARISTIDE. THEONISE.

L'exemple de mon père m'apprit en naissant que, si l'excès du malheur semble nous confondre dans la foule des plus ?ils humains , il nous reste le courage , l'honneur et la Vertu pour nous en tirer. ,

CRATOBULE.

Fort bien , fort bien. J'entends à peu près ce que vous dite^, et je le crois très -beau ; mais avec ces grands sentimens il n'est pas honnête à vous d'entretenir mon beau-frère dans une lâche oisiveté , afin de vouS rendre la maîtresse de sa maison. On dit même que vous prétendez à sa main ; et l'amour qu'il a pour vous

THEONISE.

L'amour! Ah ! respectez un sage....

CRATOBULE.

Un fou, puisqu'il faut lâcher le mot. Quoi qu'il en soit , tant que vous serez chez lui , il négligera ses affaires , il ne mariera point son fils , et le désordre sera toujours dans la famille. Si vous êtes sage, vous éviterez un éclat que je serai obligé de faire , et vous vous retirerez comme de vou«- même dans une partie de la Grèce éloignée d'A- thènes. Si vous avez besoin de quelques secours, je m'en charge ; mais il faut partir.

ACTE II. SCENE IT. 343

THiONISE.

Les dernières yolontés de mon père m'ont sou- mise à celles de Cléomène, je ne dois oJbéir qu'à lui.

CRATOBULE.

Prenei-y garde : si vous m'obligez à dévoiler Yotre conduite , vous vous repentirez de n'avoir pas suivi mes conseils.

THÉOMISE. '•

N'ayant rien à me Teprocher, vos menaces ne m'effraient pas.

CRATOBULE.

Votre» sang-froid me pousse à bout. Et cet ar- gent que vous teniez en réserve , et que vous avez déposé chez Chrêmes au premier bruit de mon arrivée , d'où vient-il ?

THÉOVISB.''

De la bonté des dieux. Il n'appartenait qu'à moi t le sacrifice que je viens d'en Taire confondrait la calomnie , si je voulais parler.

/ CRATOBULE.

Doucement , s'il vous plaît. Vous le prenez sur un ton bien haut.

théonisë.

L'ignominie dont vous semblez vouloir me cou- vrir m'a fait tant d'horreur , que je suis peut-être

344 ^^ FILLE D'ARISTIDE.

sortie de la modération qui me coDTient. Je vous en fais excuse. Si vous oubliez que je suis fille d'Aristide , je dois me souvenir que vous êtes pa- rent de mon bienfaiteur.

GRATOBULE.

Moi , ce que j'en dis n'est que pour votre bien ; et vous devriez entrer en accommodement : car je vous déclare quç, tout pressé que je suis de m'en retourner , je ne quitterai pas que vous ne soyez hors d'ici. Voyez ce que vous'voulez faire.

THÉONISE.

Si vous engagez Cléomène à me bannir de chez lui , quelle que soit l'horreur de mon sort , je le subirai sans murmurer.

GRATOBULE.

Il faut donc voir s'il sera moins obstiné que vous. est-il ?

THÉONISB.

U est sorti/

GRATOBULE.

Je vais le chercher. Allez , ne vous chagrinez pas ; tout ira bien.

ACTE II. SCÈNE V. 545

SCÈNE V.

THÉONISE, seule.

Quelle horrible bonté que celle d'un homme sans jugement ! 0 Trazile ! que votre sort me fait envie ! vous jouissez en paix du fruit de vos vertus. Pourrai-je en avoir assez pour soutenir tant d'ou- trages ?

SCÈNE VI.

THÉOMSE, PARMÉNON.

PARMÉNON.

Je reviens sur mes pas. J'étais sur le rivage y prêt à partir pour Pharos , lorsque j'ai vu débar- quer Cratobule. Je viens vous en avertir, et rai- sonner avec vous sur ce fâcheux retour.

THÉONISE.

Il sort d'ici. Si vous saviez de quels affreux soup- çons.. ••

PARMÉNON.

Je l'aurais prévenu , sans un importun dont je n'ai pu me défaire plus tôt. Mais il est encore temps de prendre des mesures contre les mauvais desseins qu'il a sûrement contre vous.

THÉONISE.

Il ne s'en cache pas. Il veut m'Ater le seul asile

346 LA FILLE d'aRISTIDE.

qui me reste. Croyez-vous qu'il puisse engager Gléomène à m'abandonner?

PARMÉNON.

Je n'oserais vous répondre du contraire. Gléo- mène craint à l'excès les persécutions de Gratobule. Pour s'en délivrer , il peut faire bien des choses pour ou contre vous. Il faut en profiter. Quelque répugnance qu'il ait à vous établir , il sentira qu'en vous donnant son fils il ote tout prétexte à Gra- tobule de se mêler de ses afifoires , et la circon- stance le déterminera.

THÉQNISE.

. Tous les malheurs ensemble me paraîtraient moins affreux qu'une telle union.

PARMÉNON.

Gratobule n'est pas le seul qui trouve étrange de vous voir livrée à vous-même dans une maison demeure un )eune homme. Votre réputation est commise ; je ne saurais vous le cacher plus long-temps.

THÉONISE.

Eh'bien ! mon père , en mourant , vou9 a chargé de ma conduite, au défaut de Gléomène. Gon- duisez-moi dans des lieux le nom d'Aristide n'ait pas pénétré. Une cabane « un désert ne m'ef- fraient point. J'y cultiverai la terre . je l'arroserai

ACTE II. SCÈNS ▼!. 5^|7

de mes larmes , et la mort me déjivrera bien-* tAt

PARMÉNON.

Eh quoi ! la suite constante de vos infortunes n'a pas encore éteint l'impétuosité de votre ima* gination! Au nom des dieux, réprimez des pre- miers mouvemens qui m ont toujours fait trembler pour vous, et qui pourraient vous devenir funestes.

TH^ONI^

Eh ! comment modérer uue âme éperdue , tou- jours anéantie par le malheur, ou révoltée contre une dépendance excessive ? Contrainte dans tous mes sentimens , humiliée dans mes moindres dé- sirs , je ne trouve , pour me plaindre , pour parler même, qu'une jeune esclave que j'affligerais sans qu'elle m'entendit , ou des censeurs austères qui ne connaissent pas cette tendre compassion si pré- cieuse aux malheureux. Vous m'avez reproché Tanéantissement j'étais plongée. Vous me re- prochez d'en sortir ; et , loin de me consoler , vous me proposez comme indispensable un hymen que j'abhorre.

PARMéNON.

C'est qu'il est impossible que les choses restent comme elles sont. En butte à la calomnie , aux persécutions de Cratobule , il faut prendre un parti ; et je ne vois que l'hymen de Phérès , ou

v548 LA FILLE D'ARISTIDE.

celui de son père qui puisse vous tirer de Top- pression.

THÉONISE.

Eh bien ! si ma cruelle destinée ne me permet d'éviter un malheur que par un autre , mçn choix n'est pas douteux. En doanant la main à Gléo- mène , je ne ferais que resserrer le lien de Tamitié qui l'unissait à monpère. Ce sage vieillard n'exi- gerait pas de moi cm sentimens que je ne puis avoir.

PARM^NON.

S'il pouvait se résoudre à un second hymen.... Nous en raisonnerons à mon retour un peu plus à loisir. Le temps me presse.

THÉpNISR.

Quoi ! vous me laissez dans un moment si cruel !

PARMÉNON.

Je vous lai dit , une affaire essentielle exige un voyage qui ne sera pas long. Je reviendrai ce soir ou demain matin. Tenez-vous éloignée de Crato- bule ; évitez tout ce qui pourrait ranimer votre désespoir ; attendez tout d'un serviteur ûdèle qui n'est occupé que de vos intérêts.

ACTE II. SCÈNE YII. 349

SCÈNE VII.

THÉONISE, THAÏS.

THAÏS.

Je 'VOUS cherche partout , ma bonne maîtresse. Voyez comme je suis riche. C'est le seigneur Cra- lobule qui m'a donné tout cela : le voulez-vous?

THÉONISE.

Je VOUS entends. Cet argent est bien cher, Thaïs, puisque vous l'avez acheté par une infidélité !

SCÈNE VIII.

iH A 1 o 9 seule.

Je crois qu'elle est fâchée. Hum! j'ai mal fait de parler à Cratobule ; je le sentais bien. C'est ce maudit argent qui en est cause....

SCÈNE IX.

THAÏS, TRAZILE.

TRAZILE.

Êtes-vous seule? Puîs-je me montrer? .

THAJiS.

Oui ; mais j'aurai bientôt du monde. Dromon ! Dromon !

350 Lk tflLLE D'ARISTIDE.

TRAZILE*

Taisez-Yous, Thaïs; ne me reconnaissez^vous

pas?

thaïs.

Non ; et si je tous reconnaissais , j'aurais bien plus peur. Vous ressemblez à Trazile.

TRAI^ILE.

C'est moi-même.

THAÏS.

Point du tout. Il y a plus d'un an qu'il est mort.

TRAZILE.

Regardez-moi.

THAÏS.

Je n^ose Ah ! mais oui c'est vous.

Dites-moi yite comment vous n'êtes pas mort

TRAZILE.

Je vous le dirai. Que fait Théonise?

THAÏS.

Ohl je veux savoir....

TRAZILE.

Vous saurez tout; mais apprenez-moi....

THAÏS.

Tenez , je ne dirai rien que je ne sache. ...

TRAZILE.

Mais , Thaïs. . . .

ACTE II. SCAhE IX.

^31

THAÏS.

Vous auriez déjà fait.

TBAZILE.

Eh biea !~ je partis , comme vous savez , sur la grande flotte. Dans le fort du combat , je tombai dans la mer. Je gagaai le rivage'; et comme je cherchais Toccasion de quitter un service que j'a- vais pris malgré moi , je crus l'avoir trouvée. Je laissai confirmer le bruit de ma mort , et , sous un autre nom , je joignis nos troupes de terre. J'ai eu le bonheur de me distinguer dans la victoire que .nous venons de remporter sur les Thébains. Mé- ronide , mon parent , qui commande notre armée , m'a chargé d'en apporter la nouvelle. Je n'ai en- core vu personne ; et , quel que soit mon devoir , tout cède au plaisir de revoir Théomse« Entrons.

THAÏS. «

* Arrêtez. On n'entre point ainsi chez nous. Je serais punie , si je vous laissais seulement passer ce vestibule.

TRAZILE.

El\e viendra donc ici? Quelle joie après «ne «i longue absence !

- thaïs.

' Vous la trouverez bien changée.

TRAZILE.

Eh bien ?

/^

553 LA FILLE d'aRISTIDE.

^ THAÏS.

Vous ne la teconnaitres^ pas.

TRAZILE.

Je le crois. Ses appas naissans se sont perfec- tionnés. Cette naïveté qui la rendait intéressante est à présent une sincérité noble. Sa douceur est devenue de la bonté. Les charmes de son esprit embellissent sa raison. Elle est adorable , j'en suis sûr.

THAIS.

Oh! oui.... mais....

TRAZILE.

Parle-t-elle de moi? Que dit-elle? que pense- t-elle?.

THAÏS.

Elle peïise que tous êtes mort.

TRAZILE.

Eh bien ? '

THAÏS.

Elle pleure.

TRAZILE.

Elle pleure !• je lui coûte des larmes ! Ah ! je suis le plus heureux des hommes !

THAÏS.

Pas tant ; car tout cela n y fait rien. Elle ne tous aime pas.

. ••'

ACTE II. SCiNB IX. 353

TRAZILS.

Elle ne m'aime p^s! qui vous Ta dit?

thaïs. Elle-même.

TBAZILE.

Cruelle Thaïs !

THAÏS.

Ce n'est pas moi ; c'est elle.

TRAZILE.

Ah ! vous portez le désespoir dans mon cœur, i

THAÏS*

J'en suis bien fâchée ; mais elle m'a défendu de lui parler de vous , peut-être à cause qu'elle va se marier.

TRAZILE.

Se marier ! à qui ?

THAÏS.

On dit que c'est avec le patron ; mais il est si vieux !

TRAZILE.

Ah ! ce n'est point à Cléoméne. Un philosophe ! un sage! C'est à Phérès sans doute. Comment n'aurait-il pas pris de l'amour pour elle, en la voyant tous les jours ? Cet hymen n'est que trop convenable. 0 ciel ! Phérès !

â3

t

354 ^^ FILLE D'ARISTIDE.

THAÏS.

Je n'en sais rien ; mais le seigneur Cratobule est venu , je crois , pour la noce.

TRAZILE.

Mon père est ici? Que me dites-vous !

THAÏS.

Il était à cette même place il n y a qu'un mo- ment , et peut-être il va revenir.

TRAZItE.

Il faut que j'évite ses regards avant d'avoir rem- pli ma commission.

THAÏS.

Allez donc vite.

TRAZILE.

Oui , oui 9 j'y vais. Eh ! que me reste-t-il à faire ici ? Vous lui dirtiz. . . . L'ingrate ! . . . Elle se marie * dites-vous?

TàAÏS.

Oh ! oui, bientôt : peut-être demain.

TRAZILE.

Eh bien , si vous lui parlez de moi , dites-lui que jamais.

t

THAÏS.

Je p'qser^U- Elle me l'a défendu ; je voui l'ai dit.

j

ACTB II. SCtNB IX. 355

TRAZIIE.

C'est bien fait. Ne lui dites pas même que vous m'avez vu ; je vous en prie instamment.

THAÏS.

Oh ! je n'ai garde. J'ai été attrapée à dire ce qu'il ne fallait pas ; je n'y retourne plus.

TRAZILE.

« Adieu 9 Thaïs. Je renonce à la gloire , à ma pa- trie , à votre maîtresse même. Je ne la verrai plus. Ah ! Théonise , faudra-t-il vous haïr !

rilf hV SECOND ACTE.

' 356 LA FILLE D'ARISTIDE.

ACTE III.

SCENE PREMIERE.

CLÉOMÈNE, CRATOBULE.

, GLÉOMÈNE.

JM OU S nous reverrons plus à loisir. Pour ce mo- ment,. je rentre chez moi p#ur affaires.

€KAT0BULE.

Tu veux rire , je pense. C'est bien à toi , mon cher fainéant , à t'excuser sur des affaires. Le plus occupé n'en a point lorsqu'il revoit un amî.

CLÉOMÉNE.

L'amitié est à charge quand elle ôte la liberté.

CRATOBULE.

Ne dirait-on pas qu'on attente à la tienne? Ne prends pas garde à moi.

CL^OMÉNE.

Mais si je veux lire , écrire, réfléchir....

CRATOBULE. '

Rêve , pense , écps, fais comme si je n'y étais

ACTE III. SCÈNE I. 557

pas ; et pourvu que tu répondes à ce que je te demanderpj. . . .

Quel homme ! Vous me forcez enfin à tous dire que vous m'importunez.

GRATOBULE.

Ah ! voilà mes gens d'esprit. On dit que je ne

sais pas viyre , moi ; et jamais non , je ne me

souviens pas de m'étrc refusé une seule fois à la conversation. J'entretiens le premier venu tant qu'il veut.

etEOMÈNE.

C'est un talent que la nature m'a refusé.

GRATOBULE.

Ta mauvaise humeur ne me rebute pas.

CLÉÔMÉNE.

* Quoi ! vous restez ?

GRATOBULE. V

Oui , je reste. J'ai des avis à te donner.

GLÉOMENE.

Serviteur.

GRATOBULE.

Ah ! tu ne m'échapperas pas. Je te suivrai mal- gré toi.

GLÉOMÈNE.

Mais que me voulez-vou» ?

358 LA FILLE D'ARISTIDE.

CRATOBULE.

Te donner des conseils.

CLEOMÈNE.

Je n'en veux point,

CRATOBULE.

Mais si le public blâme ta conduite....

CLÉOMENE.

Il fciut le laisser faire.

CRATOBULE.

«

Ne faut-il pas aussi avertir ses amis ?

CLÉOMÊNE.

Jamais^ A quoi bon porter le trouble dans une âme tranquille , sur les jugemens d'un public qui condamne aujourd'hui ce qu'il approuvera demain ?

. CRATOBULE.

Tu as beau dire , c'est lui qui décide de notre réputation.

GLÉOMÈNE.

Eh ! qu W-oe que la réputation d'un particulier de notre âge? Ainsi que nous , elle n'a plus qu'un moment à vivre ; et le cercle étroit qui la borne disparaîtra bientôt après nous. Laissons à la jeu- nesse , aux gens élevés par les emplois , le génie ou la naissance , le soin de compter avec le pu-

ACTS III. SCEIIE I. 359

blic. Pour nous, comptons arec nous-^mémes. Que nos actions soient pures 1 et que les sots en médisent.

CRATOBULE.

Yoilà , Toilà les égaremens de la philosophie ! Mais il ne s'agit pas de cela. J'ai à te parler de^ Théonise.

ttiOMÉNÊ.

Tant mieux. Vous alïez donc lîie féliciter du bonheur que j'ai de donner un asile ù la fille du vertueux Aristide ?

CAATOBULE.

Un asile ! un asile ! Pour en donner aux autres , il faudrait être sûr du sien ; et tu pourrais bien en changer dans peu , je t'en avertis. Le sénat , indigné de ta vie oisive , et plus encore du mépris que tu as marqué à ses députés , songe à te pu^ nir. L'amende est considérable. prendras-tu de quoi la payer? Il ne te reste rien. Ta chère Théo- nise , par le moyen de son affranchi , t'a ruiné.

CLÉOMiNE.

Il n'y a donc point de bornes à la licence de vos discours ?

GRATOBULE.

Et s'il n'y en a point à leur avidité , faut-il que j'eu mette à mon lèle pour tes inléréts ? Par exem-

36o LA FILLB D'ARISTIDE.

pie 9*je sais qu'elle veut t'épouser, afin de n'être pas obligée à restitution. Crois-tu que je souffrirai cette alliance avec la fille d'un proscrit ?

CIÉOMENE.

Un tel excès n'excite plus ma colère : un autre ^sentiment lui succède.

CRATOBULE.

Va , va , tu peux dire tout ce que tu voudras , je t'aime trop pour me fâcher. Tes injures ne m'em- péclieront pas de te préserver des périls tu cours. Sais-tu que , pour être condamné , il ne te manque qu'un délateur?

CLÉOMÂNE.

Un ami zélé autant que maladroit pourra le devenir.

CRATOBULE.

Du moins ce ne sera pas moi ; car j'ai déjà parlé à quelques sénateurs qui n'étaient* pas instruits ; et quoiqu'il soit impossible de te justifier, je les ai priés avec tant d'instance de te faire passer pour innocent....

GLÉOUÈNE.

Que vous les avez persuadés que j'étais coupa- ble. En est-ce assez? Me laisserez- vous ?

CRATOBULE.

Mais écoute donc. Dans de pareils embarras ,

'/ .

ACTE III. SGÈKK II. 36l

on parle , on raisonne avec ses parens. Songe que, faute d'argent, tu peux être emprisonné, des au* jourdliui. Miltiade , qui te valait bien , le fut à peu près en pareil cas.

CLÉOMÉN£.

Je voudrais déjà Tétre. La prison est une soli-

tude inaccessible aux importuns.

CRAtOBULE.

Oh ! pour le coup , je n'y tiens plus. Eh bien donc ! il faut te servir malgré toi ; mais après je ne te verrai de ma vie. Je.... je.... j'étouffe de co- lère. Adieu.

SCÈNE IL

CLÉOMÈNE, THÉONISE.

THÉONISE.

Cratobule sort déjà ?

CLÉOMÉNE.

Voulez-vous le rappeler?

THÉONISE.

Je n'ai appris qu'en ce moment qu'il était avec vous , et je venais rompre le tète-à-téte. Quoique ce soit un bon homme , sa conversation est pé- nible.

CLÉOMilHE.

Un bonhomme! Théonise, défaites-vous de ces

362 LA FILLE D'ARISTIDE.

erreurs vulgaires qui blessent la raison. Eb quoi ! pourvu qu'un sot soit exempt des vices grossiers en horreur à la société , que d'ailleurs il soit bru* tal , tracassier , impudent , on lui prodiguefa le beau titre de l'humenitc! Je ne puis le souffrir. Un homme véritablement bon est celui qui fait le bien avec justice et discernement. Si vous saviet ce que ce bon homme pense de vous. . . .

THÉONUE.

Comment ! il a osé vous le dire ?

GLÉOMÈNE.

Vous le savez donc ?

THÉONISE.

Il ne m'a rien caché de ses soupçons et de ses desseins. Sensible à vos intérêts , c'est par attache- ment pour vous qu'il s^offense des bontés que vous me prodiguez.

CLÉOMÈNE.

Et vous l'excusez ! Ah ! ma fille , votre géné- rosité me le rend plus odieux.

THÉONISE.

N'ajoutez pas à mes malheurs celui d'entretenir la discorde entre vous. Sans vous irriter contre Cratobule , sauvez 9 s'il se peut , ma réputation , attaquée avant même que j'en aie une.

ACTE IIl. SCENE II. 363

GtiOMÂNS.

Elle m'est si chère , que , si jamais vous pou«- Tiez y donner atteinte , rien n égalerait mon res- sentiment contre vous. Mais , d'un autre côté , il n'est aucun sacrifice dont je ne me sente capable pour la mettre à ëbuvert de la calomnie. Ecoutez- moi : si j'avais cru mon fds digne de vous , depuis long-temps je vous aurais unis. Parmënon m'en a parlé. Je ne me suis point rendu ; mais la pru- dence veut que l'on se prête aux circonstances. Cet hymen peut seul fermer la bouche à toutes sortes de censures. Vous resterez de droit dans ma maison ; mon bien sera le vôtre , et vous serez encore plus ma fille que vous ne Tètes. Ma chère TbéonÉBe , acceptez la main de mon fils.

THÉONISE.

Que me proposez-vous ? Sans biens , sans pa- trie , sans parens , de quel avantage peut être à votre fils une telle alliance ?

CLEOMENE.

Si vous n'avez que ces raisons à m 'opposer , j'en sens toute la délicatesse ; mais elles ne m'arrêtent pas. Vous craignez peut-être l'humeur et le carac; tère de Phérès. C'est ici , ma fille , je veux vous prouver combien votre bonheur m'est précieux. Je m'engage à renoncer à mon goût dominant

364 ^^ FILLE D'ARISTIDE.

pour donner les restes de ma vie à veiller sur la conduite de mon fils. J'en ferai ma seule occupa- tion. Avec mes soins et vos vertus , il prendra des sentîmens dignes de vous. Vous pleurez !

THÉONISE. '

0 mon père! ayez pitié du trouble de mon

âme J'embrasse vos genoux. Si la mémoire

de votre ami vous est chère

»

CLÉOMÂNE.

Je VOUS entends. Me préservent les dieux de vous obliger à former des nœuds dont la durée fait l'importance! K'en parlons plus. Cependant vous demeurez en proie à des soupçons odieux. La conduite la plus pure , le désintéressemenye plus noble , ensevelis dans l'intérieur d'une maison « ne peuvent rien contre les bruits éclatans de la calomnie : la vertu modeste en devient tôt ou tard la victime. Après les imputations odieuses que Cratobùle répand contre vous , pour continuer à vivre dans ma maison il vous faudrait un droit que les lois et l'honnêteté publique autorisent.

THÉONISE.

Il n'en est point. Il faut en sortir.

CLÉOMÂNE.

Vous ?

ACTE III* SCÈNE II. 365

THÉONISE.

Pourrais-je , sans avoir horreur de moi-même , être plus long-temps la cause des persécutions que Ton vous prépare ? 0 mon père ! éloignez de vous un objet de trouble. Vous n'en avez déjà que trop souffert.

CLÉOMÉNE.

Moi ! que j'abandonne la fille de mon ami dans Tâge les conseils lui deviennent le plus néces- saires! Est-ce ainsi que je m'acquitterais de mes engagemens avec lui? Je paierais bientôt de ma vie les reproches que j'aurais à me faire. Non , non. Il me reste un moyen de vous conserver. Il vous révoltera plus que n'a fait l'hymen de Phérès; mais, si je ne puis vous sauver autrement , le sa- crifice que vous aurez à faire ne durera pas long- temps , et je l'exigerai.

THÉONISE.

Que m'ordonnerez-vous ?

CLÉOMENE.

D'accepter ma main.

THÉONISE.

Ah ! de tout mon cœur. Yoilà la mienne.

CLÉOMÈNE.

Théonise , un tel excès de déférence peut rare- ment paraitre sincère.

I

0

366 LA FILLE D'AHISTIDE.

THÉONISE.

Eprouvez si je le suis. Faites qu'un lien plus sacré que celui de l'amitié m'autorise à vous ren- dre les soins que doit une fille tendre au père le plus /chéri.

GLÉOMENE.

Que de vertus ! Non , trop aimable enfant , je n'abuserai point de la bonté' de votre cœur en vous unissant dès à présent à un vieillard farou- che , si peu digne de vous. Il faut que nos chaînes ne durent qu'un moment ; et , pourvu que je vous laisse l'état de veuve d'un citoyen , je croirai avoir rempli mes devoirs. Recevez mon serment : je promets de mourir votre époux.

THÉONISE.

O le plus digne des amis ! j'atteste les mânes de mon père que je serai votre épouse quand vous l'ordonnerez.

CLÉOMÉNE.

Ma fille , je reçois votre parole avec des larmes d'admiration et de respect. Rendons publics nos engagemens ; qu'ils mettent un frein à la censure ; qu'ils vous donnent dans ma maison un pouvoir légitime , et que nous vivions en paix.

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ACTE III. SCÈNE III. 367

SCÈNE III.

» THÉONISE, «îoie.

O Tbazile ! reçois le sacrifice que je fais à ta cendre. Les chaînes que je prends n'altèrent point ma constance. Ce sage vieillard sera toujours mon père, et je t'assure mon cœur contre les persécu- tions et contre moi-même.

SCÈNE IV.

THÉONISE, TRAZILE.

THÉONISE.

Qu E Yois-je ?. . . Dieux immortels ! en croirai-je mes ye\ix ?... Ah ! Trazile , est-ce vous ?

TRA'ZILE.

Oui , malgré les sermensque j'ai faits , malgré mon désespoir, je riens savoir encore....

THÉONISE.

Quoi ! vous vivez ! Hélas 1 que vous m'avez coûté de larmes !

TRAZILE.

M'aurait-on abusé ? Que ne puis-je le croire ! Théonise , est-il bien vrai....

THÉONISE.

Ah ! parlez-moi de vous. Dites-moi par quel heureux sort....

568 LA FILLE D'ARISTIDE.

TRAZILE.

Que VOUS infiporte le sort d'un malheureux , si vous le trahissez ? Les dieux me sont témoins que je n'ai cherché la gloire que pour vous mériter. Je venais vous offrir mon cœur , ma main , ma fortune , ma vie ; et mon amour est tel....

THÉONISE.

Qu'osez-vous prononcer? Trazile, ne troublez pas le plaisir que j'ai à vous revoir. Je ne puis vous entendre.

TRAZILE.

Je le sais bien , cruelle. Mes sentimens vous offensent. Jusqu'à mon nom , tout vous est odieux. Je suis instruit....

THÉONISE.

Comment le seriez-vous ? C'est dans ce moment même.... (qu'ai-je fait ! ) Vous vivez , vous étiez dans Athènes , peut-être dans cette maison , j'al- lais vous voir, et je promettais....

TRAZILE.

De me trahir. Ah ! ma chère Théonise ! rappelez- vous les sentimens de notre enfance. L'union de nos cœurs se montrait dans toutes nos actions. Même crainte d'être séparés ; même empresse- ment à nous revoir ; mêmes transports de joie en nous rencontrant : tout était réciproque. Mous

ACTE III. SCÈNE IV. 56g

nous aimions , Théonise , et ilous ne savions pas nous le dire. ^

THÉONISE.

L'amitié que j'ai pour vous est si tendre ; c'est une estime si parfaite , un sentiment si particu- lier , qu'il doit vous suffire. Voyez ces larmes que m'arrache votre peine. Hélas ! que voudriez-vous de plus ?

TRAZILE.

De l'amour, ingrate , de l'amour ! Ah ! si votre cœur n'était pas infidèle , il serait encore un re- mède à mes maux. Votre hymen n'est point fait; vous êtes encore libre. Le sénat ^ content de mes services, me comble de ses faveurs. Il m'offre une grâce importante à mon choix. Autorisé par vous, il n'est rien .que- je ne me sente capable de de- mander et d'obtenir.

THÉONISE.

Eh ! que peut le sénat contre un engagement dicté par l'honneur et la reconnaissance ? Hélas ! si je pouvais ouvrir mon cœur. . .Mais je ne me suis que trop oubliée avec vous. Si l'on vous rencon- trait dans cette maison Ah ! Trazile , j'en fré- mis. Séparons-nous. Adieu , soyez heureux.

TRAZILE.

Ah ! ne m'abandonnez pas à mon désespoir.

a4

370 LA FILLE D'ARISTIDE.

Un mot rappellerait mon âme égarée. Dites seu- lement que , si vous disposiez de votre main. . . . Assurez-moi qu'en formant ce lien fatal , Totre cœur le désavouait ; que votre soumission aux ordres de Cléomène.... *

THÉONISE.

Il ne m'a rien ordonné. Ne lui faîtes aucun re- proche. C'est moi-même

TRAZILE.

Cruelle ! et vous me l'avouez !

THÉONISE.

Ne pouvant éviter la main de Phérès , dans cette extrémité...*.

TRAZILE.

Vous osez prononcer ce nom que je déteste ? Achevez , perfide ; dites que vous l'aimez. Oui . vous l'aimez , je n'en puis plus douter.

THEONISE.

Eh bien ! je vais vous faire l'aveu.... Je me prc- ' pare des remords éternels. Apprenez , ingrat que ce n'est point Phérès.... 0 ciel ! j'entends sa voix. Eloignez-vous , Trazilc , au nom des dieux.

TRAZILE.

Non , non ; je veux savoir de lui....

ACTE III. SCÂNE VI. Z'Jl

THÉONISE.

Eh bien ! je tous reverraî. Sortez , si vous

m'aimez.

SCENE V.

THÉONISE, PHÉRÈS.

PHÉRliS.

En tête-à-tête ! fort bien ! il fuit ! mais je veux le connaître , et je saurai le joindre. '

THÉONISE, fièrement.

Vous devez plutôt craindre de le rencontrer.

SCÈNE VI.

CRATOBULE, PHÉRÈS.

CRATOBULE , à Thèonise qui sort.

Je suis bien aise de vous dire..,. Elle ne m'ér coûte pas.... (àPhérèt ) A l'autre qui £uit aussi. ,

Phérès ! Phérès ! ( ll court après et le ramène.) Es-tU foU ?

Comme te voilà effaré !

PHARES.

Ah ! mon oncle ! c'est vous ? Je courais après un jeune homme que je croyais reconnaître.

CRATOBULE.

J'ai bien fait une autre reconnaissance , moi ! Trazile n'est pas mort.

572 LA FILLE D'ARISTIDE.

PHÉRéS.

Il n'est pas mort ! Justement , c'était lui.

. CRATOBULE.

Juge de ma surprise. J'entre dans le sénat , et tout d'un coup j'aperçois Trazile couronné de lau- riers, entouré de sénateurs et de peuple. On a beau dire , on a des entrailles. D'ailleurs la répu- blique lui accorde la première grâce qu'il deman- dera , sans compter sa part du butin de la ville de Tanagre, que l'on a pillée. A tout prendre,' on n'est pas malheureux d'avoir un fils comme ce- lui-là.

PHÉRÂS.

C'était lui , mon oncle. Je me rappelle son air « sa taille.... J'en suis sur.

SCÈNE VII.

CRATOBULE, PHÉRÈS, DROMON.

DROMON.

De la joie ! de la joie! Nous allons être de noce.

PHÉRÈS.

Que Yeut dire ce maraud ?

DROMON.

Je veux dire que le patron épouse Théonise. Il vient de le déclarer lui-même.

ACTE 111. SCÈNE VII. Ô'j5

CRATOBLLE9 à Phérès.

Eh bien ! que t'ai-je dit ? Je savais tout cela avant mon arrivée. Je devine , moi. On ne m'a- buse pas.

PHÉRES.

Ah! mon oncle, que deviendrais-je sans vos bontés? Il ne m'est plus possible de demeurer ici. Je pars avec vous. J'abandonne mon bien , ma fortune , mes espérances. Glaucé et votre amitié me tiendront lieu de tout

CRATOBULE. v

Fort bien ! mais de quoi me tiendrî»s-tu lieu , toi ? Te voilà perdu. Ce mariage acliève de te rui- ner , et je ne donne point ma fille à un liomme qui n*a rien ; je t'en avertis de bonne heure , afin qu'il n'eu soit plus parlé.

PHERES.

Comment! mon oncle , vous manqueriez à des promesses réitérées tant de fois?

CRATOBULE.

Comment! mon neveu, vous vous imaginez que je donnerais à ma fille le beau-fils d'une pro- scrite ?

PII En Es.

Mon oDcle !

374 ^^ FILLE D'ARISTIDE.

GRATOBULE.

Mon neveu !

DROMON.

Eh! doucement donc. Ce n'est point en vous querellant que vous arrangerez voç affaires.

GRATOBULE.

Tu montres du bon sens. Je t'en fais juge : s'il avait de l'honneur , penserait-il à son mariage avant d'avoir rompu celui de Cléomène.

PHÉRÈS.

Si vous aviez la moindre exactitude à suivre une affaire , l'exil de Théonise n'aurait-il pas prévenu la résolution de mon père ?

GRATOBULE.

C'est en quoi tu te trompes, comme en bien d'autres choses. J'ai parlé, prié, sollicité, et le sénat refuse net de la renvoyer en exil.

PHÉRÈS.

Mon malheur est donc sans remède ?

GRATOBULE.

Oui , si je ne m'en mêlais pas ; mais. . . .

PHÉRÈS.

Ah ! mon oncle , auriez-vous quelque ressource?

GRATOBULE.

J'en ai si bien , que , si tu me secondes , je

*

ACTE III. SCÈNE Vli. 375 '

te garantis Théonise hors de la maison demain matin.

PHIÉRÉS.

Que faut-il faire ? Parlez.

CRATOBULE.

Il faut lenlever.

DROHON.

L'enlever !

PHÉRÉS.

L enlever !

CRATOBULE.

t

Voilà donc un grand sujet d'étonnement?

DROMON.

L'expédient est honnête.

PHÉRÉS.

Moi, que j'enlève la femme de mon père!

CRATOBULE.

r

Bon ! voilà de mes esprits de travers qui pren- nent tout à gauche. Premièrement , elle n'est point encore mariée.

DROMON.

Non : mais elle le sera demain ; c'est la même chose.

CRATOBULE. *

C'est parce qu'elle le sera demain qu'il n'y a point de temps à perdre.

576 LA FILLE D'ARISTIDE.

PHÉRÂS.

Je le sens bien : mais c'est commettre un atten- tat, et je crains....

CRATOBULE.

Un attentat ! Tu sais quelques grands mots que tu places comme tu peux , et qui ne signifient rien. Il faut l'enlever , te dis-je ; c'est l'unique moyen qui te reste pour sauver l'honneur de ton père , pour chasser Parménon , pour t'emparer des af- faires , les rétablir , et posséder Glaucé. Mais , puisque l'on ne peut t'amener à la raison , j'agirai seul ; je me ferai autoriser par le sénat; et ce qui se serait passé sans bruit entre nous fera un éclat qui rendra publique la honte de ton père et la tienne. Tu le veux ; j'y cours.

PHÉRES.

Arrêtez, mon oncle, je me rends. Mais, puisque le mariage se conclut demain , comment le pré- venir en si peu de temps ?

CRATOBULE.

M'a-t-on jamais vu manquer de précautions ? Tout est prêt. Je me suis assuré d'une retraite honnête pour cette Théonise ( car pour rien au monde je ne voudrais lui faire du tort ). La veuve de Thémiston la tiendra cachée chez elle , en at- tendant que nous puissions l'envoyer plus loin.

ACTB III. SCENE YIII. 577

Mais comme à mon âge il ne me convient pas d'enlever une fille , c'est toi qui dois la tirer de la . maison. Je me charge du reste.

PHERÂS.

Dromon , il faudra voir comment nous pourrons nous y prendre.

SCÈNE VIIL

CRATOBULE, PHÉRÈS, DROMON, THAÏS.

THAÏS.

Dromon, viens vite. J'ai besoin de toi.

CRATOBULE.

Que veux-tu ?

thaïs, s

Je ne vous parle pas. Vous m'avez attrapée. Viens donc , Dromon.

PHÉRES.

Que lui voulez-vous?

THAÏS.

C'est que la patronne ne cesse de pleurer. De- puis qu elle est rentrée , elle fait des cris , elle appelle la mort d'une voix si triste , qu'elle déchire le cœur.

CRATOBULE.

Va pleurer avec elle.

378 LA FILLE D'ARISTIDE.

THAÏS.

J'ai voulu entrer dans sa chambre , elle ne veut pas ouvrir. Elle mourra seule , et Ton s'en prendra à moi.

DROMON.

Eh bien ! que veux-tu que je fasse à tout cela ?

THAÏS.

Que tu viennes m'aider à jeter la porte en de- dans. Je ne suis pas assez forte. Il faut pourtant la secourir.

CRAT0B13LE.

Eh ! laisse-nous , encore une fois. Dromon a besoin ici.

THAÏS.

J'attendrai.

CRATOBULE.

Non ; je veux que tu sortes.

DROHON. *

Ne la fâche pas. ( Bas à Thaïs. ) Retire-toi. Je te rejoins dans un moment.

THAÏS 9 à part.

Oh ! il m'échapperait. Je vais l'attendre dans ce petit coin. ,

ACTE III. 8CÉNE IX. 379

SCÈNE IX.

CRATOBULE, PHÉRÈS, DRÔMOiN,

thaïs, k l'écart. CRATOBULE.

Ecoutez, mes enfans. Je crois que cette niaise vient de nous donner un* fort bon aviSt

PHÉRÉS.

Comment !

CR'ATOBULE.

Oh ! tu n'as point d'imagination , toi. Il n'était pas aisé de tirer Théonise de sa chambre ; c'était mon seul embarras ; et voilà que Thaïs nous en donne un moyen assuré.

DROMON.

Je commence à comprendre.

CRATOBULE.

Bon. Tu entends à demi mot. Mais il faut at- tendre que la nuit , qui s'approche , soit un peu plus avancée. Tu iras en effet enfoncer cette porte sous prétexte de secourir Théonise. Tu la feras sortir de gré ou de force , et tu la remettras à deux ou trois de mes marins , gens d'expédition , qui l'attendront à la porte du jardin. Phérès , pour ne pas paraître autour de la maison , se tiendra au

380 LA FILLE D'ARISTIDE.

bout de la rue. Il la recevra de leurs mains ; il la conduira en lieu de sûreté , et nous en serons défaits.

DROMON.

Oui , cela se peut arranger.

CRATOBULE.

I

Afin que Thaïs ne te retrouve pas d'ici à la nuit, suis-moi. Je te ferai faire connaissance avec mes braves. ( à Phérès) Il faut aussi que tu les connais- ses , toi. Marchons. *

SCÈNE X.

«

T H A I S 9 seule.

A H ! les méchans , comme ils en veulent à ma pauvre maîtresse ! Je les ai bien entendus. Je vais chercher Parménon : il nous dira ce qu'il faut faire.

SCÈNE XL

THAÏS, TRAZILE.

THAÏS.

Ah ! vous voilà. Savez-vous déjà tout , et yenet- vous nous aider?

TRAZILE.

Vous croyez sans doute que je cherche votre maîtresse? point du tout. Cléomène est un citoyen

ACTE III. SCÈNE XI. 38l

respectable , et je viens, avant de partir, lui rendre des devoirs dont je ne puis me dispenser.

THAÏS.

Oui : mais Théonise. ...

TRAZILE.

Ah ! ne m'en parlez pas.

thaïs. Comment ! vous êtes fôché contré* elle.

trazile.

res

Moi ! point du tout. Je respecte son goût. Phé- ès ! .... Mais je ne suis pas en droit de me plain- dre ; je me contente de ne la revoir de ma vie.

thaïs.

Mais pourquoi donc ?

TRAZILE.

Ah ! Thaïs , si vous saviez (?omme je l'aimais.... Quel respect, quelle estime ! N'en parlons plus , vous dîs-je. L'indifférence la plus froide a rem- placé dans mon cœur l'amour le plus tendre.

THAÏS.

Eh bien ! je m'en vais donc. Adieu.

TRAZILE.

Un mot , Thaïs.

THAÏS.

J'ai hâte. Elle ne sait pas les complots que l'on

38â LA FILLE D'ARISTIDE.

fait contre elle. 11 n'y a que moi qui ai tout en- tendu. Il faut bien que je coure

TRAZILE.

Que pourrait- on comploter? Est -il un autre rival qui dispute à Pliérès ?

THAÏS.

Je ne sais ce que vous voulez dire. Je vais cher- cher Parménon pour la défendre. Laissez - moi aller.

TRAZILE.

La défendre ! De quoi peut-elle être menacée ? Ah ! de grâce , parlez.

THAÏS.

Ils veulent l'enlever.

TRAZILE.

r

Qui serait assez hardi pour commettre une telle violence ?

THAÏS.

Que vous importe , puisque vous la haïssez ?

TRAZILE.

Ah ! je donnerais ma vie pour elle.

THAÏS.

Si c'était tout bon Mais vous dites tant

de choses....

1.

I

ACTE III. SCÈNE XI. 383

TRAZILE.

Je dis la vérité. Instruisez-mdi, Thaïs y et je vole à son secours.

THAÏS.

Eh bien ! venez donc vite pendant que per- sonne ne peut vous voir entrer. La nuit s'appro- che. Je vous cacherai dans quelque endroit de la maison ; et quand je vous aurai tout dit , vous verrez ce que je pourrai faire.

TRAZILE.

Oui , courons. Elle m'expliquera. . . . Allons , Thaïs , que je meure pour sa défense.

THAÏS.

Vous ne la verrez pas , je vous en avertis. Je serais perdue.

TRAZILE.

Je ferai tout ce que vous voudrez.

FIN DU TROISIÈME ACTE.

384 tk FILLE D'ARI.STIDG<

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ACTE IV.

SCENE PREMIERE.

PHÉRÈS, DROMON.

PHÉBÉS.

JuÀissE-MOi, malheureux! Je n'eu veux pas savoir davantage : tu seras puni comme tu le mérites.

DROMON.

Ecoutez un moment.

PHÉRÉS.

Et que me diras-tu ? J eu sais trop. Je suis au désespoir.

DROMON.

Et moi aussi. Cependant ce n'est pas ma faute. D'abord tout allait bien.

PHÉRKS.

Oui; tout allait bien , et tout est manqué.

DROMON.

Qui s'attendait à trouver un diable de Trazile en son chemin ?

"1

ACTE lY. SGÂNE I. 385

PHÉRÉ8.

Trazile caché dans la maison ! Gomme Tliëonise se joue de la vertu !

DROMON.

Ce n*est pas elle , c'est cette coquine de Thaïs , qui rayait mis en sentinelle derrière la porte pour le lâcher sur nous à la première approche.

PHÉBÉS.

t

Elle dira tout. Je suis perdu.

DROMON.

Ne craignez rien. Je Tai fait jurer de se taire. Elle m'aime ; elle n'aura garde de me trahir. Par' bonheur sa maîtresse ignore tout ce qui s'est passé.

PHÉRÂS.

Mais enfin , si mon père m'en parle , que lui répondre ?

DROMON.

Laissez-moi faire. Ceci peut tourner à bien. Rêyons un peu à ce qu'il faudra dire.

PHÉRÉS.

Tout, excepté la part que j'ai à cette affaire.

a5

586 LA FILLB D'AKISTIDB.

SCÈNE IL

CLÉOMÈNE, PHÉRÈS, DROMON.

CLÉOHÈNB, iPhérèi.

Ah ! vous Toilà ! Me direz-vx)us le sujet du bruit scandaleux qui s'est fait cette nuit à ma porte?

PHÉRÉS.

Mon père....

CLÉOMÈNE.

J'entends. Il était causé par vous. Je n'en dou- tais pas.

PHÉRÈ8.

Mon père , si vous voulez entendre Dromon....

CLÉOBIÉNE.

Quoi ! c'est à un esclave que vous remettez le soin de vous justifier? * ^^

I

I I

DROUON , àPhérès. i

Je VOUS l'avais bien dit : il fallait laisser en paix cet amoureux caché dans la maison , et ne point vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.

CLÉOMÈNE.

Que prétend dire cet insolent esclave ?

DROMON.

On es\ menteur pour dissimuler ; on est inso- lent pour dire la vérité : comment faire ?

ACTE lY. SCiNE III. 38*)

SCENE III.

CLÉOMÈNE, PHÉRÈS, CRATOBULE,

DROMOIN.

GRATOBULE.

Bon. Je l'avais bien prévu. Voici déjà le père et le fils en bonne intelligence. ( à ciéomène ) Viens , mon ami , que je t'embrasse , et que je te félicite de l'union qui va désormais régner entre jrous.

CLÉOMÉNE.

Vous ne pouviez mieux prendre votre temps. Mais laissez-moi , de grâce , éclaircir une impos- ture de 1^ plus grande conséquence. (àDromon) Parle.

CRATOBULE^ bas à Dromon.

Elle est enlevée ?

DROHON.

Nop. Ne dites mot.

CLÉOMÈNE.

Parle haut , misérable !

DROMON.

Ce n'est rien. Comme le nom du jeune homme qui s'est trouvé caché dans la maison intéresse le seigneur Cratobule , j'allais l'informer de l'aven- ture de cette nuit : mais je lui en ferai le récit une autre fois.

388 LA FILLE D*ARISTIDB.

GRATOBCLE.

Gomment! un jeune homme caché?

CLÉOUÂNE.

I

Une telle impudence ne demeurera pas sans châtiment.

GRATOBDLE.

Si tu t'emportes, nous ne saurons rien, Dromon) Allons , ne t'effraie pas. Il faut tout dire.

DROIION.

Je vous le dirai en particulier.

CLÉOMÂNE.

Non , non. C'est en ma présence que je veux que Ton s'explique.

GRATOBULE.

Explique , explique. Nous allons rire.

DROMON.

Riez donc tout à votre aise. C'était votre fils , qui, tout en arrivant.... Ne m'en faites pas dire davantage.

CLBOUÈNE.

Malheureux ! tu mourras.

DROMON.

Je consens à mourir , si je dis un mot que je ne puisse prouver.

ACTE lY. SCÈNE III. 389

CRATOBULE.

Il est sûr de son fait , comme tu vois. On m'a- ▼ait bien dit que Trazile était l'amant de ta pré- tendue ; mais je ne pouyais le croire. Demande à Pkérès ; c'est lui qui m'a instruit le premier de cette intrigue.

CLÉOHÂNEy.àPhérèi.

Parlez. Je ne vous crois pas assez hardi pour m'en imposer en face.

PHÉRiS.

Rien n'est si yrai. Je trouvai hier Thëonise seule avec Trazile. Il s'enfuit à mon approche. Je ne laissai pas d'entendre des mots d'amour , de dés- espoir. J'entendis même qu'elle lui promettait de le rcYOÎr encore.

CLÉOltENE.

Se pourrait-il , ô ciel ! que l'hypocrisie ressem-^ blât si parfaitement à la vertu ! Non , je ne dois jamais le croire.

CRATOBULE.

Eh bien ! ne le crois pas. Achève ton mariage. Aux dépens de l'honneur, couvre- toi de confu- sion ; j'y consens. La veille de ses noces faire ca- \ cher un galant dans la maison ! Pour le coup , je croirai à la philosophie , si tu passes courageuse- ment là-dessus.

3^90 LA FILLE d'aRISTIDE.

CLEO MÈNE 9 à DromoD.

Qu*on appelle Thaïs. Et ?t>us , retirei-vous tous deux. Votre présence pourrait toûtraindre la vë- rite.

. SCÈNE IV.

CLÉOMÈINE, CRATOBULE.

GLÉOMÈNE.

Quoi ! vous ne sortez pas ?

CRATOBULE.

Non. Si fu restais seul , tu dirais après ce qui te conviendrait. Je veux tout entendne.

CLEOHÊNE.

Eh bien ! demeurez. L'imposture en sera mieux confondue quand vous en serez témoin.

CRATOBULE.

J'admire....

CLÉOMENE.

' Tant mieux ! l'admiration est muette.

CRATOBULE.

Quoi I tu doutes encore ? Et tu ne vois pas. . . .

/ CLÉOMÈNE.

Je vois des horreurs de part ou d'autre , et Thon- neur m'oblige à démêler sur qui doit tomber mon indignation.

ACTE IV. SCÈNE V. 3gi

SCÈNE V.

CLÉOMÈINE, CRATOBULE, THAÏS.

Approchez. Est-il vrai qu'un jeune homme ait été caché cette nuit dans ma maison ?

THAÏS.

Hélas! oui.

CRATOBULE.

C'était mon fils. On sait qu'il est le galant de ta maîtresse.

THAÏS.

Si TOUS le savez , je ne le nierai pas.

CLÉOMÈNE.

CoiQment! vous osez accuser Théonise d'avoir

unaoïant!

" THAÏS.

Ce n'est pas moi qui l'ai dit, et je ne «sais pas conrunent ils le savent.

GLEOMÉNE.

Quel aveu , ô ciel ! la fille d'Aristide !

THAÏS*

Ah! ne lui en voulei^ poiat ide* mal. Elle ne y

l'aime plus.

CLEO MÈNE.

Elle ne l'aime plus ! Funeste naïveté !

392 la fille d'aristide.

thaïs.

Je TOUS dis que Trazile était si chagrin en la quittant, qu'il faisait pitié. Il a bien fait serment qu'il ne la verrait de sa vie.

CLÉOHÉNE.

Il est donc vrai qu'ils se sont vus? Où? Com- ment ? Achevez, et tremblez si vous déguisez i^en.

THAÏS.

Faites-moi miséricorde. Vous m'épouvantez.

CLÉOMÉNE.

Parlez , parlez donc. Comment a-t-îl pu se ca- cher cette nuit dans ma maison ?

THAÏS.

Ah ! ne me faites pas mourir. C'est moi qui Tai fait entrer la nuit , et je pensais bien faire. Je vous dirai encore....

CLÉOMÉNE.

Malheureuse ! tu n'en as que trop dit. Va cher- cher Théonise. Je n'en saurais donc plus douter! Après nos engagemens !. . . Comme elle abusait de mon indulgence! Comme la perfide se riait de mon respect pour sa vertu ! Quimporte ? il faut l'entendre.

ACTE lY. SCÂNE YI. ' 303

SCÈNE VI.

CLÉOMÈNE, CRATOBULE, THÉONISE.

Venez , Yenez yous justifier , si yous le pouYez , ou perdre en un moment Testime que yous aYiez acquise.

THÉONISE. '

Vous m'intimidez. Je ne sais de quoi Ton m'ac- cuse.

CLÉOMÉNE.

D'aYoir Trazile pour amant. 0 dieux ! yous rou- gissez !

CRATOBULE.

Il est inutile de nier. On sait tout , et que mon fils , caché cette nuit dans la maison....

THÉONISE.

C'est un fait impossible, j'ose le soutenir. A quel dessein ? Comment ? Qui l'aurait pu conduire?. . . .

CRATOBULE.

Thaïs, par YOtre ordre. Je yous dis qu'on sait tout.

THÉONISE.

Quelle horrible imposture ! Moi ! Ton me croi- rait capable. . . .

3[i\ LA FILLE D*AR1STIDK.

CL£OHEN£.

Ce n'est poÎDt par des cris que vous vous justi- fierez. En vain aurez-vous recours à l'artifice. Une noble sincérité pourrait seule mériter mon indul- gence.

THEONISE.

Quoi ! vous me soupçonnez ! 0 mon père ! hélas ! je le vois. Ne me croyez plus : interrogez Thaïs , vous avez de la confiance dans sa naïveté.

CLEOMENE.

Je l'ai interrogée. Quittez ces lâches détours ; il en est temps encore. Ma bonté est extrême ; mais si vous en abusez....

THEONISE.

Eh bien ! puisque ma sincérité ne saurait vous toucher, il me reste la loi révérée dii serment. J'atteste tous les dieux qu 'il est faux que Trazile. .

CLÉOHKNE.

Parjure , n'achevez pas. Ma dernière bonté est celle de vous épargner un crime. Allez , allez rougir de vos artifices , aussi honteux pour vous qu'insuQisans pour me tromper. Un repentir sin- cère pouvait vous rendre mon estime. Vous ne la méritez plus. ( il lort. )

TCÉONISl.

Je me meurs.

ACTE IV. SCÈNE Vlï. SqÎ)

CRATOBULE.

Allons avertir Phérès de tout ceci.

*

SCÈNE VII.

THÉONISE, seule.

Quoi! Trazile , c'est vous qui me plongez dans rignominie ! Cen est donc fait! Je ue serai plus aux yeux de tout le monde qu'un objet de mé- pris. Si j avais des remords 0 vertu! viens à

mon secours , soutiens ma raison qui s'égare.

m

SCÈNE VIII.

THÉONISE, PARMÉNON.

«

PARMÉNON.

Theonise, quel est l'état je vous trouve ?

THÉONISE.

Celui du désespoir.

PAHHÉNON.

Savez-vous déjà la funeste nouvelle.

THÉONISE.

Non : mais si de nouveaux malheurs me me- nacent, ne me les laissez pas ignorer. J'irai au- devant. Mon cteur en est avide.

396 LA FiLLB d'Aristide.

PARIIÉNON.

AU nom des dieux , modérez cet emportement, et m'en apprenez la cause.

THÉONISE.

Eh quoi ! vous ignorez encore que Trazile , ou- bliant le respect , s'oubliant lui-même , aidé de la perfide Thaïs , s'est caché cette nuit dans la maison ? Cléomène en est instruit : Cléomène. presque mon époux ! O dieux ! l'expression du mépris est sortie de sa bouche. Outragée par tout ce que j'aimais 9 accablée de honte , désespérée , la modération m'abandonne Le jour m'est un supplice. 11 faut mourir.

PARMÉNON. ^

Reprenez vos sens , votre esprit s'égare. Que parlez-vous de Trazile ?

THÉONISE.

Il vit , et j'ai promis à Cléomène d'être son épouse. Sentez-vous à présent l'horreur de mon sort? Puîs-je vivre dans l'ignominie et le déses- poir ?

PARMÉNON.

Je vous conjure, par les mânes de votre père, de modérer un moment la violence vous êtes pour m'écouter.

ACTE ly. SGÂNE TIII.. 397

THiONISE.

Parlez ; mais n'espérez rien de ma raison.

PARMÉNON.

Llionneur parle , il faut que tout autre senti- ment lui cède. Vous tous devez à vous-même le soin de vous justifier.

THÉONISE.

Eh ! Clëomène veut-il m'entendre ? Et comment me justifier de mes sentimens pour Trazile ?

PARUÉNON.

Le temps les détruira. Pensez à Cléomène^Yous pouvez en ce moment même le tirer d'un danger , très-pressant.

THÉONISE.

En vain vous voulez me flatter. . . . Cependant parlez. Hélas ! s'il est en péril , je n'ai plus de re- proches à lui faire.

PARMiNON.

Le sénat irrité vient de donner un décret qui le condamne à une amende pour avoir refusé de servir la république.

THÉONISE.

Malheureux Gléomène ! Hélas ! que puis-je pour vous?

598 LA FILLE D'ARISTIDE.

PAKHÉNON.

C'est à présent que je ne contrains plus vos sentimens généreux. Il m*est impossible de trou- ver l'argent nécessaire pour remplir l'ordre du sénat. Il faut signaler votre reconnaissance en sa- crifiant la somme qui vous appartient. Venez me la donner.

THEONISE.

ïlélas ! je ne Tai plus.

PARHÉNON.

Gomment ?

THÉONISE.

Contrevotreinterition^jeTaienvoyée à Chrêmes.

PAKMÉNON.

Que dites-vous ! 0 ciel ! Ah ! Théonîse ! la suite de cette imprudence peut, être bien funeste.

THEONISE.

Mais c(»mment ?

PARMÉNON.

Je VOUS le répète , il m'est impossible de trouver la somme nécessaire pour sauver Cléomène.

THEONISE.

N'est-il donc point de délai à l'exécutirfn de ce funeste arrêt ?

PARMÉNON.

Aucun. Il faut payer dans la journée. Le moinr

ACTE IT* SCÈNE YIII. 5gQ

dre retard ferait arrêter Cléomène. Et qui sait combien sa «prison durerait ?

THÉONISE.

La prison ! L'ami de mon père ! Non , ce n'est point airtsî que ses vertus doivent être récompen- sées ; non , je ne souffrirai pas.... Malheureuse ! Eh quoi ! j'aurais eu la gloire de sauver mon bien- faiteur de la captivité , et par mon imprudence.... Ah ! je saurai m'en punir. Oui , je le sauverai ; le ciel m'en inspire le moyen. ... Il est affreux. . . . Mon âme en frémit ; mais l'amende ser;i payée.

PÀRMÉNON.

Et que vous reste-t-il ?

/■

THÉONISE. «

Ma liberté.

PARMENON.

Vous me glacez d'effroi!....

THÉONISE.

Je voulais mourir, il faut vivre et servir.

PARMÉNON.

Vous esclave ! Ah ! reprenez vos sens.

THÉONISE.

Cimon s'est emprisonné pour racheter les cen- dres de Miltiade. 11 ne lui devait que la vie ; je dois bien plus a Cléomène* C'est à son choix , à ses

400 LA FILLE D*ARISTIDE.

vertus. ... Ah ! si les lois ne me. permettent pas d'être sa caution , il faut que ma liberté sauTe la sienne.

PAHMiNON.

Craignez au moins les dangers de Tesclayage.

THÉONISE.

La fille d'Aristide a toujours en son pouvoir un préservatif contre les affronts. La mort ne manque à personne, quand on la préfère à la honte. Allez, j'ai besoin d'être seule. Revenez dans une heure. J'aurai à vous parler.

PARHÉNON.

Quoi ! vous pensez que je vous abandonnerai à votre désespoir !

THÉONISE.

Je l'exige. Adieu. ( EUe tort. )

SCÈNE IX.

PARMÉNON, .«d.

Allons chercher des secours. . . . J'entrevois un moyen pour sauvei* Cléomène ; courons le taiettre en usage. Si l'on manque aux, malheureux ^ c'est toujours faute d'humanité.

FIN DU QUATBliMB ACTE.

ACTE T. 8CÉN£ II. 4<>1

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ACTE V.

SCÈNE PREMIÈRE.

THÉONISE, ^uie.

\j 'en est donc fait ! Je viens de renoncer aux droits de citoyenne , à ceux de la nature , à moi- même. Je suis esclaye enfin. ... Un maître. . . . (qu'il m'a paru redoutable ! ) Mon âme révoltée. . . . Il faut m'arracher de cette maison , il faut la quit- ter pour jamais. . . . Pour jamais ! . . . . Tasile de mon enfance , le seul que je connaisse ! Ah ! je ne sou- tiens plus les efforts de mon âme.... Parménon ne vient point. N'est-il plus personne sur la terre dont je doive attendre des secours ?

SCÈNE IL

THÉONISE, PABMÉNON.

PARMÉNON.

Je viens , plein de joie , vous apprendre....

THiONISE.

Parménon , tout est fini pour moi. Allez promp-

36

I

402 LA FILLE D'ARISTIDE.

tement chez Iphicras , vous y trouverez le prix la fille d'Aristide , évaluée par un mercenaire. Portez-le à cet avide sénat , et donnez tout.

PARMÉNON.

Qu'avez-vous fait?

THÉONISE.

Ce que j'ai dû.... Allez servir Cléomène , et venez promptement. J'aurai besoin d'un guide , et vous ne refuserez pas ce dernier service à la fille de votre ancien maître.

PARMÉNOIf.

Quoi ! votre cruelle précipitation....

THÉONISE.

Je ne veux plus rien entendre. «.« J'attends ici Cléomène. Je veux le voir pour la dernière fois.*.. Pour la dernière fois je veux baiser sa main bien- faisante. Je ne verrai plus Trazile.... Parménon , s'il vous reste quelque compassion , informez-vous de la vérité. Peut-être est-il moins coupable.... Malheureuse esclave ! quels vœux ose-tu former ! Retranchée de la société , que doit t'importer dé- sormaiso.* M\ I mon cœur se déchire,

> *

PARMÉNON.

Contraignee*vou8>'j 'aperçois Cléomène.

AGTB y. SCiNB III. 4^3

THÉONISE.

Allez , et revenez m'attendre à la porte du jar- din. J'y serai aussitôt que vous.

PAUMÉNON, àpart.

Courons chercher un nouveau remède à ce ter- rible malheur.

SCÈNE IIL

THÉ0NISE,CLÉ0MÈ1NE.

GLÉOHÉNE.

Quoi ! vous paraissez à mes yeux ?

THÉONISE.

Si j'étais coupable , les miens n'oseraient se lever sur vous. Mais l'honneur , mon devoir , et surtout mon respect pour la vérité m'obligent à me justifier.

CLiOMElfE. «

M'entrons point dans des détails inutiles. Je consens , puisque vous le voulez , à vous croire innocente , et n'en parlons plus.

THÉONISE.

Si c'est assez pour vous, ce n'est point Sidsez pour moi. Je ne suis point coupable. Si t^us croyez ne me rien devoir, vous devez à la fille d'Aristide. . . .

4o4 LA FILLE d'aRISTIDE.

CLÉOMÈNE.

Quel nom osex-vous prononcer? Hélas ! il croyait laisser à ma vieillesse un soutien digne de son ami- tié ; et je me flattais qu'après un reste de jours paisibles , mes yeux seraient fermés par les mains de la vertu. Malheureuse condition des humains ! leurs besoins exigent des secours , et toute société leur devient fUneste.

THÉONISE.

De grâce , écoutez-moi.

CLÉOHÉNE.

Eh ! que voulez-vous que j'entende ? Laissez en paix un vieillard malheureux. Le temps qui m'é- chappe vous délivrera bientôt d'un» témoin im- portun , et vous pourrez en liberté....

THÉONISE.

Quelle liberté ! 0 Cléomène ! vous connaîtrez bientôt si mon cœur était digne de vos bienfaits. Un mot de bohté aurait soutenu mon courage j et TOUS ne voulez pas m 'entendre ! prendre des forces , si les hommes et les dieux m'abandon- nent?.... Mais le funeste moment s'approche. Il faut ^^nc.i^ous quitter , chargée de votre indigna- tion 1 Q mf>D .père ! souffrez du moins que mes pleurs^,. ..,; £|i vous saviez... . . Donnez-moi votre

ACTE V. SCÂNE Y. 4^5

main , cette main paternelle , .... et que mes san- glots.... Adieu.... Adieu.

SCÈNE IV.

CLÉOMÈNE, .€«1.

Que mon âme est émue ! Est-ce donc en cher- chant un repos inaccessible que Ton se plonge dans le trouble , et peut-être dans l'injustice ! Il semblait que la vérité sortit du fond de son cœur. Quel est le projet funeste qu'elle parait méditer? Pourquoi des adieux si toucha ns?... Ah ! malheu- reux ! si Théonise est innocente , que tu es cou- pable ! Il est trop tard pour commencer à l'être. Allons , encore un effort. Ecartons l'imposture , et mourons du moins sans remords.

SCÈNE V.

CLÉOMÈNE, CRATOBULE.

CHATOBULE.

Je viens de te chercher au Portique , au Pirée , à toutes les promenades. Allons , partons.

CLÉOMÈNE.

Est-ce encore une nouvelle imposture que vous venez me révéler? Mais j'ai à vous parler, moi. Il faut me donner de nouveaux éclaircissemens sur le prétendu crime de Théonise.

4o6 LA FILLE D'ARISTIDE.

GKATOBULE.

Allons, allons. Nous aurons le loisir d'examiner qui a tort ou raison. Il s'agit maintenant de mettre ta personne eif sûreté.

GLÉOlfÈNE.

Moi ?

GRATOBULE.

Oui , toi-même. N'es tu pas condamné à une amende ^ comme je te l'avais prédit , et que sûre- ment tu ne saurais payer? Moi , je n'ai point ac- tuellement d'argent à t'offrir. Il ne te reste que la fuite. J'ai fait préparer une voiture couverte ; on ne te verra point. Je t'emmènerai à Mégare ; tu seras en sûreté chez moi , et nous verrons si tu oses dire encore que je suis un mauvais ami.

GLÉOMENE.

Au nom des dieux, éloignez- vous de moi. Il n'est point de malheur égal à celui d'être l'objet de vos persécutions.

GRATOBULE.

Comment ! tu prétends te laisser emprisonner?

ACTB Y. 8CBNB Yl. 4^7

SCÈNE VL

CLÉOMÈNE, CRATOBULE, PHÉRÈS.

* CLÉOMÂNE, àPhérèt.

Appkoghez. Il faut m'instruire de la Yérité 9 et me dire si Théonise. . . .

C'est d'elle que je viens vous' parler. L'événe- ment va vous surprendre. Théonise s'était échap- pée de la maison ; elle fuyait pour n'y rentrer ja- mais. Thaïs en pleurs a sollicité Dromon si forte- ment de courir après sa maîtresse , que cet esclave « aidé de quelques autres ^ l'a tirée des mains de Parménon , qui la conduisait chez Trazile.

CLÉOMÈNE, àPhérèi.

Chez Trazile ! et sur quoi jugez-vous...

PHERÈS.

Je n'en saurais douter. Depuis ce matin j'ai vu Parménon dans un grand mouvement , faire de fréquens messages chez l'amant de Théonise. Je les ai vus tous deux se parler avec action sur les degrés de l'Aréopage, il n'y a pas plus d'une heure ; et lorsque Dromon s'est rendu maître de Théo- nise , Parménon , en fuyant , lui a crié : Ne perdez pas courage , je vais avertir un défenseur qui vous

4o8 LA FILLE D'ARISTIDE.

délivrera de la tyrannie. Mais la voici. Sa confu- sion décèle la vérité. *

SCÈNE VIL

CLÉOMÈNE, CRÂTOBULE, PHÉRÈS,

THÉONISE.

I

THÉONISE.

C LÉO MÈNE , j'implore votre justice. Vous devez à présent être instruit de mes engagemens. Or- donnez que je puisse me rendre sans obstacle ma destinée m'appelle.

GLEOMÈNE.

L'ai-je bien entendu ? Est-ce vous qui deman- dez la liberté de suivre \in ravisseur? et se peut-il qu'aucune retenue....

THÉONISE.

Quoi ! toujours me parler de crimes , et dans quel moment !

SCÈNE VIII.

CLÉOMÈNE, THÉONISE, CRATOBULE, PHÉRÈS, DROMON, THAÏS.

TH A I S 9 arrêtant Diomoa qui tient une lettre.

Attends donc, il ne fautpas la donner devant elle.

ACTE y. SCENE YIII. 4^9

DR O MON 9 donDtnt la lettre à Phérët.

Tenez , prenez vite.

PHBRÉS. 0

Seigneur , elle est pour tous.

THÉONISE.

Que vois-je? Ah! Thaïs, vous m'avez servie trop tard

( Arrêtant Glèomène qui veat ouvrir la lettre. )

Vous voyez que la lettre est de moi. Je vous con- jure au nom des dieux de ne point la lire que je ne sois éloignée de vous.

GLÉOMÂNE Ut.

« Vous étieft en danger. Pour vous délivrer de « l'oppression du sénat , il ne me restait que ma « liberté. Je l'ai vendue. Votre amende est payée. « Vous êtes libre. Je suis esclave. »

( Gléomène veut se jeter aux pieds de Théooise. )

Ah ! Théonise , je suis indigne du pardon que j'implore.

THÉONISE.

O mon père ! dans quel abaissement.... Mais , si le sacrifice que je vous fais mérite un moment de bonté , je n'en demande pour récompense que l'éclaircissement du crime dont on m'a noircie^ J'en ignore moi-même le fondement. Ordonnez à Thaïs de parler.

4lO LA JILIE D'ARISTIDE.

GLéOMÂNE, à Thâis.

INe craignez rien , et parlez.

thaïs.

Eh bien ! c'est que j'avais entendu que ceux-là voulaient emmener par force ma patronne , et qu'on ne l'aurait jamais revue. Sans en rien dire à personne , j'ai fait cacher Trazile pour l'empêcher.

CRATOBULE.

Quoi ! sans que Théonise en sût rien ?

THAÏS.

Elle était enfermée. Je n'ai pas pu l'avertir.

GLÉOHÂNE.

Pour me couvrir de confusion , cet aveu n'était pas nécessaire. O fille vertueuse autant qu'infor- tunée! pourrez-vous jamais oublier....

THÉONISE.

Je ne voulais que votre estime. Vous me la rendez ; je vais sans regret remplir mes engage- mens. Permettez que Dromoii m'accompagne.

GLÉOMÈNE. ,

Moi! que je vous rende à l'esclavage ! Ah ! nom- mez-moi le barbare qui ose donner des chaînes à la vertu même , je tombe à ses genoux ; qu'il prenne ma liberté , ma vie.

ACTE SCÈNE IX. /^i\

SCÈNE IX.

CLÉOMÈNE, THÉONISE, CRATOBULE, PHÉRÈS, THAÏS, DROMON, TRAZILE, PARMÉNON.

TRAZILE.

Le prix du monde entier serait vil à mes yeux , s'il fallait la perdre. Théonise, vous êtes libre. Instruit par le fidèle Parménon du danger de Cléomène et du vôtre, j'ai satisfait le sénat. J'ai fait rendre à Iphicras au-delà de ce qu'il avait donné. Vous n'avez été qu'un moment l'esclave d'un mercenaire ; et vous seriez à moi , si la vertu pouvait se mettre à prix.

THiONISE.

Quoi ! c'est toujours par vos secours imprudens que je dois paraître coupable !

TEAZILS.

C'est à vos genoux que j'implore ma grâce. Vous êtes libre, je vous le répète; et vous ne verrez jamais que l'amant tendre et soumis vous de- mander, des chaînes.

GRATOBULE.

Mais , mon fils. ...

TRAZILE.

Mon père , si vous avez craint de m'associer aux

4l2 LA FILLE D'ARISTIDE.

malheurs de Théonise , ne refusez pas de^m'unir à la fille d'Aristide rendue à sa patrie et dotée par la république. Vous ignorez peut-être que le sénat m'avait accordé 'la première grâce que je demanderais. Je l'ai sommé de sa parole, et le bienfait a passé mon attente., Je n'ai fait que rap- peler les vertus d'Aristide, les malheurs de sa fille ; les cœurs se sont émus. C'est par des acclama- tions que l'on rend Théonise à sa patrie , €t que l'on élève un monument aux cendres d'Aristide. On y lira : au plus juste des grecs.

THÉONISE.

0 mon père ! ô Trazile !

TRAZILE.

Je reste seul malheureux, si vous ne prononcez sur mon sort.

GLEOMEKE.

La joie, l'admiration, la tendresse pour ce

jeune héros Venez, Trazile, venez : que je

tienne dans mes bras , que j'arrose de mes larmes le libérateur de la vertu opprimée.

TRAZILE.

Mon père, Théonise....

CRATOBULE.

Allons , je vois bien qu'il faut se rendre. Mais mon fils est assez riche des dons de la république.

ACTE V. 8CÈNK IX. 4^*^

et je gsgrde mon bjen pour Glaucé. A cette condi- tion , je reviens à mon premier dessein , ( à Phérès ) et je t'emmène. ( à TrarUe ) Toi , fais ce que tu Toudras.

PHÉRÊS , à Gléomène.

Mon père , j'embrasse vos genoux.

Allez. J'oublie tout , je consens à tout. Soyez tous heureux.

TRAZILE.

Ma chère Théonîse !

THÉONISE.

Arrêtez, Trazile. Mes plus fortes chaînes ne sont pas rompues. J'ai promis , j'ai juré à Gléo- mène. • . .

CLÉOMÀNE.

0 ma fille! me croyez-vous un barbare? ^e reprends en ce moment tous les droits que votre père m'a donnés sur vous pour vous rendre à Trazile. Couronnez son amour ; mais ne m'aban- donnez pas. Je ne veux d'autre bonheur que celui d'être témoin du vôtre.

FIN DU CINQUIÂMX ET DERNIER ACTE.

NOUVELLE

ESPAGNOLE.

NOUVELLE

ESPAGNOLE.

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Le mailTaU exemple produit autant de Tertns que de vices.

A.LPHONSB-LE-JErNE , convaincu , par le désordre général qui régnait dans le royaume de Castille à la mort d'Alpbonse-le-Cruel , que lextréme séyé- rité n'est pas le meilleur soutien des lois , se pro- posa , en montant sur le trône , de calmer les es- prits , de rassurer les cdeurs , et de faire autant d'heureux que son prédécesseur avait fait de mi- sérables. ^

Né, comme tous les hommes, avec ce penchant à la domination que Ton nomme tyrannie , quand les rois en abusent , Alphonse aurait peut-être été injuste et sanguinaire s'il eût succédé à un bon roi : son goù} pour la société était contrarié par son penchant à la défiance ; l'un et l'autre , sou- tenus par l'autorité , précipitaient également son indignation et sa bienveillance : violent, absolu , inhumain , il tempérait ces défauts de la royauté par un heureux naturel , aidé de cet amour-propre éclairé qui fait trouver une volupté plus délicate

2^

4l8 NOfJYELLX

dans les victoires que Ton remporte sur ses pas- sions que dans le plaisir de les satisfaire.

Il fallut plusieurs années pour rétablir la con- fiance et ramener à la cour ce^ fiers Castillans que les proscriptions ou Tesprit d'indépendance en avaient éloignés.

Dom Pèdre de Médina y parut un des derniers ; son père avait perdu la tête sur im échafaud par les ordres d'Alphonse-le-Cruel : resté dans un âge fort tendre sous la conduite d'une mère vertueuse, il avait partagé ses malheurs et sa tendresse avec une sœur aimable , dont le caractère vrai , noble et généreux , ne se développait que sous les dehors de la naïveté , de la douceur et de la confiance.

Les contrastes forment plus d^ liaisons intimes que les rapports d'humeur ; nous cl^erchons dans les autres les vertus et les bonnes qualités qui ne disputent rien aux nôtres ; l'indulgence pour les défauts que l'on n'a pas donne une apparence de supériorité qui dédommage de ce qu'ils font souf- frir.

La fierté du caractère de dom Pèdre inspirait à sa sœur cette fermeté d'âme aussi négligée dans l'éducation des femmes que nécessaire à leur con- duite : la raison d'£lvire , soutenue du charme de la persuasion, tempérait l'humeur altière de son frère ; si elle trouvait en lui ce qui pouvait satis-

ESPAGNOLE. 4^9

faire son goût pour les belles connaissances ( que les femmes acquièrent rarement , et toujours trop tard ) , dom Pèdre trouvait dans la confiance naïve de sa sœur les délices d'une société aussi pure qu'intéi^essante : ainsi nécessaires Tun à l'autre ^ les liens du sang n entraient presque ,pour rien dans leur attachement réciproque ; peut-être n'en était-il que plus solide. ^

Elyire avait dix -huit ans , et son frère vingt- cinq, lorsque leur mère mourut, et qu'Alphonse les rappela à la cour , en rétsiblissant dom Pèdre daiv les charges que son père avait possédées. Il quitta moins sa solitude qu'il n'en fut arraché par l'intérêt de son aimable sœur : son caractère indépendant lui aurait fait préférer l'espèce d'em- pire qu'il s'était formé dans sa retraite aux hon- neurs partagés avec ses égaux ; mais , trop juste pour condamner Elvire à une obscure médiocrité, il ne balança pas à obéir aux ordres du roi.

Ils furent reçus à la cour, comme on y reçoit toutes les nouveautés. Quoiqu'il y eut de très- belles femmes , la régularité ^e leurs traits fut bientôt effacée par la modestie , la noblesse et les grâces de la physionomie d'Elvire ; elle avait ce qu'on appelle une figure intéressante : la curio- sité , l'admiration et le désir de lui plaire se con- fondirent presqu'en même temps dans le' cœur

420 NOUVELLE

des hommes ; la crainte , la jalousie et le dépit dans celui des femmes : tous ne parlaient que 1 d'Elvire. '

Le roi ne connaissait de l'amour que les goûts passagers ; aussi se trompa- 1- il long- temps sur cplui qu'il commençait à sentir pour Elvire : en honorant le frère de sa faveur , en le comblant de ses grâces , il croyait donner à la générosité ce qu'il n'accordait qu'à sa passion naissante pour la sœur. Dom Pédre s'attribuait de bonne foi la faveur de son maître ;, comment s'en serait-il dé- fié? Le bandeau de la présomption est bien glus épais que celui de l'amour.

A l'égard d'Elvire , il n'était pas surprenant . qu'elle fût encore moins pénétrante : une jeune personne , à son entrée dans le monde , est trop occupée à concilier les idées qu'elle en reçoit avec celles qu'elle s'en était formées , pour voir au-delà des apparences.

Elvire raisonnait , mais son cœur n'avait pas encore été éclairé par ce sentiment infaillible indéfinissable , supérieur à la raison , que l'on de- vrait peut-être nommer instinct : il fallait une occasion pour le développer ; elle se présenta bientôt.

Le royaume commençait à devenir assez tran- quille pour. que le roi pût donner quelque temps

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aux plaisirs ; il les crut même nécessaires à sa poIiti<[ue ; il fallait occuper du distraire des cour- tisans oisifs : c'était donc par raison d^état qu'il donnait des fêtes ; mais Elvircne paraissait à la cour que ces jours-là , et il en donnait souvent.

Sur la fin de Tautomne il j eut une chasse le roi invita toutes les dames ; Elyire , qui n'ai- Hidit pas les plaisirs bruyans , laissa passer tout cçqui s'empressait à suivre le prince, afin de pou- Yoîr s'écarter librement. Quand elle crut n'être plus remarquée , elle proposa à Isabelle deMen- dote de Tenir se reposer av€c elle. Après avoir donné ordre à leurs gensK de les attendre , elles s'enfoncèrent dans le bois , et s'assirent au pied d'un arbre , dont le feuillage épais formait une e^>èce de berceau.

Tandis qu'Elvire livrait son âme aux charmes de la natiHre , et qu'elle goûtait délicieusement la fraîcheur de l'air, la douceur du silence , la tendre obscurité qui régnait dans la forêt , Isabelle était tout entière à raccommoder une plume die son chapeau : leurs occupations les caractérisaient.

Ce 11 'est pas qu'Isabelle n'eût tout ce qu'il fal- lait pour être mieux ; mais son esprit , ébloui par le feu de son imagination , déplaçait ses bonnes qualités, et même ses défauts : coquette de bonne foi , sa franchise était plus dangereuse que l'art le

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plus adroit ; pour servir ses afnis elle sacrifiait tout « jusqu'à leur secret : officieuse , aussi em- pressée qu'imprudente , elle nuisait avec les meil- leures intentions : sa bonté lui donnait des amis, sa sincérité lui donnait des amans ; elle était partout , on raimait partout.

Elvire la voyait souvent , autant par amitié que pour flatter la passion que ^ou frère avait pour elle.

Le plaisir de s'entretenir avec elle-même au- rait fait garder long-temps le silence à Elvire ; mais Isabelle, qui ne pensait qu'en parlant, le rompit bientôt. Vous rêvez , dit-elle à Elvire ( en tirant de sa poche une boite à mouches pour voir s'il n'y avait plus rien de dérangé à sa parure). Eh ! qui n'admirerait de si belles choses ? répondit Elvire. Quoi donc ! que voyez-vous ? reprit vive- ment Isabelle. Ces arbres , dit Elvire , ce gazon , cette verdure , ce calme délicieux qui ravît les sens.... Quoi ! interrompit Isabelle en éclatant de rire , ce sont les objets de votre profonde mé- ditation ? Est-il quelque chose de plus admirable» répondit Elvire , que les ouvrages de la nature ? Ah ! beaucoup , répondit Isabelle ; je ne vois rien de si ennuyeux que son éternelle répétition ; on vivrait des siècles sans espérance de voir du nou- veau ; ce sont toujours Tes mêmes objets travaillés

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sur le même dessin. Les animaux ne diffèrent de nous que par quelques nuances extérieures. On dit même qu'il n'y a pas jusqu'aux plantes qui n'aient des ressemblances ayec les êtres vivans. Si TOUS admirez tout cela , pour moi , je n'y vois rien que de fort maladroit. Cet ordre des saisons que Ton trouve merveilleux ne me présente qu'une succession de mille incommodités différentes. Le printemps me paraîtrait assez agréable , s'il était mieux entendu ; mais toujours des feuilles , tou- jours du vert , toujours du gazon , cela est insup^ pwtablc Je convieiis cependant qu'il y a dans tout cela de quoi faire de jolies choses ; avec du goût, sans presque rien changer, je voudrais ren- dre la nature aussi belle que l'art.

Par exemple , je laisserais à peu près la figure des arbres telle qu'elle est ; mais tous auraient leurs feuilles en camayeux de différentes cou- leurs ; l'un couleur de rose, l'autre bleu ,^un autre jaune. Si les nuances me manquaient , j'en iiha'^ ginerais tant de nouTelles , qu'aucun ne se res- semblerait. Au lieu de cette écorce rude , inutile , désagréable , celle de mes arbres serait de glace de miroirs ; avec cinq ou six jolies femmes et au- tant d'hommes , une forêt serait aussi animée qu'une salle de bal : plus ingénieuse que la nature, je rendrais mes bois aussi amusans )a nuit que le

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4^4 NOUTELLE

jour , en garnissant toutes les branches de mes jolis camayeux de ces insectes luisans qui feraient un effet admiroble.

Je voudrais aussi qu'il fût trés-Trai qu'on ne marchât que sur des fleurs ; je les ferais toutes aussi basses que le gazon , et de couleurs encore plus yariées que mes arbres ; enfin que n'ima- ginerais-je pas pour donner des grâces à cette in- sipide uniformité de la nature !

Isabelle aurait sans doute poussé beaucoup plus loin la réforme de l'univers ; mais elli^ fut interrompue par un cri que fit Elvire en se levant avec précipitation ; Isabelle en fit autant , sans savoir ce qui causait la frayeur de sa compagne. Elles songeaient à fuir, quand un jeune homme couvert de sang vint tomber presqu'à leurs pieds.

La compassion succéda à la frayeur; demeu- rons , dit Elvire , ce malheureux périrait peut-être faute de secours. Toutes deux s'en approchèrent et le trouvèrent sans connaissance. Je crois qu'il n'est qu'évanoui , dit Isabelle ; je vais le faire re- venir. Tout de suite elle tira de sa poche un flacon rempli d'un élixir violent qu'elle lui répandit sur le visage ; en effet , comme c'était principalement à la tête que le jeune homme était blessé , la dou- leur excessive que cette eau lui causa rappela bientôt ses sens.

ESPAGNOtB. 4^5

Elfire fut le premier objet qui se présenta à sa Tue ; ses yeux s'y arrêtèrent ^ ils semblaient se ra- nimer ; mais le sang qu'il perdait en abondance le fit bientôt retomber dans son premier état ; ses regards expressifs , tendres , languissans , por- tèrent un sentiment plus vif que la pitié dans le cœur d'Elvire : elle s'assit à c6té de lui , et d'une main soutenant sa tête , de l'autre elle essayait d'arrêter son sang avec un mouchoir dont elle pressait ses blessures : Allez , dit-elle , ma chère Isabelle , allez appeler nos gens , ils donneront à ce malheureux des secours plus efficaces que les nôtres ; sans doute il mérite tous nos soins.

Au moment qu'Isabelle s'éloignait , le roi , qui cherchait Elvire , arriva suivi de toute sa cour ; elle rougit en le voyant , posa doucement à terre la tête de l'inconnu, se leva, et, courant à ce prince : Ah! sire', s'écria-t-elle , ordonnez que l'on secoure ce jeune homme , il est dangereuse- ment blessé. Le connaissez-vous , madame ? de- manda le roi avec un air aussi froid que celui d 'El- vire était empressé. Non, sire, répondit-elle en baissant les yeux ; mais , pour être secourable , il ne faut connaître que le malheur. Vous avez raison, madame , dit le roi avec un peu d'embarras , vous serez obéie. En même temps il ordonna à ses chi- rurgiens de visiter les blessures de l'inconnu.

Elvire profita de ce moment pour tirer dom Pè- dre à l'écart. Mon frère ^ lui dit-^Ue , écoutes-moi avec bonté ; il semble que le destin de ce malheu- reux Tait conduit à mea pieds ; je ne puis me ré- soudre à l'abandonner i les ordres du roi seront sûrement mal exécutés ; faites-le conduire chei TOUS , je TOUS en conjure ( potir connaître qu'il ne mérite pas son sort , il n'y a qu'à le regarder. Je partage votre pitié « ma sœur , répondit dom Pè«

dre, je vais demander au roi la .permission

Mais U faut la demander vivement , interrompit- elle , afin qu'il ne puisse vous la refuser. Tous se- rez contente > reprit dom Pèdre en la quittant pour se rapprocher du blessé que le roi regardait panser avec attention.

Si l'empressement d'Elvire avait paru déplaire au roi, il n'avait pu voir l'inconnu de plus près sans s'intéresser à son malheur. L'instinct , tou- jours vrai , ne produit de mauvais effets que dans les âmes médiocres ; d'ailleurs la mine , la taille , un air noble qui perçait à travers le désordre du blessé 9 ne laissaient pas douter qu'il ne fût d'une naissance au-dessus du commun. Le roi aurait bien voulu en savoir davantage ; mais à toutes les questions qu'on lui faisait il ne répondait que par des signes de respect et de reconnaissance.

Dés que le premier appareil fut posé , dom Pèdre

ESPAGNOLE. 4^7

obtint du roi , Don sans quelque difficulté , la per- mission de le faire transporter chez lui. La chasse était finie : on ne s'entretint pendant le retour que de l'aventure du blessé ; à la cour plus qu'ailleurs on épuise les conjectures : Elrire , rêveuse , sans se mêler de la conversation , n'en faisait peut-être pas moins ; mais elle ne tes communiquait à per- sonne.

Son premier soin , en arrivant chez elle , fut de donner des ordres exprès et cent fois répétés pour que l'inconnu fût s^ervi avec toute l'attention que demandait son état. Elvire pour la première fois voulait être obéie ; le cœur veut bien plus déter- minément que l'esprit.

On sut en peu de jours qu'il n'y avait aucun danger pour le malade ; mais il ne parlait point : les chirurgiens démontraient qu'une de ses bles- sures offensait considérablement les organes de la parole et de l'ouïe , toujours affectés l'un par l'au- tre. Le malade cependant n'était point sourd; mais , selon eux , il devait l'être , et ne pouvait guérir que par un miracle de l'art.

Cette circonstance altérait la joie qu 'Elvire avait d'apprendre qu'il n'y avait plus de^danger pour sa vie. Il ne parlera [amais, disait-elle tristement; cela est bien incommode.

Depuis la rencontre de l'inconnu , Isabelle ne

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quittait plus El vire ; elle affectait avec lui un re- doublement de coquetterie qui désespérait dom Pèdre et donnait de l'inquiétude à Elvire ; mais la facilité qu'elle lui procurait de passer les après- midi dans la chambre du malade , la bien- séance l'aurait empêchée d'aller seule , le plaisir que dom Pèdre avait de la voir plus souvent , les dédonîmageait l'un et l'autre des chagrins qu'elle leur causait. Ces quatre personnes ne se quittaient qu'autant que le devoir de dom Pèdre l'appelait à la cour.

Il est naturel de croire que les gens qui ne par- lent pas n'entendent point : ce préjugé , joint aux raisonnemens des chirurgiens , faisait oublier que Ton parlait devant un tiers.

Un jour que dom Pèdrè faisait de vîolens repro- ches à Isabelle sur un long entretien qu'elle avait eu à la cour avec dom Rodrigue , son ennemi et son rival , on vint de la part du roi s'informer de la santé de l'inconnu. Dom Pèdre sortit pour aller lui-même en rendre compte au prince. Isabelle , se voyant libre , dit à Elvire ; Votre frère devient

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de jour en jour plus insupportable ; sans l'amitié que j'ai pour vous , je romprais tout-à-fait avec lui. Mais a-t-il tort? reprit do\icement Elvire. Vous connaissez la haine que dom Rodrigue a pour nous ; vous savez combien cet homme est dan-

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gereux , et tous avez avec lui l'air de la plus grande intelligeuce : tous portez la coquetterie jusqu'à vouloir plaire à cet inconnu , qui ne pourra ja- mais tous dire s'il vouç aime , ajouta-t-elle en sou- pirant ; que mon frère est malheureux ! Vous n'avez nul ménagement pour lui , cependant il vous adore. Belle raison ! reprit Isabelle ; s'il faut mesurer l'amour que l'on prend sur celui que l'on donne , vous aimez dt>nc le roi à la folie. Vous prenez un mauvais détour , reprit Elvire ( avec un petit mouvement d'impatience ), le roi.ne m'aime pas ; et quand il p'aimerait.... Eh bien! inter- rompit Isabelle , quand il vous aimerait ; achevez comme s'il était vrai : hors vous , personne n'en doute ; que feriez-vous ? Pendant qu'Isabelle par- lait , Elvire , qui était assise vis-à-vis de l'inconnu , rencontra ses yeux , qu'il baissa avec tant de tris- tesse , que son dépit en augmenta ; elle répondit encore plus vivement : Quand il m'aimerait, je ne l'aimerais jamais ; il y a trop d'éloignement de son caractère au mien. Eh ! qu'importe pour un roi ? reprit Isabelle ; cela n'importe même guère pour un particulier ; aime-t-on tout son amant ? cela ne se peut pas , les agrémens personnels et les belles qualités sont trop partagées. Vous voyez que j'aime dans votre frère la noblesse de son âme, sa bonne foi ; j'aimerais dans un autre la jolie

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figure y la douceur de la physionomie ; je ne m'en* gagç avec personne , je leur dis naturellement ce qui me plait ou me déplaît en eux ; et si j'étais à

votre place, en disant au roi que je Taime

Eh ! mais , je ne le lui dis point , s'écria El vire ; en vérité f votre obstination me désespère ; je ne le lui dis point , et je ne le lui dirai jamais. Tant pis , re- prit Isabelle ; si vous n'accoutumez rotre cœmr à' s'amuser de tout , au premier mouvement de sym* pathie que vous rencontrerez vous aimerez sérieu-> sem'ent

Ce serait la seule façon dont je voudrais aimer, répondit Elvire ; comme l'amour involontaire peut seul être excusé , je me croirais moins coupable d'aimer beaucoup que d'aimer médiocrement. Ah ! vous irez plus loin , s'écria Isabelle ; une fois séduite , voUs craindrez de n'aimer pas assez. Que )e TOUS plains ! que vous serez malheureuse quand les défauts de votre amant viendront défi* gurer l'agréable idole que votre cœur s'en sera formée! Je ne m'en croirais pas plus malheu- reuse 9 reprit ^Ivire ; il me semble que l'on doit voir les défauts de ce que Ton aime du même œil que les siens propres : l'amour qui s'en offense n'est qu'une faible amitié. Vous ne désirez donc pas un amant parfait? répliqua Isabelle eu riant. Je ne désirerais pas une chimère, répondit Elvire ;

ESPAGNOLS. 4^1

1^ Tertus qui méritent Testime générale auraient les nsêmes droits sur la mienne ; je m'imagine d'ailleurs que le bonheur , qui consiste dans la tendre union des âmes, dépend d'une sincérité irréprochable et de la confiance la plus intime ; j'en exigerais beaucoup , et je me croirais aimée faiblement , si l'on n'en exigeait autant de moi : je voudrais aussi que mon amant eût assez de candeur pour n'essayer de me convaincre de ses sentimens qu'après s'en être convaincu lui-même : je ne sais , ajouta-t-eUe en baissant les yeux , si je ne voudrais pas qu'il fût malheureux. On ne rend point assez heureux quelqu'un qui l'est déjà. Fort bien ! dit fsabelle en se levant ; avec cette façon de penser on fait le bonheur des autres , mais on ne fait assurément pas le sien. Vous sor- tez ? dit Elvire. Non , répondit Isabelle , attendez- moi : je vais dans ce cabinet écrire une chanson que j'ai faite sur l'humeur de votre frère ; je veux la lui donner , je ne serai qu'un moment.

Elvire vouhit la suivre ; mais, en passant auprès du lit de l'inconnu, il la retint doucement par sa robe. Arrêtez, adorable Elvire, lui dit- il assez bas pour n'être entendu que d'elle , je suis ce malheureux qui aurait droit de vous plaire , s'il sùfibait de vous adorer. Vos charmes ont séduit ma raison. Une j uste i ndignation contre les hommes

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m'avait condamné à garder avec eux un silence éternel ; l'amour seul pouvait me le faire rompre ; si l'offre des premiers vœux d'un cœur pur' vous offense, je reprends le dessein que j'avais formé ; rien ne pourra m'en distraire. . Elvire , à la voix de l'inconnu , fut saisie de tant de différens sentimens , qu'ils suspendirent réci- proquement leur effet. Elle semblait vouloir s'é- loigner ; mais Tinconnu , la retenant toujours : Pardonnez-moi , madame , continua-t-il , la vio- lence que je vous fais : voici le moment décisif de ma vie ; je ne suis pas assez téméraire pour espé- rer ; mais je suis trop malheureux pour avoir quel- que chose à craindre. J'ai parlé , belle Elvire, vous seule le savez; que tout autre l'ignore; gardez mon secret , c'est la seule grâce que je vous dc^ mande à présent , me la refuserez-vous.? Répon- dez-moi, charmante Elvire; que j'entende de cette belle bouche un mot qui me soit adressé ; quel qu'il puisse être, il sera cher à mon. amour. Je garderai votre secret , répondit-elle d'une voix timide , permettez-moi seulement de le commu- niquer à mon frère ; il ne doit rien ignorer de ce que je sais , et vous lui devez votre confiance. Vos volontés sont mes lois , madame , reprit l'inconnu » dites mon secret à domPèdre : mais, adorable El- vire (ajouta-t-il avec une tendre timidité) , le lui

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dîrcï-vous tout entier ? Je ne lui cache rien , ré- pondit-elle. Ah ! madame , s'écria l'inconnu , que mon amour vous touche peu ! que je suis malheu-^ reux! Mais pourquoi? dit Elvire , s'a percevant alors pour la première fois qu'elle s'attendrissait. Craignant d'en trop dire , elle s'échappa des mains de l'inconnu ^ si agitée , qu'elle n'osa entrer dans le cahinet était Isabelle ; elle alla s'enfermer dans le sien.

A peine , remise de son trouble , commençait- elle à sentir cette joie du cœur qui nait du déve- loppement d'un sentiment agréable , que dom Pèdre arriva.

Ah ! mon frère, s'écria-t-elle en courant à lui, l'inconnu m'a parlé ; vous serez surpris de l'en- tendre : il vous aime ; il a un son de voix char- mant ; vous ne vous repentirez jamais de lui avoir sauvé la vie ; vous l'aimerez , j'en suis sûre ; mais il faut lui garder le secret, je l'ai promis. Qu^l secret ? demanda dom Pèdre ; sa naissance serait- elle obscure? n'oserait -il l'avouer? Ce n'est pas cela, répondit Elvire ; il ne veut parler qu'à nous ; nous aurons seuls sa confiance ; notre amitié lui tiendra lieu de tout : un juste mépris pour les hommes. . . . Que voulez-vous donc dire , ma sœur? interrompit dom Pèdre ; je ne vous entends point. Mais enfin quel est son nom et sa naissance? Je'

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ne le sais pas , r^pondit-elle , aussi surprise de son ignorance qu'embarrassée de la question. Vous ne le savez pas ? reprit vivement dom Pèdre ; et qu'a-t-il donc pu vous dire ? Pourquoi vous con- fier des secrets avant que de se faire connaître ? Quel est l'embarras je vous vois ? Expliquez^ vous , ma sœur , éloignez , s'il se peut , des soup- çons. ... Ah ! mon cher frère , interrompit Elvire , n'intimidez pas ma confiance; vous saurez tout, je ne veux rien cacher à un frère que j'adore :

l'inconnu Quoi ! toujours l'inconnu ? reprit

dom Pèdre avec colère. Ce n'est plus que sous son nom que je puis recevoir des confidences ; je vais le faire expliquer. Nul éclaircissement ne me con- vient avant celui de sa naissance.

Il sortit en même temps , et laissa Elvire dans une situation bien nouvelle pour son cœur. Eton* née , interdite , elle s'appuya sur une table , et semblait , en se cachant le visage de ses mains , vouloir se dérober à elle-même une partie de sa confusion. La colère de dom Pèdre avait éclairé son cœur : la crainte de s'être méprise sur l'objet de sa tendresse lui rendit plus de timidité que le plaisir d'être aimée ne lui en avait fait perdre ; cette passion , qui s'exprimait un moment aupa- ravant par une joie si naïve , lui parut un crime , *et peut-être une bassesse.

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Comment s'était-elle aveuglée sur les circon- stances de la rencontre de l'inconnu ? Un homme seul , couvert de blessures qu'il avait peut - être méritées , ne devait exciter que de la pitié. Sur quel fondement avait-elle pu le croire d'un rang égal au sien , lorsque tout lui annonçait le con- traire ? Ce silence affecté n'était-il pas la preuve d'un caractère dangereux , ou d'une fausseté mé- prisable? Cependant elle l'aimait ; le moindre doute là-dessus l'aurait soulagée ; elle n'en trou- vait plus.

Elle passa- deux heures dans les mortelles agi- tations que donnent les remords , la honte , la raison etl'amour, quand ils se rassemblent dans un cœur vertueux.

La crainte de revoir dom Pèdre la faisait tres- saillir au moindre bruit. L'impatience d'être tirée de sa mortelle incertitude lui faisait désirer son retour : enfin elle l'entendit revenir d'un pas pré- cipité , qui la glaça d'effroi. Au moment qu'il en- tra, elle était tombée demi -morte sur le sopha elle était assise. Rassurez-vous, ma sœur, s'é- cria dom Pèdre , effrayé de l'état il la trou- vait : votre cœur ne s'est point trompé; dom Âlvar de las Torrès peut être aimé sans hont» d'Ëlvire de Médina. Quel est ce dom Alvar ? demanda-t-elle d'une voix tremblante. C'est l'incopnu , répondit

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dom Pèdre ; j'en aMes preuves nécessaires pour tranquilliser votre âme et mon amitié. Ah ! mon cher frère , s'écria tendrement Elvîre (en prenant une de ses mains qu'elle voulut baiser) , que votre sœur est malheureuse ! Elle ne put en dire da- vantage ; elle laissa tomber sa tête sur l'épaule de dom Pèdre , qui s'était assis à côté d'elle ; elle y resta quelque temps immobile , le visage baigné de ces larmes paisibles qui remplissent si tendre- ment l'intervalle de la douleur au plaisir. Ecoutez- moi, ma sœur, dit dom Pèdre en la relevant ; j'en vois assez pour ne pas retarder un entier éclair- cissement»

Dom Alvar de las Torres est fils de dom Sanche de las Torres , dont la fin tragique est sue de tout le monde ; mais nous en ignorions les circon- stances que je viens d'apprendre. Ce fameux mi- nistre de Ferdinand , roi de Portugal , eut le mal- heur de plaire à Laure de Padille, maîtresse de ce prince. Plus violente et plus cruelle encore que lui , elle commença par faire empoisonner la mère de dom Alvar pour ôter tout prétexte à la ver- tueuse froideur de dom Sanche ; mais cet atten- tat, qu'il ne put ignorer, changea son indifférence en horreur. Laure , désespérant de pouvoir le toucher , se porta aux dernières extrémités. Après avoir essayé en vain de jeter dans l'esprit du roi

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des soupçons sur Tintégrité de son ministère , elle forgea elle-même un projet de conjuration , qu'elle fit trouver dans les papiers de dom San- che par un complice infâme de ses cruautés.

Le roi , sur ce témoignage spécieux , fit tran- cher la tête à son ministre : mais la vengeance de cette perfide femme n'était pas assouvie ; elle Toulait éteindre en dom Alvar le reste du nom de las Torres. 11 ne lui eût pas été difficile de le faire périr, tous les amis de son père l'ayant aban- donné : un seul lui resta, qui eut le courage d'en^ lever le jeune Alvar : il vint le cacher dans la forêt vous l'avez trouvé.

Ce fidèle ami a consacré son bien , son esprit et ses talens à l'éducation de son élève ; une ca- bane leur a servi d'asile contre les fureurs de Laure jusqu'au jour oii l'inexpérience du mal- heureux Alvar a donné lieu à la plus horrible ca- tastrophe. 11 chassait assez loin de leur habitation, lorsqu'il rencontra des gens inconnus qui , le croyant de la suite du roi , le questionnèrent si adroitement , que , parlant pour la première fois à des hommes , la défiance générale que son ami lui avait inspirée ne sui&t pas pour le garantir de leurs artifices. C'étaient des émissaires de la cruelle Laure. Ils tirèrent des paroles de dom Al- var des inductions suffisantes pour découvrir la re-

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traite de son vertueux amî , et partirent promp- tement pour aller consommer leur crime par un infâme assassinat.

Quel spectacle pour le malheureux Alvar , en entrant dans la cabane, de trouver son tendre ami près de rendre le dernier soupir ! Il ne lui restait de forces que pour lui apprendre d'où partaient les coups , et pour l'exhorter à s'en garantir. Le désespoir de dom Alvar augmenta par la connais- sance de la part qu'il avait à son malheur : dès qu'il eut vu expirer dans ses bras ce miracle d'à* mitié 9 ne se connaissant plus lui-même , il errait comme un furieux dans la forêt, quand il rencon- tra des piqueurs du roi. Ils voulurent brutalement le faire retirer : dom Alvar, qui ne cherchait qu'à mourir , se livra à leurs coups , et vint toml>er à vos pieds. Votre seule vue , ma sœur, l'a engagé à recevoir les secours que vous lui avez procurés ; son jeune cœur, quoique prévenu contre les hom- mes , n'a pu résister à l'amour que vous lui avez inspiré; il a été d'autant plus violent qu'il le ressentait pour la première fois ; mais , en se li- vrant à nos soins , il s'est proposé d'observer, en gardant le silence , si les hommes étaient tels qu'on les lui avait dépeints , et de ne le rompre que lorsqu'il aurait trouvé placer son estime. Nos procédés ont déterminé son choix. Votre mé-

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rite a redoublé son amour pour vous, et la recon*' naissance a produit l'amitié qu'il Tient de me ju- rer. Au reste , ma sœur , sa sincérité ne peut être suspecte ; j'ai yu arec douleur les preuves de sa malheureuse histoire ; il les a toutes conservées ayec soin , hors le fatal projet de la conjuration qui a coûté la vie à son père ,. qu'il a cherché inu- tilement*

Voilà , ma sœur, quel est l'amant que le sort TOUS présente. Il est digne de vous ; il est digne de moi de remplacer la perte de son ami.: il par- tagera ma fortune jusqu'à ce que les bontés du roi lui en aient fait une convenable à son rang. Tout mon crédit ne sera désormais employé qu'en faveur de la vertu malheureuse.

Ah ! frère trop généreux , s'écria Elvire en tom- bant à ses genoux.... Dans ce moment ils enten- dirent un grand bruit. Un officier entra suivi de plusieurs gardes ; il venait arrêter dom Pèdre de la part du roi.

Il est difficile d'exprimer la surprise du frère et de la sœur à un événement si peu attendu. Dom Pèdre, sûr de son innocence » obéit sans ré- sister. On le conduisit dans une tour l'on avait ordre de l'enfermer.

Elvire , que son propre intérêt avait abattue , reprit tout son courage à la vue du péril qui me-

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naçait son frère. Aucun obstacle ne put retar* der son zèle : elle courut se jeter aux pieds du roi.

De quel crime , sire , punissez-vous mon mal- heureux frère? s'écria-t-elle ; en est-ce un que Tamour qu'il a pour un maître encore plus digne d'être aimé par ses vertus que par ses bontés.

Le roi releva Elvire avec cet air de bienveil- lance qui n'est ordinairement chez les princes qu'une dissimulation perfide : vertu sur le trône , vice honteux dans la société , mais qui n'était alors que l'effet de la passion de ce prince. J'aimais votre frère , madame , lui dit-il ; l'aveu de son crime peut encore lui rendre mon amitié : sa grâce n'est qu'à ce prix. Mais s'il l'ignore , sire , reprit Elvire en versant des larmes qu'elle ne put retenir. . . . Le roi , touché plus qu'il ne voulait le paraître , allait s'éloigner sans lui répondre , lorsqu'elle le retint en se jetant une seconde fois à ses pieds : Je le vois bien , sire , lui dit-elle , la perte de mon frère est résolue ; la seule grâce que j'implore , c'est la permission de le voir ; ordonnez que sa prison me soit ouverte; soumis à votre justice , nous attendrons ensemble la même destinée.

Le roi , prêt à céder à son amour , lui accorda la liberté de voir dom Pèdre , et se retira sans écouter les tristes remercimens qu'un usage bar-

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bare exige des malheureux quand on ne leur fait pas tout le mal qu'on peut leur faire.

Aussitôt que le roi fut sorti , Elvire se fit con- duire à la tour son frère était enfermé. A la Yue de ce séjour affreux , tous les sens blessés ne portent à l'âme que des idées révoltantes , Elvire pensa expirer. S^s pas mal assurés la conduisirent à peine jusqu'à la porte , dont l'aspect funeste. fait trembler également l'innocence et le crime. Dès qu'elle fut ouverte , le frère et la sœur , se jetant dans les bras l'un de l'autre , y demeurèrent pé- nétrés d'une douleur muette, trop sentie pour être exprimée ; mais dom Pèdre reprenant bien- tôt sa fermeté naturelle : Eh bien ! ma sœur , lui dit-il , puisque je vous vois , je vais sans doute triompher de mes ennemis. La tyrannie n'accorde jamais de consolations aux malheureux qu'au mo- ment où ils ne le sont plus. Ma vengeance sera trop juste pour que le ciel ne la favorise pas ; mais, quand je devrais en mourir, je serai satisfait.

Me pensons pas encore à nous venger , répondit Elvire : hélas ! mon frère , nous ne sommes pas à cet heureux moment : le roi vous aime , il est vrai; mais ce n'est, dit-il, qu'à l'aveu de votre crime qu'il peut en accorder le pardon ; votre grâce n'est qu'à ce prix. Qu'à l'aveu de mon crime ! s'écria dom Pèdre : ah ! si j'en avais pu xom-

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mettre 9 il serait de ceux que l'on avoue sans honte et qui bravent les menaces. O ciel ! c'est le roi qui m'accuse! c'est moi qu'il soupçonne! moi! Eh ! qui ne connaît la pureté de votre âme? dit Elvire. Mais , mon frère , les rois s'offensent aisé- ment : puisque votre grâce n'est qu'au prix d'un aveu , examinez avec soin s'il ne vous serait pas échappé quelque trait équivoque qui, rendu sous les couleurs du crime , pouvait en avoir les appa«* rences. Non , ma sœur 9 répondit dom Pédre , je suis innocent , puisque je suis sans remords ; mon cœur est plus sur que ma mémoire. 0 dieux ! que ferons-nous donc ! s'écria tristement Elvire ; com- ment fléchir le roi? Je l'ignore, reprit dom Pèdre; je ne veux pas même le savoir : je n'ai la fa- veur d'Alphonse qu'à son choix , je ne devrai mon salut qu'à sa justice. Attendons tout, ma sœur, avec un courage digne de nous.

Le frère et la sœur s'entretinrent de leurs affai- res et de leur tendresse mutuelle jusqu'au mo- ment où l'on vint avertir Elvire qu'il était temps de se retirer. Sa douleur, jusque-là suspendue par la présence de son frère , se réveilla avec plus de violence qu'elle n'en avait auparavant.

Les événemens funestes qui pouvaient l'en sé- parer pour jamais se présentant à son imagina- tion , portèrent dans tout son corps un frisson

ESPAGNOLE. , , 44^

mortel , qu elle prit pour le présage d'un éternel adieu. Ses yeux 9 attachés sur son frère avec une morne avidité , semblaient se rassasier de sa rue pour la dernière fois. Dom Pèdre , attendri par des marques si touchantes de l'attachement de sa sœur , ne voyait que le danger la mettait Texcès de son a£Qiction ; tremblans Tun pour l'autre , remplis d'idées funestes qu'ils n'osaient se communiquer , ils se séparèrent sans proférer une parole. Les malheureux le seraient beaucoup moins, s'ils ne voyaient que leur malheur. <

Elvire se trouva chez elle sans^ s'être aperçue qu'on l'y eût conduite ; abîmée dans le seul objet dont elle était occupée , ceux du dehors ne pou- vaient se peindre à son âme ; son cœur en était si rempli , qu'il semblait n'y rester aucun vide ; mais , lorsque ses gens , en lui rendant compte de ce qui s'était passé pendant son absence , lui ap- prirent que dom Alvar avait été enlevé par les ordres du roi , presqu'en même temps que dom Pèdre , elle sentit qu'à quelque degré que soit la douleur, elle peut augmenter ; il n'en est pas de même des plaisirs , leurs bornes sont prescrites.

Elvire n'avait pas encore éprouvé le besoin d'être aimée , que la nature a donné aux belles urnes , et qui redouble dans les malheurs. Jusque- l'amitié de son frère suffisait à sa confiance ;

444 NOUTSLLE

en le quittant un sentiment yague, indétenniné , la faisait compter (sans même qu'elle s'en aperçût) sur les consolations qu'elle trouverait dans le cœur de dom Alvar ; il l'aimait , elle pouvait sans con- trainte s'entretenir avec lui de leur malheur pré- sent 9 et peut-^tre de l'espérance de leur bonheur à venir ; quelque affligée qu'elle fût , elle pouvait porter de la joie dans le cœur de son amant , en lui apprenant les dispositions favorables de son frère à son égard , et en le laissant même aper- cevoir des siennes. On n'est pas tout-à-fait mal- heureux quand on peut procurer du bonheur à ce qu'on aime.

Elvire ne distingua bien ces idées flatteuses qu'au moment il fallut les abandonner. L'ab- sence de dom Alvar, jointe à celle de son frère , lui parut une privation totale : elle ne vit plus rien qui l'environnât ; elle se crut seule dans l'u- nivers. L'excès de son accablement devint une espèce d'insensibilité. Ses femmes la mirent au Ut sans qu'elle donnât aucun signe de connaissance.

Elle passa une nuit telle qu'on peut l'imaginer ; cependant elle en appréhendait la fin ; elle crai- gnait que le jour n'interrompit le calme affreux dont elle jouissait , en lui apprenant de nouveaux malheurs qu'elle ne se sentait pas la force de supporter.

ESPAGNOLS. 44^

Isabelle fut la première qui entra dans son ap- partement ; elle s'assit sur son lit en versant quelques larmes. Vous pleurez , dit Elvire d'une Yoix faible ; suis-je au comble du malheur ? Je n'ai rien de nouveau à vous apprendre , répondit Isabelle ; votre état et celui de votre frère suffisent pour m'affliger. Le roi m'entretint hier fort long- temps ; il cherchait à démêler si je ne savais rien du prétendu crime de dom Pèdre ; de mon côté , je tâchais de découvrir de quoi il l'accusait ; mais il est là-dessus d'un secret impénétrable : je kii fis des reproches sur son injustice , qui n'eurent pas grand succès. Nous nous séparâmes: fort mé- contens l'un de l'autre. Vous a-t-il parlé de l'in- connu ? demanda Elvire. Non , répondit Isabelle , il est trop occupé de votre frère pour penser à d'autres ; je croîs même que vous lui êtes devenue très-indifférente ; car le moyen de croire que l'on aime les gens , quand on les persécute ? Mais à ^propos , contlnua-t-elle , je vais passer dans la chambre du malade ; je reviendrai vous dire de ses nouvelles. Eh qyoi ! dit Elvire , vous ignorez donc ce qui s'est passé ? Je ne sais rien , répondit Isabelle ; parlez ; qu est-il arrivé.

Elvire était trop malheureuse pour être pru- dente ; elle ne résista point à l'attrait de soulager son cœur en confiant toutes ses peines à Isabelle.

446 NOUVELLE

Elle lui avoua sa tendresse pour rincounu , ses inquiétudes sur son enlèvement ; elle la pria avec tant d'ardeur d'employer ses soins à décou- vrir le sort que le roi lui préparait , qulsabelle en fut touchée. En vérité , dit-elle , vous avez eu tort de dissimuler ; si j'avais été instruite de votre passion , je me serais bien gardée de vous dérober le moindre regard de votre amant : je n'aime point à faire de la peine à mes amies ; si le sort nous rassemble , vous serez contente de moi : je vous aiderai même à gagner votre frère. Cela ne sera pas nécessaire , répondit Elvire , je ne fais rien sans son aveu. Bon , dit Isabelle , l'aveu de votre frère ! Ah ! vous ne me persuaderez pas que dom Pèdre , haut copime il est , approuve jamais votre goût pour un homme isolé ; non , non , pour lui plaire , il faut un mérite fondé sur une longue suite d'aïeux bien reconnue ; que cela ne vous inquiète pas ; cependant dussé-je l'épouser^ je le ferai consentir à votre bonheur ; je vous aime assez pour vous en faire le sacrifice.

Elvire , sans s'arrêter à ce qu'il y avait d'incon- sidéré dans le discours d'Isabelle , ne balança pas à justifier son choix , en lui découvrant le secret de dom Alvar ; ensuite elle la conjura de nouveau de s'informer exactement de sa destinée , mais avec discrétion et sans la compromettre ; elle

ESPAGNOLE. 44?

promit tout , et sortit pour aller exécuter sa com- missioû.

Elvire , soulagée par cet entretien , se crut assez de force pour aller adoucir par sa présence la captivité de son frère : elle se leva ; mais une fiè- vre violente qui la saisit l'obligea de se remettre au lit.

Isabelle vint le soir même lui dire qu'elle n'a- vait rien appris de particulier de dom Alvar ; que Ton disait seulement à la cour que le roi avait eu ces deux jours-là de longs téte-à-téte avec un homme qu'il tenait enfermé ; que sans doute c'é- tait dom Alvar. Mais , demanda Elvire , ne dit-on point les raisons qui ont porté le roi à le faire arrêter? Non , dit Isabelle ; jusqu'ici rien n'a trans- piré. Il faut donc tout attendre du sort , dit El- vire en poussant un profond soupir. Mais , ma chère Isabelle , écrivez, je vous prie , à mon frère ; instruisez-le de ce qui m'empêche d'aller le voir ; votre lettre adoucira sa peine , si vous ne lui re- fusez pas quelques mots qui flattent son amour. En vérité , répondit Isabelle , cela ne me coûtera rien ; ses malheurs m'attendrissent ; je n'ai pas daigné parler à un homme depuis qu'il est pri- sonnier ; vous voyez le peu de soin que je prends de ma parure ; s'il était long-temps malheureux , je ne répondrais pas que je ne l'aimasse sérieu-

/

448 NOUVELLE

sèment. Je ne veux plus vous faire parler, ajoutâ- t-elle , voyant qu'Elvire soufifrait beaucoup ; je vais écrire à votre frère , je jae vous quitterai pas ; un livre ou mes idées m'amuseront.

Dès que le roi eut appris la maladie d*£lvire , il envoya l'assurer qu elle n'avait rien à craindre pour son frère , que tout resterait suspendu jus- qu'à ce qu'elle fût en état de l'aider ses con- seils , et qu'il désirait autant qu'elle de le trouver innocent. Elvire avait besoin de cette assurance pour pouvoir supporter les maux dont elle était accablée ; mais cette faible consolation fut bien- tôt altérée par un nouveau ^enre de tourment , du moins aussi cruel que ceux qu'elle avait déjà éprouvés- Isabelle , qui ne quittait Elvire que pour aller s'informer des nouvelles qui pouvaient l'intéres- ser, revint un soir plus tard qu'à l'ordinaire : après avoir fait sortir les femmes d'Elvire avec beaucoup d'empressement : réjouissez-vous , lui dit-elle , j,e viens vous apprendre des clioses char- mantes de votre amant. Il a paru aujourd'hui chez le roi , beau comme l'Amour , paré comme une idole , avec toutes les apparences d'un favori décidé : c'était une chose à voir que l'étonnement des courtisans , et l'admiration des femmes. J'ai vu jusqu'à notre vieille gouvernante le suivre pas

ESPAGNOLE. 449

à pas 9 le cou allongé , les yeux rétrécis , minau- dant de la bouche , ne tressant de lui parler sans en être entendue ; il est vrai que sa figure est éblouissante , ses yeux fins et languissans adou- cissent la fierté de sa mine ; la majesté de sa taille est embellie par mille charmes répandus sur toute sa personne ; la noblesse règne dans tous ses mouYemens, les grâces dans sa politesse; enfin c'est un homme charmant : si j'étais contente de

lui Il vous a parlé sans doute? interrompit

Elvire. Non , répondit Isabelle en souriant : ah ! j^e me cachez rien , ma chère Isabelle , je vous en conjure , reprit El vire , que vous a-t-il dit ? Rien du tout , répondit Isabelle ; n'ayez point de jalou- sie : je me trompe fort , si la faveur du foi ne l'enivre de façon à lui faire oublier ses amis ; il m'a vue sans me regarder , sans me donner le moindre signe de connaissance ; il a un air indo- lent 9 que l'on prendrait pour de la tristesse , si l'on pouvait être malheureux avec l'applaudisse- ment général. Comment ! il ne vous a pas parlé } demanda encore Elvire. Il ne m'a pas dit un mot, répondit Isabelle ; faut-il des sermens pour vous le persuader? ajouta-t-elle en riant. Votre folie me divertit ; votre amant est libre, il est heureux ; de quoi vous inquiétez-vous ?

prendre des forces pour soutenir tant de

^9

450 KOVTEILB

maux à la fois? 6 ecrîa Elvirc. Dom Alvar est in- grat ! dom «Alvar préfère la fortune à Elvire ! Il oublie qu'elle est àialhleureuse ! O dieux ! que je ne voie jamais la lumière ! Isabelle étonnée , ne savait que penser de la douleur d'Elvîre : cepen- dant elle voulut la rassurer par des di&cours gé- néraux plus propres à jrriter une véritable dou- leur qu'à la soulager. Il n'y a que les victimes de ramour qui sachent en adoucir les peines.

Elvire sans mouvement , les yeux fermés , n'en- tendait pas même les consolations maladroites que son amie s'efforçait de lui donner. On aurait douté si elle vivait , sans un torrent de larmes qui s'échappaient de ses yeux. Isabelle appela du se- cours : en est-il contre les maux dont la cause est dans l'âme ?

Elvire ne tarda pas à éprouver les effets de ce nouveau chagrin. En peu de jours on désespéra de sa vie ; mais que ne peut la nature soutenue du désespoir ? Elle refusa constamment de pren- dre aucun des remèdes dont on l'aurait accablée, si elle eût eu le moindre désir de vivre. Son opiniâ- treté produisit le contraire de ce qu'elle en atten- dait. En très-peu de temps elle se trouva dans un état de convalescence , qui répondait du moins de sa vie , s'il ne promettait rien pour sa santé : les progrès en étaient suspendus par la profonde

ESPAGNOLE. 4^1

tristesse la plongeaient ses réflexions inépui- sables sur la conduite de dom AWar. -

Le roi Tavait fait arrêter en même teqips que dom Pèdre , le croyant complice du crime qu'on lui imputait ; mais la jalousie , qui se multiplie par elle-même , avait fait tant de progrès dans son cœur depuis la rencontre de cet inconnu , qu'il n'était peut-être pas fâché de s'autoriser d'une raison d'état pour venger son injure particulière.'

D'ailleurs le silence de dom Alvar lui parais- sait renfermer quelques mystères. Ce fut pour s'en éclaircir par lui-même qu'au lieu de le ren- dre prisonnier , ainsi que dom Pèdre , il se con- tenta de le faire garder dans une chambre de son palais.

L'impétuosité de ses mouvemens Ty conduisit presqu'en même temps que dom Alvar y arrivait. Sa contenance noble, tranquille et assurée, frap- pant Alphonse d'étonnement , calma tout à coup son âme ; il lui fit avec douceur toutes les ques- tions qu'il crut propres à l'obliger de parler ; mais dom Alvar ne lui répondit que par un silence aussi ferme que respectueux. Désespéré de ne rien obtenir par sa prière , le roi voulut essayer si le sentiment aurait plus de pouvoir.

Il se tourna vers son ministre de confiance (qui seul avait le permission de le suivre) : je ne veux ,

45^ NOUVELLE

dît-il 5 d'autres preuves du crime de dom Pedrc que le silence obstiné de son complice. L*artîficc est Tunique ressource des Ames lâches ; allez , continua - 1 - il 9 que dom Pèdre soit conduit au supplice, et que sa sœur..... Dom Alvar, frappé de ces terribles paroles , les interrompit en se jetant aux pieds du roi. L'amitié alarmée , la vé- rité naïve , la noble assurance parlèrent avec tant d'énergie pour la justification de dom Pèdre , qu'Alphonse, pénétré d'admiration et d'une sorte de respect que les rois mêmes doivent à la vertu , lui ordonna de se lever et de lui apprendre son nom, son rang et son sort. Dom Alvar satisfit sa curiosité autant qu'il le put, sans blesser le se- cret qu'il se devait à lui-même ; ensuite il supplia modestement le roi de n'en pas exiger davantage. Ses paroles , le ton dont il les prononçait , la can- deur peinte sur son visage , avaient si puissam- ment remué le goût naturel du roi pour la vertu , que , regardant Alvar avec bonté : Tu me causes tant de surprise, lui dit-il, qu'il faut .que tu sois un homme extraordinaire. Je n'exige pas de plus grands éclaircissemeps sur ton sort; mais au moins que je sache les motifs d'un silence si singulier ? Alors dom Alvar lui dit que , ses malheurs ayant devancé sa naissance il ne devait son éducation qu'à un citoyen peut-être ennemi trop zélé de la

ESPAGNOLE. 4^3

fausseté des hommes , puisqu'il l'avait beaucoup mieux instruit de leurs vices que de leurs vertus ; que cependant , malgré la défiance qu'il lui avait inspirée pour ses semblables , il avait causé la mort de son bienfaiteur par une indiscrétion impar- donnable , et , qu'autant pour s'en punir que pour éviter de nouveaux pièges , il avait résolu de gar- der un silence éternel ; mais qu'il avait rompre son engagement pour employer la vérité à la dé- fense de dom Pèdre. Les rois entendent si rare-^ ment le langage de l'honneur et de la vertu , qu'ils doivent nécessairement en être frappés. Alphonse, depuis cette première entrevue , ne passa aucun jour sans en donner une partie à dom Alvar.

Ce prince , qui joignait à une grande pénétra- tion un désir sincère d'éprouver les charmes de l'amitié , donna bientôt des marques du choix qu'il avait fait de dom Alvar pour remplacer dom Pèdre dans sa confiance en le comblant de ses bienfaits : il exigea seulement qu'il n'aurait aucun commerce avec le frère et la sœur ; il attacha des conditions si cruelles à l'infraction de cette loi , que , quand dom Alvar aurait été plus habile dans l'art du monde , il aurait été retenu par la timi- dité que sa première indiscrétion lui avait laissée.

Dès son entrée à la cour sa faveur était montée an plus haut degré; son mérite était si précisé-

454 NOUTELLE

ment celui qui plaît à tout le inonde y que TeoTie même n'aurait pu condamner le choix du roi.

Un esprit sage, mesuré , et cependant agréable , ne laissait apercevoir ni yide ni longueur dans sa conversation ; toujours vrai , sa franchise n*étaît ornée qu'autant qu'il le fallait pour n'être pas choquant, et l'égalité de son humeur était près- qu'une démonstration de la pureté de son âme : n'ayant jamais vu la cour , son cœur était exempt de lâches artifices , que les grands transmettent â leur postérité bien plus sûrement que leur sang. Alphonse , charmé de trouver tant d'excellentes qualités réunies dans un seul homme , ne goûtait de douceurs que dans son entretien ; et dom Al* var , reconnaissant des bontés du roi , ne parais- sait occupé qu'à lui plaire. Cependant ils n'étaient pas contens l'un de l'autre. Dom Alvar ne cher- ' chait pointa dissimuler le chagrin qui le dévorait, et le roi ne pouvait s'empêcher de lui en faire sou« vent des reproches.

£h quoi ! lui dit ce prince un jour qu'il parais- sait plus triste qu'à l'ordinaire , je vous ai élevé au plus haut point de grandeur ; j'ai prévenu tous ies souhaits qu'un sujet peut former ; je vous ai donné ma confiance plus intimement que ne l'a jamais eue dom Pèdre ; je vous aime , Alvar , et je ne puis vous rendre heureux ! Ah ! sire , répon-

ESPA6N0LB. 4^5

dit-il , il n'y a rien d'égal à ma reconnaissance ; je n'avais pas l'idée d'unroi tel que yous ; mon amitié .( puisque vous ordonnez que j'emploie ce mot pour exprimer mon respec^tue^x attachement ) , mon amitié est le fruit de mon admiration : mais , sire, puis-je voir sans douleur qu'avec tant de vertus et taut de bontés on puisse faire des misé-^ râbles ? Je ne puis regarder les grâces dont vous me comblez que comme les dépouilles d'un ami géné];e;ux , qui ne doit son malheur qu'à Ifi ca- lomnie ; je l'avoue sire , sa perte empoisonne vos bienfaits.

Vous m'offensez , Alvar , et vous ajoutez un nou- veau crin^e à celui 4fi dom Pèdre ; des avis sûrs , .donnés à propos , l'ont .empêché de consommer son premier dessein ; mais , puisqu 'il traverse ceux que j'ai sur vous , j[e le punirai de m'()ter ]e plaisir de vpus rç^^e jheureux. Ah ! sire , s'écria dom Alvar en se jetant aux pieds du roi 9 ce n'est que par des Ifirmes que jje puis exprimer la tendresse que m'inspire l'excès de vos bontés. Plus je les éprouve , plys la disgrâ^çe de mon malheureux ami me parait affreuse ; apprenez-lui son crime , sire 9 sa justification suivra de près ; puisque vous connaissez le prix d'un cœur , dom Pèdre pour- rait.. •• Non , dit le roi , je le connais , la convic- tion de son attentat ne le porterait qu'à me braver ;

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456 NOCYELLS

un reste de pitié me parle encore en sa faveur; l'amour que j'ai pour Elvire m'engage à différer de le punir; mais , sans l'aveu que j'exige de lui , rien ne retiendra ma vengeance. Non , sire, reprit dom Alvar, votre majesté est trop juste.... Arrêter, dit le roi , n'abusez pas des droits que ma bonté vous donne ; surtout observez exactement la seule loi que je vous ai imposée ; je ne puis trop vous le répéter , plus d'un intérêt m'en ferait punir sévè- rement la transgression : quand l'amitié et l'au- torité n'exigent qu'un sacrifice ) il doit être sans réserve.

De semblables conversations, souvent répétées, étaient peu propres à diminuer le chagrin de dom Alvar. Aussi tout ce qui venait chez Elvîre ne l'en- tretenait que de la singularité du nouveau favori; les femmes surtout l'accablaient de ridicules. Pou- vait-il leur, plaire ? il n'en avait trompé aucune.

Elvire trouvait une légère consolation de s'at- tribuer l'indifférence générale qu'on lui repro- chait. Maïs comment justifier son silence?

L'intérêt de dom Pèdre , et peut-être le désir de voir comment dom Alvar soutiendrait sa vue , la déterminèrent à sortir plus tôt que ses forces né^le lui permettaient : elle se fit porter à la cour; dom Alvar était auprès du roi lorsqu'elle y arriva.

La santé d'El vire était trop altérée pour soutenir

ESPAGNOLS. 4^7

tout à la fois rémotion inséparable de la vue de ce qu'on aime et celle qu'éprouve Une âme noble quand elle est forcée de s'humilier ; aussi serait- elle tombée en se jetant aux genoux du roi, si dom Alvar , oubliant toute autre considération , ne l'eût prise entre ses bras , et ne l'eût portée sur un sopha avant que le roi eût le temps de s'é- tonner de sa hardiesse. Dès qu'Elvîre eut repris ses sens , il ordonna à ceux qui l'environnâi^t de s'éloigner. Ce prince ne put résister davantage aux sentimens que lui inspirait la vue d'Elvire pâle , mourante , et qu'un modeste embarras ren- dait encore mille fois plus intéressante.

Vous vous plaignez de moi , madame , lui dit- il ; mais , si vous connaissiez mon cœur , que je vous inspirerais de pitié ! J'aime encore votre frère, et je vous adore ; j'ai cherché à vous plaire par toutes sortes de moyens dont vous n'avez pas daigné vous apercevoir. Je partagerais mon trône avec vous, si je pouvais en disposer : mais, comme le reste des mortels , je n'ai qu'un cœur à vous offrir. Jusqu'ici le respect m'a obligé de me taire ; jugez s'il est extrême, madame, c'est votre roi qui vous parle en amant timide. Que ne m'en a-t-il pas coûté pour vous affliger en punissant votre frère ! J'aurais pardonné son crime , s'il n'était connu que de moi ; mais j'en dois compte à mes

458 NOUYELLE

sujets. Que dom Pèdre autorise ma clémeace par un aveu et un repentir sincères , )e lui fais grâce. Employez-y , madame , tout le pouToir que tous avez sur lui : allez le Toir , apprenez-lui que je yeux bien l'entendre ; avertissez-le que je le ferai conduire devant moi : trouvez-yous avec lui ; vous reconnaîtrez l'un et l'autre que je suis encore plus yotre ami que votne maître. Ne me répondez point , madame , continua le roi , voyant qu'El- vire voulait parler, je ne me sens pas la force d'être généreux , si je trouvais autant d'ingratitude dans le cœur de la sœur que dans celui du frère. Laissez-moi la faible satisfaction de compter sur ▼otre reconnaissance. En même temps le roi fit signe que l'on vint aider El vire à marcher.

Les courtisans s'empressèrent ; mais dom Alvar les devança. En se levant, Elvire laissa tomber le mouchoir dont elle essuyait ses larmes : dom Al- var le ramassa précipitamment , et profita de cette occasion pour lui donner un billet ; mais ce ne fut pas si adroitement que le roi n'en eût du soupçon. La fatigue que la démarche d'Ëlvire lui avait causée, le trouble l'avait jetée le billet qu'elle venait de recevoir, l'impatience de le lire, ne lui permirent pas d'aller Toir son frère. Elle se fit conduire chez elle. A peine fut-elle arrivée qu'elle l'ouvrit ; il contenait à peu près ces mots :

ESPAGNOLB.

459

BILLET.

« Yous me croyez sans doute le plus coupable des hommes , adorable Ehire ; je ne suis que le plus malheureux. Décoré de toutes les appa- rences de l'ambition satisfaite , mon cœur ne sacrifie qu'à l'amour et à l'amitié. Je n'ai rompu le silence , je ne parais sensible à la faveur dont le roi m'honore que dans l'espérance d'être utile à dom Pédre ; si \e puis pénétrer le secret du crime qu'on lui impute , c'est assez pour dé- voiler son innocence ; je me flatte d'y réussir dans peu. Il fallait un motif aussi puissant pour me faire obéir à la tyrannique défense que le roi m'a faite d'avoir aucune relation avec les seules personnes pour qui la vie m'est chère. Il y va de la perte de tous trois , s'il découvre la moindre intelligence entre nous. Peut-être j'ai poussé trop loin la prudence ; mais , madame , à qui pouvais-je confier mon secret ? Etranger dans cette/ cour , observé de toutes parts , me défiant des hommes , ne les connaissant point , j'ai préféré le malheur affreux de vous pa- raître ingrat au danger mon peu d'expé- rience aurait pu vous exposer : je ne sais même si je pourrai faire parvenir ce billet jusqu'à vous ; mais 9 belle Elvire , je mourrai de dou-

46o NOUVELLE

« leur , si je ne vous apprends pas l'excès de mon c amour. >

La lecture de cette lettre apporta dans l'âme d'Elvire un changement inexprimable : Dom Alvar n'est point ingrat , disait-elle avec transport; mon frère touche au moment de faire éclater son in- nocence ; je les verrai tous deux partager les bontés du roi et ma tendresse ! Dois-je m'inquiéter de l'amour d'Alphonse? il est généreux , il ne pourra jamais nous haïr.

Les sentimens agréables , renaissant dans le cœur d'Elvire , semblaient faire couler un autre sang dans ses veines ; sa santé se trouva presque tout d'un coup rétablie. Elle passa une nuit aussi agitée . par des idées agréables que- les précédentes l'a- vaient été par ses cruelles inquiétudes.

Elle se leva de bonne heure , et se préparait i sortir pour aller avertir dom Pèdre de tout ce qui se passait , lorsque Isabelle arriva. Venez , lui cria Elvire dès qu'elle l'aperçut , venez , ma chère Isa- belle, partager mes espérances comme vous avez partagé mes peines : je brûle d'impatience devons entretenir. Je sais tout , lui dit Isabelle : dom Al- var vous avait perdus tous trois ; le glaive était levé sur vos têtes ; mais j'ai eu l'adresse de le dé- tourner. C'est pour vous apprendre cette bonne

m

ESPAGNOLE. 4^1

DOUYelle que ]e me suis levée si matin. Mon Dieu ! que les amans sont maladroits ! continua-t-elle. Ils croient tout voir sans être vus ; on les voit sans qu'ils s'en doutent. Expliquez-vous , reprit Elvire alarmée , qu'avons-nous encore à craindra ? Rien , répondit Isabelle : ne vous ai-je pas dit que j'a- vais paré le coup ? Mais tirez-moi d'inquiétude à votre tour : qu'avez-vous fait du billet de dom

Alvar? Vous étiez, dit-on. si troublée Et

comment savez-vous que j'ai reçu un billet? in- terrompit Elvire encore plus effrayée. Je le sais du

roi, répondit Isabelle Du roi! s'écria Elvire.

Ah ! nous sommes perdus ! Vous ne voulez donc pas m'entendre? reprit impatiemment Isabelle. Ecoutez -moi : vous verrez que l'étourderie que l'on me reproche ne s'étend pas sur les choses im- portantes ; je sais parler à propos quand il faut servir mes amis ; vous n'en serez persuadée que quand vous jouirez du bonheur que je vous ai

préparé ; car votre prévention Mon Dieu ! dit

Elvire , je croirai tout ce que vous voudrez ; mais expliquez-vous.

Le roi , reprit Isabelle , parut de fort méchante humeur hier, quand vous l'eûtes quitté. Il de- manda plusieurs fois j'étais ; on m'en avertit ; je courus à la cour. Dès qu'il me vit , il me tira à part ; il me fit beaucoup de questions adroites

462 NOUVELLE

sur vos liaisons , et celles de votre frère avec dom Alvar : je Tassurai que vous n'en aviez aucune. Eh bien, me dit -il dun ton ironique, je suis mieux instruit que vous. Ensuite il me conta , avec une colère qu'il s'e£forçait en vain de dissimuler, que dom Alvar vous avait donné un billet en sa pré- sence ; qu'au trouble que vous avez fait paraître en le recevant , il ne doutait pas que vous ne fus- siez tous deux complices de je ne sais quel projet séditieux que Ton impute à votre frère. Il finit par de grandes menaces contre vous trois. Il fallait toute ma présence d'esprit pour n'en être pas dé- concertée ; le temps était cher ; une seule ré- flexion m'a fait sentir que l'aveu de la vérité était le seul remède à vos maux : j'ai pris tout d'un coup ma résolution ; au lieu de la contenance ti- mide que le roi s'attendait sans doute à me voir prendre , je lui dis tranquillement que ce n'était pas la peine de faire tant de menaces pour un simple billet d'amour. Un billet d'amour ! s'est-il écrié , avec un visage aussi froid qu'il était agité auparavant. Oui , sire , lui ai-je répondu ; si dom Alvar a donné un billet à Elvire , ce ne peut être que cela. Il a continué à me questionner ; je lui ai conté comment vous aviez pris du goût l'un pour l'autre. Enfin il m'a quittée en m'assurant que ma franchise ne lui était pas suspecte, "^ous

ESPAGNOLE. 4^3

Toyez bien que vous touchez à TOtre bonheur ; il aime dom Alvar à la folie ; que peut- il faire de mieux pour le rendre heureux que de tous donner à lui? En faveur de votre mariage , il acco^rdera la grâce de dom Pèdre ; je ne me croirai plus obli- gée de l'épouser , puisqu'il ne sera plus malheu- reux : nous serons tous contens. En vérité , il est temps que la joie renaisse parmi nous ; ce n'est presque pas vivre que de se plaindre toujours ; c'est mourir que de s'ennuyer. I

Isabelle continuait ses agréables conjectures ; Elvire , plongée dans la plus profonde rêverie , l'écoutait avec peine, lorsqu'on vint leur ordonner de la part du roi de monter dans un carrosse qui les attendait pour les conduire dans le lieu choisi pour leur exil. Eh même temps on ordonna aux domestiques de préparer ce qui était nécessaire pour partir promptement.

Elvire , assommée de ce coup imprévu , sem- blait ne prendre aucune part à ce qui se passait. O mon frère ! ô Alvar ! s'écrîa-t-elle douloureu- sement , qu'allez-vous devenir !

Il y a des momens l'âme , emportée loin d'ell^arvec trop de rapidité , ne s'aperçoit plus de son existence. Elvire ne sentait que les peines de ce qu'elle aimait,

Isabelle au contraire ne cessait de crier à l'in-

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justice ; elle assurait qu'elle n'obéirait pas , qu elle voulait parler au roi , qu'assurément elle lui fe- rait entendre raison. Ses plaintes furent inutiles ; il fallut partir.

Elvire demeura pendant tout le chemin dans l'espèce d'égarement elle était tombée en re- cevant les ordres du roi. Isabelle exhalait son im- patience d'une façon qui , dans toute autre con- joncture , aurait été plaisante.

La nuit était déjà- fort avancéie quand elles arrivèrent ; on les conduisit dans une chambre immense , dont le délabrement , aussi-bien que celui des meubles , aurait effrayé des personnes moins délicates. Tout était égal à Elvire , elle ne s'informait de rien ; mais Isabelle, par ses ques- tions réitérées , obligea des espèces de fantômes destinés à les servir sous l'habillement de duègne à satisfaire sa curiosité. Elle crut voir ouvrir son tombeau en apprenant qu'elles étaient à la cour de la reine douairière , grand'mère du roi. Elle fit à Elvire mille reproches , mêlés de larmes. Son chagrin redoubla le lendemain en se voyant dans un château moins affreux encore par son extrême antiquité que par le peu de soin que l'on pipnait de l'entretenir.

La vieille reine , attachée aux étiquettes et aux anciens usages , rendait la vie insupportable à

ESPAGNOLE. 4^5

celles que la proscription y conduisait , sous le prétexte de lui former une cour. Tout y respirait la gène , la tristesse et Tincommodité.

Les longues peines dégénèrent ordinairement en langueur ; lorsque Tâme n'est pas tirée d'une agitation pénible par quelque événement agréa- ble, la nature supplée à la raison , en ralentissant un mouTement qui entraînerait sa destruction. El* vire menait une vie languissante , mais elle vivait.

Dom Alvar n'était pas moins malheureux. Al- phonse , excessivement irrité de la confidence qu'Isabelle lui avait faite , n'écoutant que son pre* mier mouvement , s'imagina qu'il bannirait aussi facilement de son cœur que de sa présence les objets de sa jalousie.

Après l'exil d'Elvîre , il ne retarda celui de dom Alvar qu'autant de temps qu'il le crut nécessaire pour l'empêcher de suivre ses traces : dépouillé alors des bienfaits du roi , il eut ordre de se re- tirer et de ne reparaître jamais.

Plus surpris que touché , il ne balança point sur le choix du lieu de sa retraite. Son esprit se tourna avec complaisance vers la cabane il avait été élevé ; son cœur fatigué , avide de repos , crut qu'il retrouverait ces jours de paix toujours chers à son souvenir, et qui s'y retraçaient alors comme le seul bien désirable.

3o

466 NOUVELLE

Le goût de la solitude ne doit son origine qu'au chagrin qui tient à la honte ou au ridicule.

Dom Alvar , plein de confiance sur le bonheur tranquille dont il allait jouir , tourna précipitam- ment ses pas du côté de la forêt , asile de ses pre- miers malheurs ; mais » à mesure qu'il en appro- chait 9 il sentait affaiblir l'idée séduisante qu'il en avait conçue d'abord : tout ce qu'il avait vu et éprouvé depuis son entrée dans le monde se pré- sentait à son imagination ; mais les traces , aussi- tôt effacées qu'aperçues , laissaient aux images qu'elles formaient la confusion d'un songe : El- vire même ne s'y présentait que dans Téloigne- ment.

Ce torrent de pensées tumultueuses ne cessa qu'an arrivant à sa cabane : frappé de sa vue , il resta immobile ; ses yeux attachés sur ces objets se remplirent de larmes. La perte de l'ami ver- tueux qui l'avait élevé , celle de sa liberté , la ré- pugnance qu^il sentit tout à coup pour une soli- tude totale ; la comparaison des sentimens de sa jeunesse avec ceux qull avait acquis dans le monde : tout affligeait son âme , tout déchirait son cœur. Cependant , faisant un effort sur lui- même , il entra dans ce Jieu désire et redouté en même temps. Les premiers jours se passèrent à rappeler dans

ESPAGNOLE. 4^7

*

son souvenir les préceptes de son ami , et à vain- cre sa délicatesse sur la privation des commo- dités , qui ne sont rien quand on ne les connaît pas , mais dont l'usage fait des besoins. Son amoiir reprit bientôt , dans le calme de la solitude , ce qu'il avait perdu d'empire dans le trouble de l'o- rage. Dom Alvar ne pensa plus qu'aux moyens de découvrir le sort d'Elvîre ; il en essaya plu- sieurs inutilement. Trop prés de la cour, dans un lieu le roi chassait souvent , pouvait -il faire quelques démarches sans risquer d'être décou- vert? Il crut que dans un endroit habité il pour- rait faire agir des gens inconnus , dont les re- cherches auraient plus de succès que les siennes.

Il n'eut pas plus tôt formé ce projet , qu'il partit pour l'exécuter , en observant de ne point suivre les routes ordinaires.

Il avait déjà marché près de deux jours lorsque, traversant un bois, il vit tout à coup fondre sur lui un homme l'épée à la main qui , sans lui donner le temps de se reconnaître , lui cria : Traî- tre , défends une vie que tu aurais perdre par le plus infâme supplice. Dom Âlvar, étonné , se mit en défense ; mais , reconnaissant en même temps dom Pèdre , loin d'attenter à ses jours , il ne fit que parer les coups qu'il lui portait avec ^ une fureur inexprimable. Arrêtez , dom Pèdre ,

468 NOUVELLE

lui criait-îl ; quelle est votre erreur ! reconnaisses le malheureux Alvar ; venez plutôt recevoir dans ses bras le témoignage de son amitié et de sa ten- dre reconnaissance.

Dom Pèdre était trop animé pour l'entendre ; comme dom AWar ne se défendait (|ue faiblement, il le saisit au collet , le terrassa , le menaçant de lui ôter la vie, s'il n'avouait tous ses crimes.

Dans ce moment une troupe d'archers , qui étaient dans le bois à la poursuite de plusieurs brigands , arrivèrent dans cet endroit : les prenant pour ceux qu'ils cherchaient, ils les enchaînèrent, les forcèrent de marcher^ sans aucun égard pour les menaces de dom Pèdre, ni pour les raisons que dom Alvar employait à leur faire connaître leur méprise. On les conduisit dans un fort assez près de ; on les mit dans le même cachot , en attendant , leur dit-on , qu'on les transférât dans la capitale , pour servir d'exemple à leurs sem- blables.

Ce fut que dom Alvar , sans penser à se plain- dre , plus occupé des reproches de son ami que de son propre malheur, lui en demanda l'explication.

Dom Pèdre, désespéré de l'ignominie son emportement venait de le conduire, ne la lui donna qu'avec toute l'amertume dont son âme était remplie.

ESPAGNOLE. 4^9

Il lui apprit qu'après son départ il avait été resserré plus étroitement dans sa prison ; que plu- sieurs jours s'étaient passés en confrontation de témoins qu'il avait tous confondus; qu'enfm le roi , ne trouvant pas de preuves suffisantes pour le convaincre d'aucun crime , s'était contenté de l'exiler; qu'on ne lui avait pas même permis de rentrer dans sa maison ; qu'il avait seulement appris qu'EIvire et Isabelle n'étaient plus à la cour.

En cet endroit dom Pèdre , dont l'humeur al- tière s'aigrissait par le récit de ses malheurs , dit . sans ménagement à dom Alvar que la conduite qu'il avait tenue dans le temps de sa faveur prou- vait assez son ingratitude et sa perfidie pour qu'il pût l'accuser sans injustice d'avoir enlevé sa sœur et sa maîtresse , qui étalent disparues le même jour que lui. Il ajouta à ce reproche tout ce que la prévention peut arracher à un cœur tendre, mais violent.

Il ne fut pas difficile à dom Alvar de se justifier. Le simple récit de ce qui s'était passé , ses regrets sut la perte d'Elvire , enfin la vérité , toujours aperçue quand elle est pure, ne laissèrent aucun soupçon dans le cœur de dom Pèdre : Tamitié , les remords , les excuses succédèrent à son em- portement; dom Alvar, aussi généreux que.ten-

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dre , ne pensa qu'à effacer du cœur de son ami le noble regret qu'il témoignait de l'avoir offensé. Réunis tous deux par la confiance et même par le désespoir , ils ne pensèrent dès-lors qu'à se con- soler mutuellement sur leur horrible destinée , qu'à imaginer les moyens de faire revenir Al- phonse de ses injustes préventions.

Le bonheur des rois répondrait aux apparences , s'ils ne trouvaient en eux-mêmes les bornes de leur pouvoir. Alphonse , qui faisait tant de mal- heureux, ne l'était moins que par l'impossibilité de l'être autant. Plus de six mois s'étaient écoulés avant que les chagrins qu'il s'était occasionnés lui-même fussent diminués ; il crut enfin avoir acquis assez d'indifférence pour soutenir sans fai- blesse la présence dTElvire; ou plutôt, se trom- pant lui-même, il cherchait à flatter son cœur par la vue d'un objet qu'il ne pouvait en arracher.

Il fit avertir la reine douairière qu'il irait le leç- demain lui rendre une visite. Il lui donnait rare- ment cette marque de respect ; aussi cet événe- ment répandit une joie générale dans sa triste cour. La vieille reine , qui , comme tous les gens de son âge , tenait encore au monde pour en sa- voir les nouvelles , mesurant la quantité qu*elle en apprendrait par la durée du temps qu'elle pas- serait avec son petit-fils , voulut prévenir son ar-

ESPAGNOLE. i^'JX

rivée ; elle fit apprêter ses équipages , aussi déla- brés que son château , et , le jour marqué , elle se mit en chemin pour aller à la rencontre du roi ; Elvire et Isabelle étaient du voyage.

La tristeElvire rêvait profondément aux moyens de tirer du roi ou de quelqu'un de sa suite des éclaircissemens sur le sort de son frère et de son amant : jusque-là elle n'avait pu en apprendre au- cune nouvelle.

Ses regards étaient sans dessein , quand tout à coup , frappée de la rencontre la moins attendue» elle fit un cri en s'élançanthors de la voiture , qui par bonheur était fort basse. Elle fut en un in- stant au milieu d'une troupe d'archers qui con- duisaient deux prisonniers : le changement de leur visage , l'horreur de leurs habillemens , les fers dont ils étaient chargés y ne l'avaient pas empê- chée de les reconnaître. Mon frère ! s'écriait-elle , 6 dieux ! mon cher frère , est-ce vous ? Elle le te- nait dans ses bras , qu'elle en doutait encore. Son premier mouvement fut la joie de retrouver tout ce qu'elle aimait ; mais , bientôt frappée de l'ap- pareil d'infamie qui les entourait , il sembla que sa vie ou sa raison allait l'abandonner. Saisie d'effroi , elle les quittait pour appeler le ciel et la terre à son secours. Elle revenait à dom Pèdre , le serrait plus étroitement dans ses bras : nulle

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suite dans ses pensées , nul ordre dans ses paroles ; sa douleur était un délire.

Dom Pèdre montrait moins de faiblesse; mais le désespoir était peint dans toute son action ; des mots entrecoupés exprimaient tour à tour sa fu-> reur , sa honte et son attendrissement. Dom Al- yar , malgré le poids de ses chaînes , était aux pieds d'Elvire ; il tenait une de ses mains qu'elle lui avait abandonnée , il la baignait de ses larmes ; Elvire jetait de temps en temps sur lui des re- gards mêlés de complaisance , dliorreur et de tendresse. Alvar , disait-elle , que nous sommes malheureux! Ils étaient tous trois trop occupés d'eux-mêmes pour apercevoir ce qui se passait auprès d'eux.

La reine , surprise de la fuite précipitée d'Et- vire , avait fait arrêter pour en savoir la cause. Isabelle , après avoir reconnu les prisonniers , était descendue ; elle courait pour joindre ses caresses à celles de son amie , lorsque le roi arriva.

Ce prince avait vu de loin ce qui s'était passé ; il avait cru reconnaître Elvire ; mais , ne compre- nant rien à sa démarche , il avait poussé son che- ?al pour s'éclalrcir plus tôt. Son impatience ne lui avait pas permis de s'arrêter avec la reine; il ne fit que la saluer en passant , et rejoignit Isa- belle au moment qu'elle arrivait. Voyez , lui dit-

ESPAGNOLE. 4?^

elle y le fruit de yos caprices. Vous en deyriez mourir de honte et de regret ; mais tous êtes roi. Alphonse , reconnaissant alors ses malheureux favoris , se sentit combattu de sentimens si op- posés , que , ne voulant céder ^ aucun , il allait s'éloigner , lorsque dom Pèdre , levant les yeux à la voix dlsabelle , plus saisi de fureur que d'é- tonnement de se voir près du roi , lui cria avec le ton du désespoir : Arrête , cruel ! repais tes yeux de l'état horrible tes injustes préventions nous ont conduits ! Tu veux usurper le nom de paci- fique , et tu mérites mieux celui de cruel que ton prédécesseur ; il n'a versé que du sang , et tu dé- chires les cœurs. Ton amitié est une tyrannie, tes bienfaits sont des malheurs , et notre reconnais- sance un supplice !

Au premier mot que dom Pèdre avait prononcé, Elvire, éperdue, l'avait quitté pour se jeter aux ge- noux du roi , qu'elle tenait fortement embrassés : Ah ! sire , lui criait-elle , ne vous offensez pas des paroles que le désespoir arrache à mon malheu- reux frère : son crime ne commence que de ce moment ; pardonnez tout à l'excès de son infor- tune. Vous l'avez aimé : ah ! dieux ! jetez les yeux sur lui! vous aimez la vertu, secourez-la. Mes larmes.... ma douleur.... nos malheurs.. •• hélas! ils sont sans bornes.

/ï74 NOUVELLE

Le roi , plongé dans une profonde rêverie 9 ne répondait que par des regards sombres et distraits qu'il jetait alternativement sur le frère et la sœur. Elvire , persuadée qu'ils annonçaient la perte de ce qu'elle avait de plus cher, n'écoutant que son désespoir , fut se jeter entre son frère et son amant. Je ne veux plus t'entendre , tyran inflexible , con- tinua-t-elle en parlant au roi ; nous expirerons à tes yeux ; mais tu ne seras pas le maître du mo- ment , nous te ravirons le plaisir barbare de l'or- donner....

Mon , vous ne mourrez pas , s'écria le roi , vous êtes plus mes tyrans que je ne suis \t vôtre ; mes regrets me rendraient plus malheureux que vous, si mon juste ressentiment triomphait de ma clé- mence. Voyez , madame , continua le roi en s'ap- prochant d 'Elvire , voyez si votre frère était cou- pable ; voyez s'il mérite la grâce que je lui accorde. Elvire prit un papier que le roi lui présentait , et que dom Alvar reconnut aussitôt pour le fatal pro- ' jet de conjuration qui avait coûté la vie à son père. Ah ! sire , s'écria-t-il , quelle preuve plus convain- cante pouviez-vous avoir de l'innocence de dom Pèdre ? En même temps il apprit au roi l'origine de ce funeste écrit ; il lui fit remarquer qu'étant sans nom et sans date, il n'avait pas été difficile aux ennemis de dom Pèdre d'en imposer au roi

ESPAGNOLE. 4?^

en rapprochant les circonstances. Cela doit être vrai , sire , dit Isabelle quand dom Alvar eut cessé de parler; car j'ai trouvé ce papier dans la forêt le même jour que nous y rencontrâmes dom Al- var ; voyant qu'il était écrit en portugais , que je n'entends pas , la curiosité me le fit donner à dom Rodrigue pour le traduire. Mille occupations se*- rieuses que j'ai eues depuis m'ont fait oublier de le lui reprendre. Voilà comme les rois , ajoutâ- t-elle en haussant les épaules , croient faire grâce quand ils ne font que justice.

0 ciel ! s'écria Alphonse , que le trône renferme d'écueilspour la vertu! Me pardonnerez-vous mon erreur, belle Elvire ? lui dit-il en prenant sa main, qu'il présenta à dom Alvar ; ne suis-je pas assez puni par la perte de votre cœur ? En vous unissant à ce que vous aimez, est-ce assez expier mon crime ? Allons , continua-t-il ( en détachant lui- même les fers de ses favoris , et ne dédaignant pas de les embrasser ) , venez éprouver si la vertu m'est chère. L'excès de mes bontés surpassera celui de vos malheurs : aimez -moi, s'il se 'peut; mais, dussiez-vous être ingrats , le bonheur d'en faire surpasse la peine d'en rencontrer.

FIN.

TABLE

Notice sur m— de grafigny Pa^. i

AVERTISSEMENT 5

INTRODUCTION HISTORIQUE AUX LETTRES PÉRU- VIENNES 9

LETTRE PREMIÈRE. Les Espagnols entrent avec violence dans le temple du Soleil , en arrachent Zilia , qoi consenre heureusement ses fuipoê , avec lesquels elle eiprime ses in-> fortunes et sa tendresse pour Au. 17

LETTRE II. Zilia rappelle à Aza le jour il s'est offert la pre- mière fois à sa vue , et il lui apprit qu'elle deviendrait son épouse a3

LETTRE III. Les Espagnols transportent pendant la nuit Zilia dans un vaisseau. Prise du vaisseau espagnol par les Français. Surprise de Zilia à la vue des nouveaux objets qui l'environ- nent. . 5i

LETTRE IV. Abattement et maladie de Zilia ; amour et soins de Déterville 36

LETTRE V. Idées confuses de Zilia sur les secours qu'on lui donne et sur les marques de tendresse de Détervllli* 4>

LETTRE VI. Rétablissement de Zilia. Son étonnement et son désespoir en se voyant sur un vaisseau. Elle veut se précipiter dans la mer 4^

LETTRE VII. Zilia, qu'on empêche de se précipiter, se repcnt de son projet. 4 j

LETTRE VIII. Zilia ranime ses espérances à la vue de la terre. 5o

LETTRE IX. Reconnaissance de Zilia pour les complaisances de Déterville. . -. 52

LETTRE X. Débarquement de Zilia en France. Son erreur en se voyant dans un miroir. Son admiration à l'occasion de ce phénomène , dont elle ne peut comprendre la cause 56

478 TABLE.

LETTRE XI. Jugement que porte ZUia des Frtnçaû et de leurs manières ^^- ^9

LETTRE XII. Transports de Déterville, modérés tout à coop

par 4e respect. Réfl4|i|ions de Zilia sur l'état de Déterville,

dont elle ignore la cause. Sa nouvelle surprise en se voyant

, dans un carrosse. Son admiration à la vue des beautés de la

nature 64

LETTRE XIII. Arrivée de Zilia à Paris. Elle est différemment accueillie de la mère et de la sœur de Déterville 71

LETTRE XIV. Mortiacations qu'essuie Zilia dans un cercle de différentes personnes 78

LETTRE XV. Admiration de Zilia pour les présens que Dé- terville lui fait.. Si

LETTRE XVI. Zilia apprend la langue française. Ses réflexions sur le caractère de notre nation 84.

LETTRE XVII. Parallèle que fait Zilia de nos différens spec- tacles... < 88

LETTRE XVIII. Zilia détrompée, et éclairée sur son malheur par les connaissances qu'elle acquiert. 91

LETTRE XIX. Zilia dans un couvent avec Céline, svur de DéterviUe. Elle est la confidente des amours de Céline 94

LETTRE XX. Peinture que fait Zilia de nos usages d'après ses lectures. 99

LETTRE XXI. On envoie un religieux à Zilia pour lui faire embrasser le christianisme. Il lui apprend la cause des évé- nemens qu'elle a subis , et s'efforce de la détourner du dessein qu'elle forme de retourner vers Aza loS

LETTI^E XXII. Indignation de Zilia occasionnée par tout ce que lui dit le religieux des auteurs et de son amour pour Axa. 106

LETTRE XXIII. Retour de Déterville de l'armée. Son entre- tien avec Zilia , qui lui témoigne la reconnaissance la plut vive , mais en conservant toujours tout son amour pour Aza. Douleur de Déterville. Générosité de son amour. Reproche de Céline à Zilia 110

LETTRE XXIV. Maladie de ZiUa. Refroidissement de Céline à son égard. Mort de la mère de Déterville. Remords de Zilia , et à quelle occasion 1 >9

J

\

TABLE. 479

LETTRE XX¥. DétenrUle initruH JKilia sur le sort d'Aza, qu'elle veut aller troaver en Espagne. Détenrille , au déses- poir, consent à ses désirs Pag, i ai

LETTRE XXVI. Zilia , déterminée par les raisons de Déter- ▼ille , se résout à attendre Au i aj

LETTRE XXVII. Toute l'amitié de Céline rendue à Zilia, et à quelle occasion. Noble fierté de Zilia , qui refuse les présens que Céline veut lui faire. On apporte à Zilia des coffres pleins des ornemens du temple du Soleil. Billet de Détenrille. Libé- ralité de Zilia. i3o

LETTRE XXVIII. Zilia témoigne à Aza l'étonnement l'a jetée le spectacle de nos jardins , jets d'eau , etc i58

LETTRE XXIX. Zilia moralise sur la vanité , la frivolité et la politesse des Français. i4i

LETTRE XXX. Zilia se plaint à Aza de ce que Déterville évite de se remontrer auprès d'elle. Motif de sa tristesse à ce sujet. 149

LETTRE XXXI. Rencontre imprévue de Zilia et de Déter- ville. Leur entretien. Alarmes et soupçons de Zilia sur la fidé- lité d'Aza , dont elle a appris le changement de religion. ... i5i

LETTRE XXXII. Impatience de Zilia sur l'arrivée d'Aza. Elle demeure avec Céline et son mari , qui la répandent dans le grand monde. Ses 0 exions sur le caractère des Français. iSj

LETTRE XXXIII. Suite des réflexions de Zilia sur le carac- tère des Français , surtout à l'égard des femmes 161

LETTRE XXXIV. Zilia continue ses réflexions sur les mœurs de la nation française. i64

LETTRE XXXV. Déterville , avec une partie des richesses de Zilia , lui fait l'acquisition d'une terre 9 , sans l'avoir pré- venue , il lui donne une fête agréable. . . .4 174

LETTRE XXXVI. Transports de Zilia à la nouvelle de la pro- chaine arrivée d'Aza 1S4

LETTRE XXXVII. av cbivalisb DinaviLLB, a ¥Alti. Arrivée d'Aza. Reproches de Zilia à Déterville , qui s'est retiré à Malte. Ses soupçons fondés sur le froid de l'abord de son amant. . . . - 186

LETTRE XXXVIII. ad chivauib sitfeaviLLa, a maltb. Aza infidèle. Comment et par quel motif. Désespoir de Zilia. ... 189

480 TABLE.

LETTRE XXXIX. ad giiyaliii sAtiitilu, a iialtb. Aj^. quitte Zîlia pour retourner en Eftpagne et »'y marier. . P^i^- t9>

LETTRE XL. Zilia cherche dans la retraite la coniolation à ses douleurs. i^

LETTRE XLI ET DERÏ^IÈRE. ao cmtaliib oÉTBaYii.i.K ,

A PAB1S. Zilia témoigne à Détenrille la constante résolution elle est de n'avoir jamau pour lui d'autres sentimens qae ceux de l'amitié ..^. ...... 197

GÉNIE , comédie en cinq actes . soi

VERS A M— DE GRAFIGKr , SVR CÉNIE ,a5

LA FILLE D'ARISTIDE, comédie e^ cinq actes 5oi

NOUVELLE ESPAGNOLE 4i5

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